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Mental: pourquoi le tennis est un sport plus cruel que les autres

Pendant longtemps, le logiciel mental a été snobé dans le package du joueur de tennis parfait. Le travailler était vu comme un aveu de faiblesse. C’est pourtant bien la force de caractère qui différencie un grand champion d’un bon joueur. Focus sur un sport qui ne permet pas l’ombre d’un break.

Conquérante, Naomi Osaka écarte tranquillement la Roumaine Patricia Maria Tig au premier tour de Roland-Garros 2021. La Japonaise décide cependant de ne pas se présenter en conférence de presse pour « préserver sa santé mentale ». D’après elle, ces rendez-vous médiatiques sont une véritable torture. Chaque question est une lutte constante face au doute, phobie des joueurs de haut niveau. Si le bien-être psychologique des sportifs compte beaucoup pour la numéro 2 mondiale, c’est parce qu’elle sait de quoi elle parle.

Retour en Septembre 2018. Lors d’une finale de l’US Open électrique, Osaka détrône Serena Williams pour devenir la reine de l’Arthur Ashe Stadium. Il s’agit du premier Grand Chelem glané par la joueuse asiatique. L’accomplissement d’une vie. Après son titre, la Nipponne va traverser quelques périodes de dépression, dont elle se remettra difficilement. Le succès a un revers qui peut devenir très sombre.

Le rêve suivi du cauchemar

DominicThiem ne dira pas le contraire. L’été dernier, l’Autrichien remporte son premier sacre en Majeur à Flushing Meadows. En finale, il est mené deux sets à rien face à Alexander Zverev. Mais Dominator trouve les ressources pour revenir, avant d’asphyxier l’Allemand dans le dernier set au terme d’un tie-break étouffant. Tel un robot, il n’aura pas montré la moindre émotion. Sur un nuage après sa victoire, Dominic Thiem repose difficilement les pieds sur terre. Une fois le Graal atteint, inconsciemment, le corps déchante. « Je ne suis pas une machine », dira-t-il pour expliquer ses contre-performances post-US Open.

Aussi grand champion qu’il est, Novak Djokovic a traversé la même épreuve. Intraitable pendant des années sur le circuit, son triomphe à Paris en 2016 le détruira mentalement. « Gagner Roland-Garros a été le plus grand soulagement de toute ma vie », avouera le Serbe avant une année 2017 chaotique. Trop régulière pour être une coïncidence, cette difficulté qu’ont les sportifs à enchaîner après un succès de grande ampleur pose question. Pour Dorian Martinez, psychologue du sport et coach mental de plusieurs joueurs ATP, ce phénomène est tout à fait normal: « Ces sportifs ont atteint le rêve d’une vie. Ils sont arrivés au bout d’un chemin. Ils se retrouvent sans aucune motivation et sont sujets à un burn-out ou une forme de dépression. » Pour en sortir, il faut construire un nouveau projet, car dénuée d’objectif, la passion se transforme en simple travail.

Auparavant, tout le monde considérait que la capacité ou non d’un joueur à surmonter ses émotions était une donnée figée. En mode: « Tu as du mental ou tu n’en as pas ». Ça s’arrêtait là. Point. Le mot en lui-même souffrait d’une connotation négative. « L’appel à un coach mental était synonyme de faiblesse », constate Dorian Martinez. « Or, c’est le contraire. Les meilleurs sont ultra accompagnés, car c’est un réel travail. À niveau égal dans un tournoi, c’est le mental qui fait la différence ». Aujourd’hui, l’aspect psychologique jouit d’une importance prépondérante dans un milieu tennistique où le clivage entre le bonheur et la détresse n’a jamais été aussi fin.

Pourquoi le tennis est-il si dur mentalement?

Il y a l’explication universelle, à la fois banale et évidente, qui dit qu’un match de tennis se joue jusqu’au dernier point. Contrairement à d’autres sports, il n’y a pas de contrainte temporelle. Si gagner 3-0 à la 85e minute de jeu au football vous assure quasiment la victoire, mener 6-0, 5-0 ne garantit absolument rien. Le joueur de tennis ne peut jamais se reposer sur ce qu’il a réalisé depuis le début du match ni compter sur un quelconque coaching. Isolé sur le court, qu’ils soient amateurs ou professionnels, ses pratiquants sont unanimes: un match de tennis est une lutte perpétuelle face à soi-même. Mais le plus important est ailleurs pour Dorian Martinez. « On passe plus de temps à réfléchir qu’à jouer réellement », avance-t-il. « Le temps de jeu effectif sur une heure est d’environ dix minutes. Ça veut dire que le joueur passe les cinquante autres minutes à attendre, à gérer ses pensées. »

Dominic Thiem:
Dominic Thiem: « Je ne suis pas une machine. »© BELGAIMAGE

Lors de chaque représentation, les acteurs doivent composer avec une pléiade d’éléments extérieurs sur lesquels ils n’ont aucune prise: la vitesse du vent, l’humidité, le soleil, … Maîtriser ses émotions est primordial. Mais c’est loin d’être chose aisée. Par définition, le tennis est un sport de défaite. Lors de chaque tournoi, il n’y a qu’un seul gagnant. Lors de chaque point également. Dorian Martinez glisse d’ailleurs une statistiques éloquente à ce sujet:  » Roger Federer a gagné 54% des points depuis le début de sa carrière, Richard Gasquet 52%. La différence n’est pas énorme. Pourtant, ces 2% d’écart représentent vingt Grands Chelems. » Dès lors, sur quel aspect se focaliser pour maintenir son mental à flot?

Il est impossible de désigner un point de travail universel au vu de l’hétérogénéité des profils. Le psychologue du sport insiste cependant sur la concentration. « Elle n’est pas inépuisable. Trop se concentrer sur des éléments futiles peut amener une fatigue nerveuse en fin de match. » Or, c’est à ce moment précis que les points deviennent de plus en plus décisifs. Une bonne gestion de son attention permet d’être meilleur à l’instant T. D’autres vont plutôt mettre l’accent sur les émotions pures et simples. Certains joueurs, plus fragiles, se liquéfient sous le coup de la pression. L’exemple typique se nomme Benoît Paire qui, bien souvent, perd totalement le contrôle de lui-même. Exit la raison, c’est l’affect aux commandes.

Dorian Martinez détaille sa méthode pour rester maître de soi-même: « Ce que veut le cerveau du sportif n’est pas forcément identique à ce que le sportif veut », commence le psychologue du sport. « Pour travailler le relâchement, imaginons un tennisman qui vient de rater un revers. On va lui demander de manquer également le prochain. Et là, bizarrement, comme il a l’autorisation d’échouer, bien souvent il n’arrive pas à faire la faute. » Paradoxalement, le fait de s’autoriser à échouer emmène le sportif vers la réussite.

La peur de gagner, vraiment?

Dans la continuité de cela, Dorian Martinez détruit le mythe construit autour de la fameuse « peur de gagner ». Une expression utilisée quand un sportif touche la victoire du bout des doigts avant de connaître une défaillance mentale. « Ça n’existe pas », coupe-t-il directement. « Ce n’est pas la peur de gagner qui en est la réelle cause, c’est le fait de se projeter dans la victoire, alors qu’il reste un bout de chemin à effectuer. » Du coup, la concentration baisse et les erreurs se paient cash. Les exemples en la matière ne manquent pas. En finale de Roland-Garros 2009, Roger Federer marche sur Robin Söderling. Après deux sets rondement menés, il avance à pas de géant vers sa première Coupe des Mousquetaires. Au moment de servir pour le gain du tournoi, malgré son palmarès hors du commun, le bras du Suisse tremble. Il pousse la balle, ne prend pas d’initiatives et se rend coupable de trois énormes fautes directes. « À un certain stade, le joueur se dit qu’il ne peut pas ne pas gagner en ayant été si proche de la victoire », analyse Dorian Martinez. « Certes, il y a un phénomène mental, mais la formulation peur de gagner est fausse pour moi. » Toutes proportions gardées, la défaillance récente de Lorenzo Musetti face à Novak Djokovic à Roland-Garros est dans le même ordre d’idée.

Sur le court, si le joueur de tennis se retrouve isolé face au vertige de la défaite, l’ascension vers le succès ne s’effectue pas en solitaire. « Quand il y a un problème, le coach et le joueur se battent ensemble contre lui », avance Dorian Martinez. « C’est important que le sportif puisse se reposer sur des personnes qui l’entourent. » Derrière la gloire d’un homme se cache le travail d’une équipe. Les grands champions ont croisé de grands hommes en amont de leur carrière. Novak Djokovic le dit lui-même. Âgé de huit ans, son coach l’emmenait faire de la méditation pour que Nole s’imagine le jour où il allait devenir numéro 1. Animal social, chaque homme a besoin des autres. Les joueurs de tennis encore plus.

Par Valentin Raskin

Benoît Paire
Benoît Paire© BELGAIMAGE

Le blues du tennisman

« J’ai pris 12.000 balles, je rentre chez moi, parfait. Quel est le plaisir de jouer dans ces conditions? On se retrouve dans un cimetière. » Ces mots de Benoît Paire après sa défaite au premier tour du Masters 1000 de Monte-Carlo ont pu choquer, mais ils reflètent une réalité bien présente dans le tennis mondial. Après plus de quinze mois de crise sanitaire, les joueurs et joueuses sont usés par les multiples règles, plus isolés que jamais dans leurs hôtels confinés.

« C’est un contexte qui est le même pour tout le monde et qui a été globalement bien géré par la plupart », estime Dorian Martinez, coach mental à l’ATP. « Mais la reprise des tournois sans public pour ces joueurs qui étaient habitués à cela et n’avaient pas de problème d’argent, ça a été une réelle difficulté de sens. À quoi bon faire 10.000 kilomètres, me mettre en quarantaine, pour jouer dans un stade vide si je n’ai pas besoin de le faire? ».

Ces questionnements ont traversé l’esprit de beaucoup sur le circuit. D’autant plus lorsque les conditions étaient drastiques, comme en Australie, où une quarantaine de deux semaines était imposée. La passion pour le tennis, et pour la victoire, deviennent plus que jamais nécessaires.

D’autant que la crise sanitaire a amené avec elle le gel des classements. Prolongé jusqu’au début du mois d’août, cette situation empêche les chutes au ranking, mais aussi les progressions fulgurantes. Les membres des circuits secondaire ou tertiaire doivent se contenter de compétitions moins rémunératrices, les tickets pour les grands tournois étant déjà réservés à des joueurs profitant du gel des classements. Et cette situation pourrait mener à des dérives. « Si les fédérations ne réagissent pas pour aider ces joueurs, on pourrait avoir un problème au niveau des paris truqués, parce qu’ils n’auront plus le choix pour subsister », suppute Dorian Martinez. Les dirigeants du tennis mondial sont prévenus.

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