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Qatar 2022: le Mondial de la honte?

On fait le point sur un tournoi controversé.

Mardi 10 mars 2021: le compte Twitter officiel de la Roja, l’équipe nationale espagnole, annonce que la sélection entamera sa campagne de qualifications pour la Coupe du monde « face à la Grèce, la Géorgie et le territoire du Kosovo. » De plus, l’Espagne ne hissera pas le drapeau kosovar ni ne jouera l’hymne de ce pays des Balkans. Les visiteurs avalent leur café de travers et annoncent que dans ce cas, ils boycotteront le match. L’Espagne ne reconnaît en effet pas l’indépendance du Kosovo, car elle craint que les séparatistes catalans ne s’engouffrent dans la brèche. Les deux fédérations finissent par trouver un accord, mais cette petite anecdote démontre bien à quel point le sport et la politique sont étroitement liés.

Le monde du football a besoin de normes et de valeurs. Nous ne franchirons pas la ligne. »

Tom Høgli

C’est aussi ce qu’on pense à Tromsø. Il y a un mois, le club norvégien a été le premier club professionnel à déclarer ouvertement vouloir boycotter la Coupe du monde 2022 au Qatar. Une réaction à une enquête du Guardian selon laquelle au moins 6.500 travailleurs immigrés seraient morts depuis 2010, moment où le pays du Golfe a entamé de gigantesques travaux pour préparer son Mondial.

La fédération norvégienne, une institution démocratique dont les clubs font partie, votera peut-être bientôt le boycott de la compétition. Si c’est le cas, son équipe nationale ne se rendra pas au Moyen-Orient, même si elle se qualifie. « Un geste noble, mais peu significatif si les autres ne suivent pas », estime Ivan De Witte, président de La Gantoise. « Ça n’empêchera personne de dormir. »

TomHøgli, ex-joueur norvégien du Club Bruges, est aujourd’hui responsable du projet « société et développement durable » à Tromsø. Il explique sur le média américain en ligne The Athletic ce qui a poussé son club à agir. « Le monde du football a besoin de normes et de valeurs. La FIFA doit déterminer des critères éthiques. Nous ne franchirons pas la ligne et nous estimons qu’il est temps de passer à la prochaine étape. »

Kafala, salaires en retard et chaleur suffocante

Depuis l’attribution de la Coupe du monde 2022, en 2010, le Qatar suscite la controverse. Les États-Unis étaient les grands favoris pour l’organisation, mais lorsque le président de la FIFA, Sepp Blatter, a sorti le nom de cet État pétrolier de l’enveloppe, une onde de choc a secoué le monde.

« Le Qatar, c’est un choix économique, le sport est le grand perdant », réagissait Marc Wilmots, alors sélectionneur national belge. Blatter défendait le choix du Qatar en expliquant qu’aucun tournoi de la FIFA n’avait jamais eu lieu au Moyen-Orient. On parlait déjà de corruption et cela s’est vérifié plus tard. Une enquête a démontré que des commissaires de la FIFA ont été achetés pour voter non seulement pour le Qatar 2022, mais aussi pour la Russie 2018. Il n’a cependant jamais été question de retirer l’organisation à ces pays. Même pas en 2013, lorsque les premiers rapports sur les conditions de travail abominables des travailleurs immigrés engagés au Qatar pour la construction des infrastructures ont été publiés.

Des milliers de travailleurs étrangers ont été utilisés pour construire les stades.
Des milliers de travailleurs étrangers ont été utilisés pour construire les stades.© BELGAIMAGE

Pour cette compétition, le Qatar a non seulement construit huit stades spectaculaires, mais il a également aménagé tout un réseau de transports et de nombreux hôtels destinés à accueillir les supporters du monde entier. Le fait que le Qatar, comme de nombreux pays arabes, fasse appel au système de recrutement de la kafala, a également fait froncer les sourcils en Occident. La traduction libre de kafala, c’est « sponsoring ». En pratique, les travailleurs immigrés de pays africains ou asiatiques se voient attribuer un sponsor. Ces sponsors sont souvent des entreprises de construction qui traitent ces travailleurs comme des esclaves. En échange d’un petit salaire et d’un endroit pour dormir, ces ouvriers à la recherche d’une vie meilleure exécutent le boulot. Ils ne peuvent pas changer de job, sauf si l’entreprise les y autorise, et ils ne peuvent pas quitter le pays non plus. Ils vivent dans des camps misérables, travaillent dix heures par jour sous une chaleur suffocante et sont souvent payés en retard, voire pas du tout. Amnesty International parle de « Coupe du monde de la honte ».

Nous voulons que la Coupe du monde serve de levier à des réformes concernant toutes les formes de discrimination. »

Peter Bossaert, CEO de l’Union belge

PeterBossaert, CEO de l’Union belge, réagit: « L’élection de 2010 ne s’est pas déroulée correctement, mais il n’est pas souhaitable de boycotter l’événement, sans quoi ces travailleurs seraient renvoyés chez eux, où ils gagneraient encore moins. »

En septembre dernier, une nouvelle législation du travail a affaibli le système de la kafala et le salaire minimum a été porté à 400 euros par mois, ce qui reste très peu aux normes du Qatar. Les travailleurs n’ont plus besoin de l’autorisation de leur patron pour changer de boulot et il y a désormais des exigences minimales en termes de logement et d’alimentation. Mais encore faut-il que cette loi soit appliquée, ce qui n’est pas toujours le cas. « La FIFA est notre partenaire, nous espérons qu’elle fera pression sur le régime et qu’elle communiquera avec nous sur le sujet », ajoute le CEO de la fédération.

Les problèmes humanitaires du Qatar ne s’arrêtent pas là. La législation du pays ne respecte pas les droits de la communauté LGBTQIA+ et ne met pas les femmes sur le même pied que les hommes. L’homosexualité est illégale et les gays ne sont donc pas protégés. « Ce sera un événement sans frontière, mais les homos feraient mieux de se cacher », avait dit Sepp Blatter en 2010.

Quant aux droits des femmes, remember la finale de la Coupe du monde des clubs, en février, quand le cheikh qatari Joaan bin Hamad bin Khalifa Al Thani s’est abstenu de saluer les arbitres féminines Edina Alves Batista et Neuza Back alors que, peu avant, il avait adressé un check du poing aux arbitres masculins. « Actuellement, les travailleurs immigrés focalisent toute l’attention, mais nous voulons que la Coupe du monde serve de levier à des réformes concernant toutes les formes de discrimination », dit Bossaert.

Plus d’activisme

Depuis le rapport du Guardian, de plus en plus de voix appellent au boycott de la Coupe du monde. Outre Tromsø, six autres clubs norvégiens y sont favorables. Deux d’entre eux demandent aux autres de refuser du sponsoring ou des stages au Qatar. Néanmoins, plusieurs organisations des droits de l’Homme estiment que le Mondial doit avoir lieu, afin d’éviter que les travailleurs ne soient encore davantage sacrifiés.

Pour le ministre flamand du Sport Ben Weyts, le boycott n’est pas une bonne idée. « Le Qatar était déjà comme ça il y a dix ans. Si on l’a laissé posé sa candidature, on ne doit plus se demander s’il faut y aller ou pas. Le sport sert de catalyseur à beaucoup de bonnes choses: utilisons-le pour dénoncer les atteintes fondamentales aux droits de l’Homme. » Ivan De Witte le suit: « Le problème, c’est d’avoir désigné le Qatar. »

La question fait encore plus débat aux Pays-Bas. L’entreprise de pelouses Hendriks Graszoden a décidé de ne pas aménager de terrains au Qatar, tandis que les leaders des partis ChristenUnie et D66 appellent aussi au boycott. Plusieurs émissions de télévision ont abordé le problème et le magazine Voetbal International en a fait sa Une. Chez nous, à part un court passage dans Extra Time, on n’en parle pratiquement pas.

Il y a deux semaines, lorsque nous avons demandé à l’Union belge de réagir, on nous a fait savoir qu’on enverrait un communiqué la semaine suivante. « Il est vrai que les Néerlandais sont plus actifs », dit Peter Bossaert. « Avec ce communiqué, on en parlera davantage, mais il n’appartient pas à la fédération de clore le débat: le processus doit évoluer. »

« Ensemble, on parle plus fort »

Le Qatar 2022 n’est pas le premier événement sportif qui suscite la controverse, loin s’en faut. Dans un passé récent, des travailleurs immigrés ont aussi été engagés avant les Jeux Olympiques de Pékin, mais la critique a été censurée et des quartiers entiers ont été démolis pour faire place aux infrastructures. Sans parler de la Coupe du monde 2010 en Afrique du Sud, où on a enlevé des pauvres de la rue pour les parquer dans des « zones temporaires de relocalisation ».

Plus récemment, le Qatar a même organisé les championnats du monde de cyclisme et d’athlétisme. « Et personne n’a rien dit », fait remarquer Bossaert. « Des missions commerciales internationales se rendent aussi régulièrement au Qatar. » Mais la Coupe du monde, c’est autre chose. Jamais autant de voix ne se sont fait entendre. La pression internationale est plus forte que jamais.

Ne peut-on pas attendre plus d’une fédération qui se targue de mettre en valeur la diversité et de lutter contre la discrimination? Nos Diables rouges ont mis un genou à terre pour soutenir le mouvement international Black Lives Matter. Que feront-ils au Qatar? « Au cours d’un stage, nous allons informer les joueurs et nous en parlerons », dit le CEO. « Nous devons utiliser la force du football pour faire en sorte que les choses s’améliorent. »

Mais comme le répète Bossaert, c’est la pression internationale qui compte. « Je n’approuve absolument rien, mais le Qatar est le seul pays de la région du Golfe qui a procédé à des réformes, c’est donc la preuve que ça marche. » Actuellement, l’Union belge discute sérieusement avec quelques fédérations occidentales, dont les Pays-Bas, afin de savoir comment se faire entendre avant et pendant le tournoi. « Ensemble, on parle plus fort. »

Un paragraphe concernant les droits de l’Homme a été ajouté à la procédure de candidatures. On peut l’interpréter différemment selon les pays. « Les droits de l’Homme doivent être respectés, mais en matière de fonctionnement, la FIFA est comparable aux Nations Unies », dit Peter Bossaert. « On ne peut donc pas tout analyser d’un point de vue occidental. »

Il voudrait y ajouter un paragraphe concernant l’écologie et le développement durable. « On ne peut pas construire des stades pour les démolir ou les laisser vides par la suite, car l’impact sur la planète ne dure pas un mois. Notre dossier de candidature pour la Coupe du monde féminine 2027, avec les Pays-Bas et l’Allemagne, doit montrer que c’est possible. Plus tard, nous pourrons peut-être utiliser cette expérience pour nous porter candidats à l’organisation d’un championnat du monde masculin. »

Par Sebastiaan Van Praet et Robben Scheire

Le Qatar et le Sportswashing

En organisant de nombreux événements sportifs, le Qatar pratique le sportswashing, un phénomène qui consiste à redorer son blason à travers le sport. C’est ce que la Chine a fait avec les Jeux Olympiques en 2008 et l’Arabie saoudite avec l’Ad Diryah ePrix, notamment. Le Qatar a également investi beaucoup d’argent dans l’organisation d’événements sportifs. Rien que pour la Coupe du monde de football, il a déjà dépensé 168 milliards d’euros. Le pays veut notamment démontrer qu’il se préoccupe de la santé et du bien-être. Un message important, car 70% de la population du pays serait en surpoids.

Le Qatar s’invite aussi dans le football européen. Qatar Airways, un des gros sponsors du Mondial, verse des millions à l’AS Rome et au FC Barcelone. Qatari Sports Investments, la holding dirigée par l’État qatari, a acheté le PSG en 2011. Le Qatari Nasser Al-Khelaifi est le président club parisien et a été élu au comité de l’UEFA. Le Qatar a ainsi de plus en plus d’influence sur le Vieux continent. De nombreux clubs européens – le Bayern Munich, l’Ajax, mais aussi le Club Bruges et Eupen – vont régulièrement en stage au Qatar en hiver.

Et il n’y a pas que le football. C’est ainsi que les championnats du monde d’athlétisme, de cyclisme, de gymnastique et de handball ont été organisés là-bas également. En handball, le pays hôte a même atteint la finale avec une équipe pratiquement composée de joueurs naturalisés. Des Espagnols, des Monténégrins et des Français rassemblés sous la bannière qatarie. On a aussi soupçonné les arbitres d’avoir donné un coup de pouce au pays organisateur, mais sans pouvoir le prouver.

Il est donc possible d’utiliser le sport pour redorer l’image d’une nation, encore faut il faire bonne impression. Et jusqu’ici, le Qatar n’y parvient pas. Lors des championnats du monde d’athlétisme à Doha, le stade était pratiquement vide. Même en distribuant les tickets gratuitement, il n’a pas été possible de remplir les tribunes. Les athlètes ont dû courir sous une chaleur étouffante – parfois même la nuit – et les cérémonies ne ressemblaient à rien. La polémique qui précède la Coupe du monde de football n’aide pas non plus le Qatar à retrouver de la crédibilité.

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