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Rod Laver, the Rocket

Il y a 50 ans, Rod Laver (80 ans) remportait pour la deuxième fois de sa carrière les quatre tournois du Grand Chelem au cours de la même année, un exploit qu’aucun tennisman n’a plus jamais réalisé depuis lors. A la faveur de ‘son’ Australian Open, voici un portrait de The Rocket.

C’était fin juillet 1998 et il faisait une chaleur torride à Los Angeles. Alex Gibney réalisait pour ESPN une série consacrée aux plus grands sportifs du XXe siècle lorsque son invité a demandé à ce que l’interview soit interrompue. Le septuagénaire avait du mal à trouver ses mots et se sentait pris de vertiges. Il titubait sur le tapis, est tombé et s’est mis à vomir. Gibney a directement compris ce qu’il se passait. Son invité avait été victime, comme son père quelques années plus tôt, d’une attaque cérébrale.

Il a téléphoné aux urgences et est resté aux côtés de son invité, qui a été pris en charge par une équipe de neurologues à l’hôpital.  » L’un des médecins lui a demandé s’il se souvenait encore de son nom.  » Rod Laver « , a-t-il répondu. Puis, le médecin lui a demandé quelle était sa profession.  » Joueur de tennis.  »

Le neurologue l’a regardé d’un air étonné.  » Et je n’étais pas mauvais, vous savez.  » Onze tournois du Grand Chelem à son palmarès, et le seul joueur de l’histoire à avoir remporté tous les tournois majeurs la même année en 1962 et ’69. C’est cela qu’il appelait  » pas mauvais « . C’était typique de Rod. Un homme modeste et affable. Les analystes s’accordent sur le fait qu’il aurait dû remporter davantage de tournois du Grand Chelem. Car lorsqu’il est devenu professionnel après son premier Grand Chelem complet, on lui a interdit de participer à ces mêmes compétitions entre 1963 et ’67 sous prétexte qu’il était professionnel.

Les historiens du tennis sont convaincus que, pendant ces cinq ans, il aurait remporté au moins la moitié des 21 tournois majeurs qu’il avait loupé. Et, dans ce cas, il surpasserait toujours Roger Federer dans la hiérarchie. L’an passé, en Australie, le Suisse a remporté son 20e titre.

 » C’est possible « , a reconnu Federer, qui a reçu son trophée des mains de Laver en janvier 2006 à Melbourne.  » Je me souviens que j’avais fondu en larmes ce jour-là. Rod est une légende.  »

Taches de rousseur

Rodney George Laver a grandi dans le Queensland, au nord-est de l’ Australie, où la vie est rude et le climat suffoquant. Son père Roy travaillait de longues journées comme cattleman – éleveur de bétail – dans une ferme, mais était passionné de tennis depuis sa plus tendre enfance et bien décidé à transmettre le virus du sport à ses trois fils Trevor, Bob et Rod.

Ce n’était pas la place qui manquait dans un domaine de 10.000 hectares, où les trois garçons ont dessiné eux-mêmes leur premier terrain.  » Nous tapions dans les fourmilières géantes, nous broyions la boue pétrifiée et en la mélangeant avec de l’argile, nous obtenions une sorte de brique pilée « , a raconté Laver bien des années plus tard. Ils traçaient des lignes dans un sol très sec, et devaient l’arroser tous les soirs, sous peine de voir leur précieux petit terrain soufflé par le vent…

Les Laver habitaient une contrée isolée. Il n’y avait pas d’école dans les environs, et le courrier arrivait toujours avec un certain retard.  » Je n’avais aucun centre d’intérêt. Bien plus tard, lorsque j’ai rencontré ma femme, j’avais bien du mal à trouver un sujet de conversation avec Mary et ses amies. Elle était érudite et passionnée d’art. Elle m’a encouragé, moi le simple fils de fermier du bush, à élargir mon horizon intellectuel, et elle y est parvenue. Parfois, j’avais même l’impression que j’avais quelque chose d’intéressant à raconter « , a souligné le cadet des Laver, qui s’est décrit lui-même, avec beaucoup d’humour, comme  » un adolescent aux cheveux roux, aux oreilles décollées et 49.000 taches de rousseur « .

Rod Laver, the Rocket
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Lorsqu’il avait dix ans, la famille a déménagé à Rockhampton, où son père avait décroché un emploi mieux payé comme boucher. Les trois frères ont eu du mal à faire leurs adieux à leur petit terrain, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent pour la première fois dans le club de tennis de Rockhampton.  » C’est là que je me suis rendu compte, pour la première fois, que j’avais plus de talent que mes frères. Personne n’aimait jouer contre ce petit garçon gaucher.  »

Champion ou nul

Rod était assidu et jouait par tous les temps. Même sous le soleil brûlant du Queensland, Il glissait quelques feuilles de chou sous sa petite casquette, ce qui lui gardait la tête froide et sèche. Dans le jardin, les Laver avaient encore aménagé un petit terrain. Cette fois, avec de la vase et un éclairage qui leur permettait encore de jouer le soir.

A 11 ans, Rod s’est inscrit aux tournois Juniors du Queensland, le plus grand Etat de l’Australie. Il se levait à deux heures du matin, pendant que sa mère ( Melba) préparait les sandwiches et le thé, pour parcourir 600 kilomètres jusqu’à Brisbane, afin de jouer un petit match de tennis et rentrer encore à la maison le soir même. Pour refaire le même trajet le lendemain, en cas de victoire.

Charlie Hollis, un ami de son père qui fut instructeur de tir pendant la Deuxième Guerre mondiale, était un professeur de tennis réputé. Il a appliqué ses méthodes de l’armée au jeune Espoir. Il engueulait les enfants qui ne se donnaient pas à fond et prônait un tennis agressif. Pour Hollis, il n’y avait pas de juste milieu. On était un champion ou un nul.

Un champion, Rod en deviendrait un, a-t-il prédit un soir après que le petit Laver – qui n’avait encore que dix ans – eut échangé quelques balles, pieds nus et en pyjama, avec mister Hollis.  » Il n’est encore qu’un nain, mais il a tout pour gagner un jour Wimbledon. Je serais d’accord de coacher ce garçon gratuitement.  »

Laver a sué sang et eau pendant les entraînements, mais il est devenu un joueur très polyvalent qui s’appuyait sur une condition physique irréprochable.  » J’étais encore petit, mais je courais des heures dans la chaleur tropicale du Queensland, je travaillais inlassablement et je renforçais mon avant-bras en tapant toute la journée dans des balles de squash.  »

Des leçons pour la vie

Car, avertit Charlie : il devait être assez fort pour réaliser un revers, un geste révolutionnaire à l’époque. Charlie estimait qu’il était encore trop gentil avec ses adversaires et jetait trop facilement le gant.  » Ne jamais abandonner !  » Et :  » Écrase ton opposant en gagnant 6/0 6/0 !  » Des leçons pour la vie.

Lorsqu’il a remporté son premier tournoi du Grand Chelem à l’Open d’Australie en 1960, il avait renversé une situation très compromise face à Neale Fraser, le numéro un mondial : il avait perdu les deux premiers sets et sauvé une balle de match à 5/4 dans le quatrième set.  » Je pensais continuellement à Charlie : je ne voulais pas perdre et j’étais bien décidé à gagner.  » Il a gagné 8/6 et 8/6.

Les adversaires regardaient d’un air étonné les exploits de ce lutin de 163 centimètres – il n’allait jamais dépasser le 1m73 – qui suivait les traces de Lew Hoad, de cinq ans son aîné. Mais Laver était en train d’écrire sa propre histoire. Harry Hopman le constatait également, lui qui était considéré comme le meilleur coach du monde dans les années ’50 et ’60 et qui a dirigé seize (16 ! ) fois son pays en Coupe Davis. Hopman était impressionné par l’arsenal de coups de Laver, mais le trouvait trop maigre et surtout trop lent.

 » C’est la raison pour laquelle je l’ai surnommé The Rocket. De manière ironique, car il était le plus lent de sa génération.  » Roy Emerson, qui deviendra l’un de ses plus sérieux rivaux, faisait aussi partie des 24 élus du Hopmanclinic. Emerson était une bête sur le plan physique. En s’adjugeant 12 titres en Grand Chelem, il a placé la barre très haut pour Laver.

 » Lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première fois, Rod avait 14 ans. Il portait un chapeau de cowboy ridicule et n’arrivait pas à mes épaules. Mais lorsqu’il s’est mis à taper des balles, on voyait immédiatement qu’il n’avait besoin que d’une chose : devenir plus costaud.  »

Ambassadeur de Dunlop

Pour Laver, cela signifiait : s’entraîner davantage. A 14 ans, il a cherché un boulot qu’il pouvait combiner avec le tennis. Slazenger l’a refusé, mais le grand rival Dunlop a décelé un certain talent chez ce petit rouquin australien qui est devenu une sorte de garçon à tout faire : commis, messager, magasinier. Il a parcouru le Queensland en tant qu’ambassadeur de la firme britannique afin de promouvoir les raquettes et les balles, et quelques mois plus tard, il est devenu le cordeur attitré de Dunlop à Brisbane.

En mai 1956, le monde s’est ouvert pour le jeune bush boy de 17 ans, qui a parcouru l’Europe et les États-Unis pendant cinq mois avec Hopman grâce au soutien financier d’un millionnaire tasmanien. Il a été éliminé au premier tour à Roland-Garros, Wimbledon et Forest Hills (US Open) mais il a brillé dans les tournois Juniors : finale à Wimbledon et victoire à l’US Open. Quelques mois plus tard, le petit Australien a triomphé sur le gazon du Kooyong Lawn Tennis Club de Melbourne en remportant l’Open d’Australie.

Après son service militaire obligatoire, il semblait prêt à conquérir le monde, mais le tennis traversait une période difficile.  » Dans certains tournois, il n’y avait ni vestiaires ni toilettes, et de temps en temps, on faisait appel à un spectateur dans les tribunes parce qu’il n’y avait pas d’arbitre officiel. Il n’y avait pas de chaises le long du terrain. Et les joueurs voulaient gagner plus d’argent. Ou, du moins, ne pas devoir payer pour pratiquer leur sport.  »

Ken Rosewall (8 tournois du Grand Chelem), Frank Sedgman (5) et son bon ami Lew Hoad (4) figuraient parmi les joueurs qui ont abandonné leur statut d’amateur pour devenir professionnnels, ce qui leur interdisait de participer à la Coupe Davis et aux tournois du Grand Chelem. Le champ des participants s’est donc rétréci, et c’est dans ces circonstances que Laver a remporté son premier tournoi du Grand Chelem l’Open d’Australie en janvier 1960 contre Neale Fraser.

Sur les traces de Budge

Le promoteur de tennis américain Jack Kramer, ancien numéro un mondial, a proposé un contrat professionnel de 33.600 dollars (29.497 euros) à Laver après son premier sacre à Wimbledon (1961), mais l’Australien a tenu bon. Car, avec deux titres dans les tournois du Grand Chelem et quatre finales en huit tournois entre 1960 et 1961, il rêvait d’imiter Don Budge, qui avait réussi le Grand Chelem complet – remporter les quatre tournois la même année – en 1938.

Avec un régime diététique particulier pour les matches – des oeufs avec… du steak – il a remporté la finale de l’Open d’Australie en janvier 1962 contre Roy Emerson, il a récidivé à Paris en cinq sets, et à Londres il a battu son compatriote Martin Mulligan. Quelques semaines après son 24e anniversaire, il a réalisé son grand rêve, à Forest Hills, de nouveau contre Emerson.

Laver constatait que les joueurs amateurs étaient largement sous-payés : pour ses deux victoires consécutives à Wimbledon, il a reçu un chèque d’une valeur de… 20 euros. Il s’est remis à table avec l’International Professional Tennis Players Association et a signé un contrat de 110.000 dollars (96.600 euros).  » Du jour au lendemain, j’étais devenu un paria. Les joueurs qui devenaient professionnels étaient diabolisés « , dit-il.

Comme Rocky

La séparation entre les professionnels et les amateurs ne pouvait pas résister très longtemps. Les organisateurs de tournois du Grand Chelem s’en rendaient compte eux-mêmes, eux qui offraient des primes de départ et des indemnités de plus en plus élevées à des joueurs très moyens.

 » Une situation hypocrite « , a estimé la fédération britannique de tennis, qui a ouvert la voie à une ère Open en 1968 : amateurs et professionnels réunis. L’année suivante, Laver a remporté, à 31 ans et malgré un tennis-elbow, son deuxième Grand Chelem complet. Dave Anderson, un journaliste du New York Times, était impressionné par son apparence physique.  » J’ai enroulé un mètre-ruban autour de son avant-bras gauche : 30 centimètres, comme le bras de Rocky Marciano, champion du monde des poids lourds en boxe.  »

Sous les ailes de Mark McCormack, fondateur de l’International Management Group (IMG) et selon Sports Illustrated ‘The Most Powerful Man In Sport’, il a conclu des accords de sponsoring lucratifs et est devenu en 1971 le premier joueur de l’histoire à franchir le cap magique du million de dollars (880.000 euros) en prize-money.

Laver en chiffres

Rod Laver, the Rocket
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5

Le nombre de victoires en Coupe Davis (1959, 1960, 1961, 1962, 1973).

8

Les joueurs qui ont réussi un Career Grand Slam, c’est-à-dire gagner les quatre tournois majeurs mais pas au cours de la même année : Rod Laver, Fred Perry, Don Budge, Roy Emerson, Andre Agassi, Roger Federer, Rafael Nadal et Novak Djokovic.

11

Le nombre de victoires en Grand Chelem dans les tournois de simple, ce qui lui vaut toujours la sixième place du classement, à égalité avec Björn Borg. Seuls Roger Federer (20), Rafael Nadal (17), Pete Sampras et Novak Djokovic (14) et Roy Emerson (12) ont fait mieux.

12

Le nombre de finales perdues en tournoi du Grand Chelem : 6 en simple, 6 en double.

20

Le nombre de victoires en tournois du Grand Chelem en simple et en double, soit autant que Roger Federer. Sept joueurs ont remporté plus de tournois majeurs : Roy Emerson (28), John Newcombe (26), Todd Woodbridge et Bob Bryan (23), Frank Sedgman et Mike Bryan (22) et Bill Tilden (20)

200

Le nombre de tournois remportés, personne n’a jamais fait mieux. Le compteur de Roger Federer est arrêté à 99 victoires en tournois.

The Rocket en Grand Chelem

– Simple (11)

Open d’Australie : 1960, 1962, 1969

Roland-Garros : 1962, 1969

Wimbledon : 1961, 1962, 1968, 1969

US Open : 1962, 1969

– Double messieurs (6)

Open d’Australie : 1959, 1960, 1961, 1969

Roland-Garros : 1961

Wimbledon : 1971

– Double mixte (3)

Roland-Garros : 1961

Wimbledon : 1959, 1960

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