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« Je ne mettrai jamais ma carrière en danger pour quelques paris »

Ysaline Bonaventure est une sanguine. Une femme de caractère entrée en 2019 dans le cercle très fermé des joueuses dont la voix compte sur le circuit. Et qui n’a pas peur de regarder les perversions de son sport droit dans les yeux.

Ysaline Bonaventure (WTA 144) a mis fin à une première partie de saison à rebondissements. Celle qui se tournera dès la semaine prochaine vers la terre battue et reprendra la compétition début avril avec les tournois de Bogota puis Charleston, avant de rejoindre l’Europe pour prendre part aux qualifications de Roland-Garros, est entrée en 2019 dans une nouvelle ère. Celle des tournois prestigieux et d’une reconnaissance attendue. Pas de quoi faire perdre son franc-parler à une joueuse aussi connue pour ses coups de sang. Interview à la volée.

Ysaline, sur le plan personnel ton début d’année 2019 t’a fait franchir un vrai cap avec notamment ta première participation au tableau final d’un Grand Chelem à l’Open d’Australie, en janvier. La récompense, enfin, d’un travail de longue haleine ?

Ysaline Bonaventure : Oui, on peut dire ça. J’avais décidé d’arrêter ma saison 2018 en septembre, l’an dernier, pour pouvoir prendre le temps de bien bosser, tant sur le plan physique que mental, et visiblement ça commence à payer. Il était temps.

Oui, parce que cela fait 10 ans déjà que tu arpentes les tournois aux quatre coins du monde avec cet objectif d’un jour atteindre le top 100. Est-ce que tu t’attendais à ce que la route soit si longue quand tu as décidé de te lancer à fond dans le tennis ?

Bonaventure : Heureusement, on ne pense pas à tout ça au début. Je viens, à la base, d’une famille de basketteurs, mais j’ai vite compris que les sports d’équipe n’étaient pas vraiment mon fort à cause de mon gros caractère. Du coup, je me suis tournée vers le tennis et j’ai eu la chance que mes parents voulaient bien m’accompagner dans ce défi un peu fou, parfois aux dépens de mes deux frères, pour que je puisse réaliser mes rêves. Mon père a travaillé pour m’aider financièrement, ma mère m’a accompagnée dans tous mes déplacements quand j’étais jeune, ça a longtemps été un vrai travail d’équipe.

Traiter Siniakova de pleurnicheuse et de bébé, cela ne plaide pas ma cause.  » Ysaline Bonaventure

Tu es repartie vivre récemment aux Pays-Bas, du côté de La Haye, là où tu t’étais déjà installée à l’âge de 14 ans.Un vrai choix de vie pour le coup ?

Bonaventure : À l’époque, je n’ai rien trouvé qui me convenait en Belgique et j’étais prête à consentir ce sacrifice pour réaliser mon rêve. C’est là-bas que j’ai appris le métier. J’y ai bossé pendant 8 ans, avant d’avoir envie de revenir en Belgique récemment pour me rapprocher des miens. Malheureusement, ça n’a pas fonctionné comme je l’espérais avec mon nouveau coach ( Didier Jacquet, ndlr) en Australie. Aussi ai-je préféré mettre un terme à notre collaboration. Et comme à l’heure actuelle le tennis est toujours prioritaire, j’ai décidé de retourner vivre à La Haye.

 » J’ai déjà perdu trop de matchs en m’énervant sur le court  »

Après ton élimination au premier tour de l’Open d’Australie, tu disais avoir déjà travaillé avec  » tous les coachs mentaux de Belgique et des Pays-Bas.  » La différence entre le top 100 et Ysaline Bonvanture, elle est encore principalement mentale ?

Bonaventure : Oui, c’est possible. Arriver à gérer le stress, la pression qu’il y a autour de nous, cela fait partie des choses autour desquelles je peux encore progresser. Plus on avance dans le classement, plus la portée médiatique est importante. Quand on commence à voir que les gens suivent vos résultats, il faut être prêt mentalement à assumer, ce qui n’est pas toujours aisé. Aujourd’hui, tous mes matchs sont par exemple télévisés et il faut que j’apprenne encore à contenir mon sale caractère. J’ai déjà perdu trop de matchs en m’énervant sur le court.

En dehors du top 130, c’est vraiment très difficile de vivre du tennis. Je l’ai longtemps expérimenté.  » Ysaline Bonaventure

Deux exemples récents : tes invectives d’après match en Australie ou à même le court à Saint-Pétersbourg. Avec, à chaque fois, des mots assez crus envers tes adversaires. Réussir à canaliser cette énergie négative en une force mentale, c’est le défi des prochains mois ?

Bonaventure : Oui, évidemment. Mais là encore, c’est lié à cette attention nouvelle qui est portée sur moi. Aujourd’hui, je sais que je dois me faire plus discrète. Après ma victoire contre Siniakova (WTA 42) au premier tour à Saint-Pétersbourg, c’est vrai qu’il y a eu une vidéo qui a pas mal fait le buzz. Sortie de son contexte, on me voit juste la traiter de pleurnicheuse et de bébé et cela ne plaide pas ma cause. Je n’aurais peut-être pas dû le dire aussi fort ou, mieux, j’aurais pu le garder pour moi, mais elle était dans la provocation depuis le début du match et, à un moment donné, j’ai un peu explosé. Ce sont des choses que je dois encore gommer de mon caractère. En Australie, c’était différent. Il y avait la place pour passer mais, au niveau du stress, je n’ai pas su gérer et le match m’est passé sous le nez.

 » Je suis passée par des moments de doute ces dernières années  »

Est-ce que tout cela ne reflète pas l’atmosphère générale qu’il peut y avoir sur un circuit féminin qu’on dit hautement concurrentiel, mais aussi de plus en plus impitoyable entre les joueuses ?

Bonaventure : C’est certain. Je m’entends bien avec quelques joueuses, mais les autres, ça reste des adversaires potentielles donc ce ne sont pas mes amies et je n’ai pas de raison de leur faire des cadeaux. Je pense que c’est normal. Le tennis, c’est du chacun pour soi. Quand tu perds un match, tu fais avant tout un tas d’heureuses qui vont se réjouir de ta défaite. C’est parfois dur nerveusement à assumer, mais il faut s’y faire pour durer.

Si on ajoute à cela le rythme de vie parfois très usant physiquement qu’implique une carrière sur le circuit, tu ne te dis jamais que tu n’as pas fait le choix de la facilité en optant pour le tennis à un jeune âge ?

Bonaventure : Ce qui est sûr, c’est que je ne jouerai pas jusqu’à mes 37 ans comme Serena. Je suis déjà passée par des moments de doute ces dernières années. Quand pendant un mois et demi, tu ne gagnes pas un match, que tu as dépensé 12.000 euros en frais et que tu n’en as gagné que 2.500 et que, dans le même temps, tu loupes l’anniversaire de ton père, tu te demandes si ça vaut vraiment la peine de continuer tout ça.

Souvent les gens pensent qu’on a la belle vie. Qu’on dort dans de beaux hôtels, qu’on voyage aux quatre coins du monde, mais c’est oublier que la seule chose que je vois, c’est l’hôtel, les courts de tennis et le resto du soir. Je me souviens de mon premier tournoi à l’étranger, en Russie. J’avais 14 ans et il y avait des cafards dans mon lit.

Et je peux vous dire que des hôtels glauques et des restos infâmes, j’en ai aussi fait quelques-uns dans ma carrière. Quand tu vois ça sous cet angle, tu comprends mieux pourquoi on dit qu’on joue aussi au tennis pour l’argent. Pas uniquement pour le plaisir.

 » Jouer sans pression financière, ça a tout changé pour moi  »

Justement, tu vas à avoir 25 ans en août, tu es sur le circuit pro depuis 2013. Est-ce que le plus dur quand on est une joueuse en marge du top 100 mondial, ce n’est pas justement de parvenir à boucler les fins de mois ?

Bonaventure : On dit qu’en dehors du top 130, c’est vraiment très difficile de vivre de son sport. Je l’ai longtemps expérimenté. Là, en janvier, en une semaine en Australie, j’ai touché 50.000 euros grâce à ma participation à l’Australian Open, ça change tout. Parce que la vie sur le circuit coûte très cher. Entre les billets d’avion, les hôtels et les restaurants à payer, c’est une vie de calculs. Moi, depuis plusieurs années, j’investis dans ma carrière, mais sans le soutien financier d’un homme comme Laurent Minguet ( homme d’affaires liégeois, ndlr) depuis trois ans, je n’en serais sans doute plus à faire du tennis aujourd’hui.

Des hôtels glauques et des restos infâmes, j’en ai fait quelques-uns dans ma carrière.  » Ysaline Bonaventure

Le contrat Rosetta de l’ADEPS, les sponsors, les aides de la Fédération francophone de tennis, c’est bien, mais cela ne suffit pas pour se mettre dans les meilleures conditions pour faire des résultats. Or, depuis trois ans, j’ai la chance de ne plus devoir choisir mes tournois en fonction de ce qu’ils me coûteront en frais de déplacement, mais de pouvoir penser à ce qui est le mieux pour moi. Jouer sans cette pression financière, ça a vraiment tout changé pour moi.

Après ta qualification pour les seizièmes de finale du tournoi de Saint-Pétersbourg aux dépens de Katerina Siniakova, fin janvier, tu as révélé publiquement avoir été agressée, par messages interposés, par des parieurs frustrés qui avaient misé sur ta défaite. Pourquoi avoir accepté ou voulu en parler à ce moment précis ?

Bonaventure : Parce que les gens ne se rendent pas compte. Qu’on gagne ou qu’on perde, on reçoit presque systématiquement des messages d’insultes sur les réseaux sociaux. Sauf qu’à un moment cela devient difficilement supportable. On a beau essayer de ne pas trop y prêter attention, quand tu reçois des photos de ton corps photoshopé dans un cercueil, tu es choquée. Durablement choquée.

 » J’ai fait trop de sacrifices pour prendre le risque de tout perdre  »

Tu te considères être victime de harcèlement moral ?

Bonaventure : Bien sûr, ce n’est pas autre chose que du harcèlement. Et le problème, c’est qu’on ne peut rien faire. Qu’on ne bénéficie d’aucune protection. C’est d’autant plus abominable qu’on se dit que c’est le système en tant que tel qui est malsain puisque ce sont généralement des sites de paris qui sponsorisent les tournois.

Tu es évidemment consciente que la perversité du système, c’est que certains joueurs finissent par craquer et participent à ce système en truquant consciemment leurs propres rencontres. Tu as déjà eu l’impression de jouer contre une adversaire qui cherchait à perdre ?

Bonaventure : Non, honnêtement non. Je n’ai jamais été contactée formellement non plus. Mais j’ai déjà assisté à des rencontres où l’on se demande vraiment si tout ce qui se passe est bien normal. Concrètement, quand tu es 400e mondial, que tu perds de l’argent chaque semaine et que tu galères pour gagner 100 euros par semaine, on peut comprendre que ce soit tentant pour certains, mais moi je ne mettrai jamais ma carrière en danger pour quelques paris. D’autant qu’une fois que tu rentres dans leur jeu, tu es tenu de faire tout ce qu’ils te disent. Je sais trop les sacrifices que ma famille et moi avons dû faire pour en arriver là où je suis pour prendre le risque de tout perdre. Au-delà des systèmes organisés, j’ai déjà été contactée par des gens que je connais via via pour me demander si je ne pouvais pas perdre un match. Parfois, ils pensent aussi utile de me prévenir pour me dire qu’ils ont parié sur ma victoire. Mais que ce soit dans un sens ou dans l’autre, je n’y ai jamais prêté attention.

 » Johan nous fait sentir qu’il a besoin de tout le monde  »

Ysaline Bonaventure :
Ysaline Bonaventure :  » J’ai déjà assisté à des rencontres où l’on se demande vraiment si tout ce qui se passe est bien normal. « © BELGAIMAGE

Contre la France, en Fed Cup, le résultat n’était pas au rendez-vous, mais vous avez participé au début d’une toute nouvelle aventure avec Johan Van Herck en nouveau capitaine. Qu’est-ce qu’il peut apporter à ce groupe ?

Ysaline Bonaventure : Une dynamique plus positive. En peu de temps, je trouve que Johan a su recentrer certaines priorités. Évidemment, cela demande de repartir de zéro. Parce que lui ne s’est jamais occupé d’une équipe féminine et que nous devons apprendre à le connaître, mais il a déjà envoyé quelques signaux très positifs. Le rôle d’un capitaine c’est, par exemple, de faire sentir qu’il a besoin de tout le monde. Ça n’a pas toujours été le cas dans le passé.

Qu’est-ce que ça a changé concrètement dans l’approche du match contre la France mi-février ?

Bonaventure : Un exemple parmi d’autres : avant, nous n’avions pas toujours toutes l’occasion de nous entraîner toutes ensemble. Il y avait parfois cette impression que c’était la première joueuse qui était au centre de tout. Or, contre la France, il n’y avait pas de sparring-partner, on a bossé les unes avec les autres toute la semaine. On a mangé ensemble, on s’est échauffées ensemble, on a vécu ensemble et retrouvé une vraie notion de collectif. C’est cet esprit d’équipe-là qui, sur le long terme, me paraît indispensable pour faire des résultats. À travers ça, je pense déjà que Johan a compris pas mal de choses sur l’importance de gérer les susceptibilités de chacune dans un groupe comme le nôtre. Je ne crois pas que ce soit spécialement mon cas, mais la part de filles émotionnelles dans le sport féminin est réelle.

Tu dis que ce n’est pas spécialement ton cas ?

Bonaventure : Parce que j’ai l’impression que je fonctionne un peu comme un mec (rires). J’aime bien qu’on me dise les choses comme elles sont. Je ne suis pas quelqu’un de vraiment susceptible et je l’ai d’ailleurs tout de suite dit à Johan. Avec moi, il ne doit pas chercher à peser ses mots, il peut me dire les choses en face. Je suis quelqu’un d’assez spontané et honnête. Quand je pense quelque chose, je le dis, mais j’aime bien que ça aille dans les deux sens, du coup.

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