» Martin est touchante « 

Personne ne connaît mieux Michelle Martin que Sarah Pollet, son avocate principale au procès d’Arlon. Elle redresse les contre-vérités contenues dans la fiction de Kristien Hemmerechts. Dont l’addiction au sexe d’  » Odette « . Mais lui reconnaît d’autres mérites.

Sarah Pollet n’avait que 29 ans lorsque, en 1999, elle accepta de reprendre la défense de  » la femme la plus détestée de Belgique « . Au procès d’Arlon, en 2004, elle plaida la thèse de la  » femme sous emprise « . A l’époque, un message inaudible, mais qui résonnait comme un acte d’humanité. Sa cliente fut condamnée à trente ans de prison pour participation aux enlèvements, séquestrations, viols et décès de mineurs, sans mise à disposition du gouvernement, comme pour Dutroux. De sorte qu’elle pouvait envisager une libération au tiers de sa peine, puisqu’elle était primo-délinquante en matière criminelle. Une peine sévère, qui sanctionnait surtout le fait d’avoir laissé Julie et Melissa mourir de faim dans la cache de Marcinelle. Sarah Pollet a quitté le barreau, en 2008, et est devenue substitut du procureur du roi d’Arlon, en charge des affaires familiales, des violences conjugales, de la traite des êtres humains et de l’état-civil. A la demande du Vif/L’Express, elle est sortie exceptionnellement de sa réserve pour commenter la sortie en français du livre de Kristien Hemmerechts, La femme qui donnait à manger aux chiens (Galaade Editions).

Le Vif/L’Express : Vous êtes l’une des personnes qui avez approché au plus près Michelle Martin en la défendant devant les assises d’Arlon. Qu’avez-vous pensé du livre de Kristien Hemmerechts ?

Sarah Pollet : Il me dérange fortement. Il y a beaucoup d’allusions au sexe, beaucoup trop. Le sexe représente une part importante de la relation avec Marc Dutroux. Moi qui ai été la personne la plus proche d’elle pendant longtemps, je n’ai jamais rien entendu de cet ordre-là. Je n’aime pas cela, c’est dangereux, parce que les lecteurs vont prendre cette image pour la réalité. Michelle Martin était dans une espèce de soumission. Elle n’était pas excitée par Dutroux, contrairement à ce qu’écrit l’auteure. C’était gifle, demande de fellation, re-gifle. Les relations sexuelles ne se déroulaient pas sur un mode jouissif, loin de là, plutôt dans la souffrance. J’ai peur des fantasmes qui peuvent naître chez le lecteur. La majeure partie du public n’est pas en mesure de comprendre qu’il s’agit d’une fiction, parce que beaucoup de faits réels se mêlent à des épisodes imaginaires. En utilisant le  » je « , l’auteure donne l’impression d’avoir eu accès aux pensées de Michelle Martin ou d’avoir été en contact avec l’un de ses intimes. Or, que sait-on de ses pensées ? L’histoire véritable de Martin, il n’y a que Martin qui peut l’écrire.

Qu’est-ce qui, selon vous, est véridique dans ce récit ?

Le rapport malsain entre la mère et la fille n’est pas mal décrit. En revanche, je ne sais pas d’où vient l’obsession de la narratrice pour Geneviève Lhermitte. Lorsque l’affaire a éclaté (NDLR : en 2007, Geneviève Lhermitte a assassiné ses cinq enfants), je ne voyais plus Michelle Martin, je ne sais pas si ce fantasme peut se raccrocher à une quelconque réalité. Je trouve assez juste la description des lieux de vie de Michelle Martin et la misère dans laquelle elle vivait avec ses trois enfants, dans des conditions matérielles et d’hygiène extrêmement difficiles. C’est bien décrit, dans le concret. Cela remet également à l’avant-plan une réalité que beaucoup n’ont pas perçue, à savoir que Marc Dutroux ne vivait pas dans le même immeuble que sa famille. Lui était à Marcinelle, Michelle Martin à Sars-la- Buissière. Avec pour conséquence que Michelle Martin n’était pas en contact avec les filles enlevées par Dutroux. Le livre permet aussi de dissiper l’illusion d’un réseau, avec un grand chef à sa tête.

Y a-t-il des aspects de la personnalité de Michelle Martin qui restent encore dans l’ombre aux yeux du grand public ?

La folie. Après les faits de 1985-1987 (NDLR : complicité dans l’enlèvement et le viol de mineurs par Marc Dutroux), le rapport d’un expert psychiatre l’a déclarée incapable de travailler, pour des raisons de dépression. Ce dont on ne parle pas non plus, c’est qu’au moment où elle devait nourrir les filles, le psychiatre qui la suivait avait préconisé son internement. A ce moment-là, elle n’était pas dans son état normal. Elle subissait une terrible pression. De sa prison, Dutroux lui donnait des ordres. Il y avait les enfants à gérer, sa mère malade qui ne pouvait pas les prendre, pas d’argent. Et cet endroit difficile… Elle ne voulait pas savoir. Elle a déclaré que si elle ouvrait la cache, des bêtes sauvages allaient lui sauter dessus. D’un point de vue psychologique, cela veut dire :  » La réalité va me sauter dessus.  » Michelle Martin avait peur que Dutroux se venge un jour sur ses enfants. La priorité qu’elle donne à ses enfants est bien décrite dans le livre.

Pensez-vous que ce livre puisse être, d’une manière ou d’une autre, utile ?

Ce qui serait vraiment utile à Michelle Martin, c’est qu’on ne parle plus d’elle, qu’on la laisse vivre la vie qui est la sienne maintenant. Dans ce livre, elle est présentée d’une manière encore trop active par rapport à la réalité. Néanmoins, c’est la première fois que je lis quelque chose qui se rapproche de ce qu’elle peut être. On lui reconnaît des aspects plus touchants, plus humains.

Michelle Martin exerce une certaine attraction sur son entourage. Elle est désormais bien entourée, a des amis, des supports fiables. D’où provient cette séduction ?

Elle a une histoire tellement hors du commun… Une histoire qui pose question à chacun d’entre nous. Elle est touchante. Au-delà des actes qu’elle n’a pas posés, Martin est touchante. Si elle ne m’avait pas touchée, je ne l’aurais pas défendue. En soi, elle a une forme de douceur, d’humanité, de simplicité, et une grande souffrance. Quand je l’ai rencontrée, en 1999, elle avait déjà fait un travail thérapeutique sur elle-même. Ce n’était plus la même personne qu’en 1996 où, selon son premier avocat, Philippe Darge, elle était comme une loque.

Que donne-t-elle en retour ?

Son rapport avec moi n’est pas celui d’une amie, mais elle a une forme de reconnaissance à mon égard, pour mon investissement. Après les plaidoiries, elle était émue et reconnaissante que j’ai su décrire si bien son fonctionnement psychique, en touchant sa réalité intime.

Dans votre plaidoirie, vous l’avez décrite comme une femme sous emprise…

Et battue, oui. Les gifles volaient. Et le revolver sur la tempe, c’est vrai, mais la violence était beaucoup plus présente dans sa vie que ce qui est décrit dans le livre. Dutroux se comportait comme un maître absolu devant qui tout le monde devait s’agenouiller. Il avait son pot de chocolat à lui. Il avait droit à un menu spécial. Je suppose qu’au début, cette jeune fille tellement naïve, qui n’avait jamais connu d’homme, a dû en être très amoureuse, comme on l’est à 15 ans, même si elle en avait déjà 21. Psychologiquement, elle n’était pas apte à s’en rendre compte. Elle avait une épouvantable image d’elle-même, c’était un oiseau pour le chat. Son coeur était bousillé par la vie qu’elle avait eue, sa culpabilité par rapport à son père, tué en voiture, alors qu’il la conduisait à l’école, sa mère qui se roulait par terre quand sa fille voulait sortir avec des amies… Pour Dutroux, c’était facile de s’attacher une femme comme ça. Elle n’était pas assez équilibrée pour résister. L’emprise s’est installée progressivement. Elle a d’abord accepté qu’il ait d’autres femmes, puis qu’il en enlève, pour ne pas devoir se fatiguer à les séduire. Elle était engluée dans un système où tout cela paraissait normal.

Propos recueillis par Marie-Cécile Royen

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