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« Il n’est pas nécessaire d’être fou pour jouer avec passion »

Il a conquis La Décima à Roland Garros en 2017, sa dixième victoire à Paris. Rafael Nadal (31 ans) est encore le favori à une onzième Coupe des Mousquetaires. À la recherche du secret du Rey de la Tierra Batida, le roi de la terre battue.

Il s’est encore allongé, les mains devant les yeux, avant de relever les bras, de les tendre vers le ciel, fou de joie. Le bonheur de Rafael Nadal après un nouveau succès à Roland Garros est une image récurrente. Pourtant, c’est différent, cette fois-là. Jamais il n’a été aussi ému en se dirigeant, le t-shirt sali par la poussière, vers son adversaire, Stan Wawrinka, avant de faire son discours. Une dixième déclaration d’amour fou à Paris et au Court Philippe Chatrier. « Ce que je vis ici, les nerfs, l’adrénaline, est indescriptible. » Ensuite, on a déployé dans le stade une banderole frappée du chiffre dix et diffusé un film des dix balles de match gagnées par Nadal.

Ces émotions étaient le fruit de trois ans de labeur pour revenir. Nadal n’était plus tombé sur le dos, triomphant, depuis 2014. En 2015, Novak Djokovic l’a battu en quarts de finale en trois sets (6-1 dans le dernier ! ) et l’a éjecté de son trône, durant une saison accablée de blessures et de crises de confiance. En 2016, l’Espagnol a dû se retirer après deux tours, suite à une blessure au poignet. Dans le véhicule le ramenant à son hôtel, il a pleuré de déception. Il s’est réfugié à son domicile de Manacor, à Majorque. De son yacht, c’est à peine s’il a regardé la finale de Roland Garros. Frustré par un poignet rebelle et quasi incapable d’imaginer qu’un an plus tard, il soulèverait une fois encore la Coupe des Mousquetaires.

Depuis ce succès, Nadal est encore plus extraterrestre, sur sa chère tierra batida, que lors de son premier succès à Paris en 2005 -à l’époque revêtu d’un pantalon pirate et d’un maillot dévoilant ses biceps. Entre ses deux derniers revers, chaque fois contre Dominic Thiem, le 19 mai 2017 en quarts de finale à Rome et le 11 mai 2018 au même stade à Madrid, Rafa a remporté 50 sets d’affilée sur terre battue. Il a pulvérisé le record d’ Ilie Nastase (36 sets de suite en 1973) ainsi que le record toutes surfaces confondues, propriété de John McEnroe depuis 1984 avec 49 sets de rang, sur des courts en dur. L’Espagnol a remporté La Décima à Paris. Il n’a perdu que 35 jeux. Seul Bjorn Borg a fait mieux en 1978, déjà à Paris, avec 32 jeux perdus. Et cette année, il a gagné les tournois de Monte-Carlo et de Barcelone pour la onzième fois chacun.

Tout amateur de tennis aimerait jouer avec la grâce et la souplesse de Federer mais tout homme voudrait être comme Nadal.  » – Philippe Bouin

Dominic Thiem l’a fait retomber sur terre à Madrid, en s’imposant en deux sets (7-5, 6-3), alors que Rafa avait battu l’Autrichien sèchement à Monte-Carlo, 6-0, 6-2. Cette défaite dans la ville de son club préféré, le Real, ne relevait toutefois pas du hasard. Le court est situé à une altitude de 667 mètres et les balles sont plus rapides. Nadal a commis 29 fautes directes, ce qui est exceptionnel pour lui, et il a paru fatigué. Paniqué ? Non. La semaine suivante, à Rome, il a repris sa route vers le paradis : une huitième victoire à l’Open d’Italie, son 56e succès sur terre battue, un record. La défaite contre Thiem ? Un petit détour avant un onzième triomphe à Roland Garros, apparemment. Il y a quand même un os : Nadal a dû renoncer à son ambition de devenir le premier joueur à remporter les quatre tournois de préparation sur terre battue avant le grand chelem de Paris. N’est-ce que partie remise jusqu’en 2019 ?

Rafael Nadal avec sa dixième Coupe des Mousquetaires.
Rafael Nadal avec sa dixième Coupe des Mousquetaires.© BELGAIMAGE

Nadal affiche un palmarès de 408 victoires, contre seulement 36 défaites, soit un pourcentage de 92 %, qui s’élève à 97,5 % (79 sur 81) à Roland Garros, car à côté de sa défaite contre Djokovic en 2015, l’Espagnol n’a été battu qu’en 2009 au quatrième tour par Robin Söderling. Jamais encore un joueur n’a été aussi dominant sur une surface : jusqu’à présent, Roger Federer a gagné 87 % de ses matches sur gazon, Bjorn Borg 86 % sur terre battue, Pete Sampras 84 % sur gazon et Novak Djokovic autant sur le dur.

D’où vient cette suprématie sur les courts rouges ? Partons à la recherche des armes du Matador de Manacor.

AMBIDEXTRE

L’arme la plus typique de Nadal est son coup droit. Après avoir frappé la balle, il lève le bras gauche au-dessus de sa tête comme si c’était un lasso. D’autres joueurs le font mais pas avec la même ferveur : Nadal s’y exerce depuis l’âge de dix ans. Dans tous les sens, de n’importe quelle place, sur n’importe quelle balle. À une vitesse phénoménale et surtout avec un effet traître qui confère une trajectoire particulière à la balle, surtout sur terre battue. Son lift est extrême : d’anciens champions, comme Andre Agassi et Pete Sampras, atteignaient 30 et 32 rotations par seconde avec leur coup droit, Roger Federer arrive à 45 et Novak Djokovic à 40. Nadal arrive à 55 ! On a même mesuré un coup droit à 81 rotations par seconde.

Fait étrange, Rafael Nadal est ambidextre. Il est droitier pour toutes les manipulations requérant de la sensibilité -écrire, manger, serrer des mains- mais il joue au tennis de la main gauche.  » Demandez-moi de jouer de la main droite et je me ferai battre par un junior. Quant à ma signature de la main gauche, elle ressemblerait à des hiéroglyphes « , raconte l’Espagnol, qui tient sa raquette de la main gauche depuis l’âge de onze ans. C’est son oncle et professeur Toni Nadal qui l’a convaincu de cesser de jouer des deux mains. Il avait vu au football que le petit Rafael était gaucher et qu’en tennis, il frappait plus fort du côté gauche. Il a donc mieux exploité sa puissance. Avantage supplémentaire : son coup droit de la main gauche lui permet de croiser plus facilement son jeu, pour expédier la balle du mauvais côté de ses adversaires droitiers et les piéger, loin du filet.

Autre atout : comme sa main droite est normalement formée, Nadal peut frapper aussi fort en revers, ce qui est plus rare chez les purs gauchers. Pourtant, le revers a toujours été le point faible de Nadal. Il l’a souvent évité, préférant pivoter afin d’effectuer un coup droit. Après son passage à vide en 2015 et 2016, il a travaillé cet aspect de son jeu et son revers est devenu plus consistant. Notamment parce que Tonton Toni a fait jouer Rafael avec une raquette plus lourde. Il perd ainsi un peu de feeling et de contrôle mais il gagne en puissance pour frapper plus vite la balle, avec un lift plus lourd. Son oncle trouvait cette tactique plus appropriée, les rallies étant devenus plus courts depuis quelques années. À l’entraînement, il accorde d’ailleurs beaucoup plus d’attention aux premiers coups, qui doivent être plus agressifs.

Le orange lui va si bien.
Le orange lui va si bien.© BELGAIMAGE

JEU AU PIEDS

Les longs échanges, de dix coups, voire davantage, restent toutefois son point fort.  » Ses coups profonds obligent son adversaire à courir sans arrêt. Il est très difficile de revenir. Et dès qu’on joue plus court ou qu’on sert moins fort, il frappe un coup gagnant « , vient de raconter David Goffin au Laatste Nieuws. Rafa commet peu de fautes directes : il n’en a fait que douze en trois sets à Roland Garros 2017, contre 27 coups gagnants. Goffin :  » Il joue parfaitement jusqu’à la fin d’un match. Il lâche rarement un point.  »

Notamment grâce à son phénoménal jeu de pieds, qui lui permet d’être parfaitement positionné et de repousser des coups gagnants adverses apparemment imparables. Aucun autre joueur, surtout sur terre battue, ne renvoie aussi bien les balles. L’année passée, il a gagné 52 % des coups de son adversaire. Les autres atteignant tout au plus 37 %… La moyenne des douze derniers mois est même supérieure de 9 % à celle du reste de sa carrière -43 %, soit 3 % de plus que le numéro deux du classement de tous les temps, l’Argentin Guillermo Coria.

Seul inconvénient de son tennis gaucher : le service. Ou plutôt son amorce. Lancer la balle à la bonne hauteur et dans la bonne direction lui a coûté beaucoup d’efforts, en début de carrière. Malgré sa puissance musculaire, il ne parvenait donc pas à conférer assez de vitesse à son service. Il ne parvenait pas à imprimer un mouvement assez fluide à son poignet au moment de l’impact. D’un point de vue bio-mécanique, c’est un des mouvements les plus difficiles en tennis.

Toni a donc lancé l’opération revers en 2010. Il a corrigé le service de son neveu en modifiant le placement de… ses pieds. Le pied arrière passe en avant, ce qui permet à Nadal de toucher la balle plus haut tout en pivotant plus efficacement. Il a ainsi augmenté la vitesse de son service de 10 km/h -une énorme différence. L’Espagnol n’émarge pas encore pour autant à la catégorie des joueurs les plus rapides : son premier service atteint une vitesse moyenne de 185 km/h, son deuxième est à 160 km/h. Nadal ne frappe pas beaucoup d’aces : 3,4 par match durant l’année écoulée et seulement 1,5 sur terre battue, le plus mauvais score de l’élite.

Il compense ce handicap en commettant le plus petit nombre de doubles fautes -1,1 par match sur terre battue- et en déréglant les revers adverses par son lift et ses variations. Son deuxième service, plus rapide depuis l’année passée, est particulièrement traître : en 2017, il a gagné 61,5 % de ses points et même 64 % sur terre battue. Personne n’a fait mieux ces dix dernières années, ni Federer, ni Djokovic.

UN CORPS EN GRANIT

Son coup droit, son jeu de pieds sublime : Nadal joue avec aisance grâce à des bras et des jambes de bûcheron. 1m85, 85 kilos de muscles. C’est inné car il n’a pas acquis cette masse musculaire en salle. Son cousin Miguel Angel Nadal, un ancien footballeur du FC Barcelone, était bâti comme un joueur de rugby. Sur terre battue, sa stature est idéale, qu’il s’agisse de glisser ou de sprinter vers une balle, de frapper un coup droit… La principale qualité de Nadal ressort encore mieux sur la terre rouge : sa rage de vaincre, sa mentalité de vainqueur. Aucun joueur n’a gagné autant de matches après avoir perdu le premier set.  » Les gens trouvent qu’il est bâti comme une bête, quand ils voient ses muscles mais c’est faux : c’est dans sa tête qu’il est une bête « , l’a complimenté Novak Djokovic.

Son oncle Toni a forgé cette volonté de fer dès son plus jeune âge. Il a longtemps fait suer le garçon au plus fort de la chaleur, sans lui donner d’eau, afin d’affûter son instinct de survie et de killer. Toni a toujours mis l’accent sur le positif : le jeu sans peur, sans toutefois éveiller la colère de l’adversaire.  » Il ne faut pas être fou pour jouer avec passion « , estime Nadal. Au terme de sa carrière, ses admirateurs se souviendront encore plus de son poing brandi à chaque point gagné, assorti d’un  » Vamos !  » tonitruant que de son tennis. Comme le journaliste français Philippe Bouin l’a dit un jour :  » Tout amateur de tennis voudrait être aussi souple et gracieux que Federer. Mais tout homme voudrait être comme Nadal.  »

Le revers de la médaille ? L’intensité et la puissance que le Raging Bull – un de ses surnoms – insuffle à son jeu ne sont pas dénuées de conséquences. Genoux, pieds, dos, poignet, hanches, ischiojambiers… Tout son corps a souffert de tendinites, de déchirures, de fractures de stress ces dernières années… Déjà en 2005, à 19 ans, un sérieux problème au pied a failli mettre un terme à sa carrière. Des semelles orthopédiques ont calmé les pieds mais ont déplacé le problème au reste de son corps. Depuis, l’Espagnol avale des antidouleurs, même en match, car la souffrance ne cesse de croître, surtout sur le dur.

D’après son oncle, Rafael Nadal troquerait volontiers quelques tournois contre moins de douleur. Après sa défaite face à Thiem à Madrid, Nadal a d’ailleurs déclaré :  » Ce qui me rend heureux, c’est une bonne santé. Sentir que je peux jouer chaque semaine, sans blessure. Maintenant, c’est mon seul objectif.  »

Même si ça n’empêchera pas le roi de la terre battue de se laisser une fois de plus tomber sur le dos, dimanche prochain. Après un onzième triomphe à son Roland Garros.

Jonas Creteur

Pourquoi pas sur le gazon ?

Rafael Nadal a gagné 56 tournois sur terre, et 18 en dur. Sur gazon ? Quatre seulement. Même si ces tournois sont moins nombreux, c’est fort peu. Sa dernière victoire sur gazon remonte à 2015, à Stuttgart. Et pour trouver trace de son dernier tournoi, il faut aller jusqu’à Wimbledon 2010. C’était son deuxième triomphe sur la pelouse sacrée de Londres, deux ans après la légendaire finale contre Roger Federer, avant laquelle il avait déjà enlevé le Queen’s Club. Depuis la finale perdue en 2011 contre Novak Djokovic, l’Espagnol n’a plus dépassé le quatrième tour.

L’explication, selon son oncle Toni Nadal ? Les genoux de plus en plus fragiles de Rafa.  » La balle rebondit plus bas sur l’herbe que sur le dur. Il doit donc plier davantage les genoux. En plus, le gazon bouge un peu. Il est instable. C’est un problème quand on souffre des genoux. « 

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