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La chronique de Swann Borsellino: Djokovic et le mythe du surhomme

Swann Borsellino

Présent dans le top 10 de la dernière Vuelta et du dernier Tour de France, Guillaume Martin, cycliste français mais pas que, est un homme avec qui il fait bon partager un café. Des cafés, même. L’année passé, j’ai pu discuter une bonne heure avec celui qui déteste autant le sobriquet « d’intello du peloton » qu’il a pu en jouir par moment. Diplômé, mais surtout passionné par la philosophie, notamment depuis une rencontre avec un professeur dont le nom ne s’invente pas, Monsieur Bourdon, le coureur de la Cofidis a publié un livre, Socrate à vélo, en prépare un autre, mais a surtout soutenu un mémoire passionnant sur le rapport entre la pensée de Friedrich Nietzsche et le sport. Intarissable sur le sujet, le grimpeur explique volontiers l’hypocrisie de la philosophie de Pierre de Coubertin et de l’importance de participer dans le sport, ainsi que le concept du « surhomme » cher à son philosophe préféré. « L’homme est quelque chose qui doit être surmonté », écrivait Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra.

Un message moral qui divise, a toujours divisé. Comme ce fut une nouvelle fois le cas ce dimanche 12 septembre, sur le court Arthur Ashe de New York, alors qu’un surhomme connu sous le nom de Novak Djokovic regardait l’Histoire dans les yeux, pendant que l’Histoire, aussi appelée Rod Laver, l’observait tranquillement depuis les tribunes.

Ce dimanche, Novak Djokovic est apparu humain pour l’une des premières fois de sa carrière.

J’entretiens le même rapport à Novak Djokovic qu’à LeBron James. Plus jeune, j’ai fait le choix facile des les détester. Trop forts, trop robotiques, trop peu de sentiments. Plus âgé, je n’ai pas eu d’autres choix que de les respecter. Je pense avoir été rejoint par un paquet de sceptiques, fort paradoxalement suite à la victoire nette et sans bavure de Daniil Medvedev sur le tout-puissant candidat au Grand Chelem. Si j’ai évoqué Nietzsche un peu plus haut, c’est parce que le terme « surhumain » sert à désigner une espèce de réussite suprême qui nous ferait sentir nous, les « hommes normaux » ou « modernes », petits et faibles.

C’est évidemment plus compliqué que ça dans le fond, mais ce dimanche, lors de ce qui a sans aucun doute été la plus grosse claque physique et mentale de sa carrière, Novak Djokovic est apparu humain pour l’une des premières fois de sa carrière. Il est apparu fatigué. Il est apparu friable. Il est apparu stressé. Alors même qu’on le pensait increvable. En montrant de réelles failles pour la première fois depuis sa prise de pouvoir autoritaire sur le Big Three, que ce soit en envoyant son merveilleux revers dans le filet, en fracassant une raquette en début de deuxième set ou en ne parvenant pas à breaker à 0-40 alors qu’il est le meilleur relanceur du monde, le Serbe n’a pas réussi sa quête sportive, mais a achevé une quête humaine presque aussi précieuse.

Lui, le mal-aimé, à qui la plèbe a toujours préféré l’élégant Roger Federer ou le besogneux Rafael Nadal, a quitté le court battu, mais « plein de joie » comme il l’a confié lors de la remise des trophées. Pourquoi? Car pour la première fois, il a reçu de l’amour. Du vrai. Pas celui de ses fans inconditionnels. Pas celui de ceux qui voulaient simplement que le match dure un peu. Ni même celui de ceux qui détestent Daniil Medvedev. L’amour des fans de tennis et de sport qui ont été rassurés, et ce n’est pas dérangeant de le dire, par l’immense champion qui a pleuré sous sa serviette blanche, mélange de larmes de bonheur dues aux ovations reçues à répétitions, et de tristesse de craquer lors de ce qui devait être le pinacle d’une carrière que beaucoup qualifient déjà de plus belles de tous les temps.

Ce dimanche soir, Novak Djokovic, le surhomme, est redevenu humain. Un statut qu’il a toujours eu, mais que l’on s’est refusé à lui donner, préférant lui laisser sa casquette de « surhomme » détestable plus pratique pour tout le monde. Car oui, dans Ainsi parlait Zarathourstra, le mythe du surhomme est aussi celui qui permet d’instaurer une sorte de valeur morale entre les humains qui sont, on le sait, tous égaux. Certains sont juste un poil meilleurs au tennis.

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