L’ogre a toujours faim

Le patron du n° 1 mondial de l’agroalimentaire, Paul Bulcke, va présenter ses résultats pour la première fois à Paris. Ce dirigeant très discret a reçu Le Vif/L’Express dans son quartier général, en Suisse. Stratégie, crise, évolution des consommateurs, liens avec L’Oréal… Il livre sa vision.

Le Vif/L’Express : En avril 2008, vous avez accédé à la direction de Nestlé à la veille d’une crise économique historique. Etait-ce une promotion ou un cadeau empoisonné ?

Paul Bulcke : J’ai la chance de diriger une entreprise très solide, mondiale, mais extrêmement décentralisée, donc rapide à s’adapter. La hausse des matières premières, les difficultés des banques et la crise des subprimes nous avaient déjà conduits à réagir. Quand la crise s’est installée, nous avons serré les boulons, gelé les frais généraux et redéfini les priorités. Mais nous n’avons pas changé notre stratégie. En revanche, nous avons tenté de répondre aux problèmes de pouvoir d’achat. En nous inspirant de notre stratégie dans les pays émergents, nous avons proposé, par exemple, des conditionnements plus économiques, comme le Nescafé en petits sachets. Cela permet aux consommateurs de mieux gérer leurs dépenses dans le temps. Malgré l’explosion des prix des matières premières comme le cacao ou le café, et la flambée du franc suisse, Nestlé s’en sort plutôt bienà

Au premier semestre 2011, nous avons réalisé une croissance organique de 7,5 %. Toute notre stratégie consiste à proposer des produits à valeur ajoutée. Par exemple, lorsque nous vendons les capsules de café Nespresso, il ne s’agit pas juste d’offrir un  » café premium  » mais tout un système, y compris les machines à café. De même, lorsque nous commercialisons les produits minceur Jenny Craig, ils sont couplés à un service complet qui propose des conseils de nutritionnistes. Ainsi, quelles que soient les marques, nos prix sont corrélés à la valeur que nous apportons aux consommateurs.

L’envolée des prix des matières premières ne vous a-t-elle pas contraints, cependant, à augmenter vos tarifs ?

Il faut savoir qu’avant de se résoudre à augmenter nos prix, nous agissons sur les achats pour amortir les fluctuations du coût des matières premières à court terme. Nous jouons aussi sur l’innovation. Enfin, nous luttons contre les gaspillages à tous les niveaux de la chaîne de production.

Comment définissez-vous l’ADN de Nestlé, une multinationale qui a maintenu son siège à Vevey et qui vend aussi bien de la nourriture pour bébés que des glaces, des pizzas ou des aliments pour animauxà ?

La réponse tient en trois mots : nutrition, santé et bien-être. A nos yeux, l’alimentation doit avant tout apporter du plaisir, en plus d’être équilibrée, bien sûr. Il s’agit aussi d’informer au mieux le consommateur. A cet égard, regardez ce qui a été fait au cours des dernières années concernant l’amélioration de l’étiquetage sur nos emballages. Nous avons également revu la quasi-totalité de nos recettes. Partout, dans le monde, le coût des systèmes de santé explose. Au lieu de corriger les dégâts a posteriori, nous pensons qu’il est possible de réduire ces dépenses en modifiant progressivement les habitudes alimentaires. La nourriture sera toujours moins chère que les médicaments. En tant qu’industriel de l’agroalimentaire, nous avons aussi un rôle à jouer. S’agissant des enfants, le pari est ainsi d’éduquer toute une génération dès le berceau à manger peu salé et peu sucré.

N’est-ce pas plutôt les succès de vos concurrents comme Activia ou Actimel qui vous ont incités à accentuer ce positionnement marketing et à créer, l’an dernier, la division Nestlé Health Science ?

Nestlé est la seule entreprise qui accompagne l’être humain du début jusqu’à la fin. Cela nous impose quelques devoirs. La création de Nestlé Health Science vise à proposer des produits adaptés au public victime de maladies chroniques comme le diabète ou l’obésité. Cette filiale, à la frontière de l’alimentation et de la pharmacologie, a pour vocation d’utiliser les dernières recherches en sciences moléculaires ou en génétique. Quant à notre positionnement  » santé « , il n’est certainement pas motivé par la stratégie de nos concurrents.

Kit Kat, Perrier, Nesquik, Buitoni, Nescaféà Les marques du groupe que vous dirigez sont mondialement connues, mais vous, Paul Bulcke, qui êtes-vous ?

Je suis né à Ostende et j’ai grandi en Belgique. Après mes études, à 25 ans, je suis entré chez Nestlé. J’ai passé seize ans en Amérique latine, mais j’ai aussi occupé des responsabilités au Portugal, en Allemagne, en Tchécoslovaquie et aux Etats-Unis.

En trente ans, vous n’avez jamais eu envie d’aller respirer un autre air ?

Je suis d’une nature fidèle. Chez Nestlé, il y a des valeurs auxquelles je m’identifie, comme le respect, l’exigence de la qualité et la passion pour le consommateur. Ici, on privilégie le long terme et le pragmatisme. Les deux pieds sur terre, moi, j’adore. Cela me permet d’être 100 % moi-même. Et puis, j’ai vécu des expériences tellement diverses, dans des pays si différentsà Il n’est pas nécessaire de changer d’entreprise tous les deux ans pour conserver de l’énergie et de la motivation.

Dès votre nomination, vous avez annoncé vouloir conquérir 1 milliard de nouveaux clients dans les pays émergents. Est-ce toujours votre priorité ?

Oui, mais nous n’avons pas l’intention pour autant d’abandonner les pays développés. Ils représentent plus de la moitié de nos ventes. Le poste alimentation dans le budget des ménages nous offre de facto une marge de progression et de belles opportunités. Mais la croissance de certaines régions du monde nous incite à y accélérer nos investissements. Nous venons, par exemple, de débourser 1,2 milliard d’euros pour acquérir la majorité du capital du confiseur chinois Hsu Fu Chi pour lequel nous attendons le feu vert des autorités. Dans les pays en développement, nous proposons des produits à positionnement populaire [PPP], adaptés aux consommateurs locaux.

Pourtant, c’est Paris que vous avez choisi pour annoncer, le 20 octobre, vos résultats mondiaux. Pourquoi ?

La France constitue notre deuxième marché mondial après les Etats-Unis. Nous y disposons de 31 usines, de 5 centres de recherche et y employons 17 000 salariés. Nestlé y est présent depuis le début de son histoire et, géographiquement, la France est notre voisine. De plus, on y est deux fois plus gros que Danone, le n° 2. Il est vrai que la croissance n’y est pas extravagante, que les relations avec la grande distribution sont difficiles, mais cela représente un bon challenge pour Nestlé : comment plaire au consommateur, lui proposer des produits innovants tout en ménageant son porte-monnaie.

Vous touchez près de 9 millions de francs suisses de salaire annuel. Pensez-vous que les grands patrons sont trop payés ?

Une partie de ma rémunération est fondée sur la performance. Je travaille tous les jours pour mériter ce que je gagne. Si quelques patrons reçoivent des émoluments exorbitants, ce n’est pas une raison pour mettre tous les dirigeants dans le même panier.

Que pensez-vous de la crise que traverse aujourd’hui l’Europe ?

Cette crise est due à une vision financière et court termiste, et à des Etats qui ont vécu au-dessus de leurs moyens pendant des années. Si nous gérions nos entreprises comme ils ont géré leurs budgets, nous aurions été mis à la porte depuis longtemps !

Nestlé est le deuxième actionnaire de L’Oréal. Comment envisagez-vous l’avenir de cette participation ?

Il ne me revient pas de répondre à cette question. Les conditions qui lient Nestlé et la famille Bettencourt sont publiques. Comme l’a indiqué récemment le président du conseil d’administration de Nestlé, Peter Brabeck, le conseil réfléchit sur ce sujet.

Un rapprochement des shampooings Dop et du Nescafé vous semble-t-il pertinent ?

Joker !

Au-delà, que vous inspire l’affaire Bettencourt ?

Les disputes de famille sont toujours regrettables, a fortiori lorsque les problèmes sont étalés sur la place publique.

PROPOS RECUEILLIS PAR LIBIE COUSTEAU

 » Le poste alimentation dans le budget des ménages nous offre de facto une marge de progression « 

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