Docteur Lou et Mégalo Reed

Son nouveau best of, NYC Man, replace l’ouvre de Lou Reed dans l’histoire du rock comme celle d’un tracé vénéneux, où la douceur exquise de certains morceaux contraste avec l’orgie électrique de Vicious, Rock’N’Roll ou White Light/White Heat. Rencontre new-yorkaise avec un manipulateur d’humeurs

Le double CD NYC Man, chez BMG, sort le 12 mai. Lou Reed jouera en concert son dernier disque studio The Raven, basé sur des £uvres d’Edgar Allan Poe, le 25 mai à la salle Reine Elisabeth, à Anvers. Tél. : 0900 260 60 (0,45 euro/min).

De Andy Warhol à David Bowie, Lou Reed a longtemps entretenu avec le monde extérieur, y compris son cercle intime, des relations caractérisées par une potentielle paranoïa et un amour de la provocation. Une image nourrie dans les années 1970 par un processus partagé entre autopromotion destroy et comportement asocial : Lou se montre amateur averti de petits scandales – lorsqu’il gifle Bowie en public – et de provocations plus idéologiques, particulièrement lorsque ce fils d’une ordinaire famille juive new-yorkaise se produit en concert, les cheveux teints en  » blond aryen « , ajoutant une tonsure en forme de croix de fer dans sa chevelure rasée. Ces comportements en partie suscités par les drogues (amphétamines, héroïne) sont abandonnés au début des années 1980 au profit du tai-chi et d’une admiration un peu délirante pour le Son, qui devient sa passion partout vantée. Tout cela conditionne la lecture de ses disques, peintures déchirées de la société américaine où l’acteur central – New York – offre sa cruauté endémique, tout comme son impossible beauté urbaine au regard du monde. A égalité avec NYC, Lou Reed est l’autre personnage de ses chansons, souvent marqués par les tragi-comédies de son propre parcours : le fils paumé soumis aux électrochocs ( Kill Your Sons), le camé de 21 ans qui goûte pour la première fois la poudre dans un bouge de Harlem ( Heroin), mais aussi la transsexualité de ses proches ami(e)s ( Walk on the Wild Side) ou le drame personnel de la perte d’un mentor (Warhol hante Songs for Drella, réalisé avec John Cale). Rencontrer Lou Reed va donc de pair avec une apnée prolongée dans quarante années de carrière riche et complexe, dont on retient d’abord quelques grands riffs de guitares ( Sweet Jane, Ecstasy). Mais aussi l’expérimentation et l’amour du jazz ( The Bells), un profond talent pour les chansons sublimes et neurasthéniques ( Caroline Says, Berlin…), voire les tentatives malicieuses d’un délire électronique incroyablement précoce ( Metal Music Machine, sorti en 1975). Davantage qu’un hit-maker – il n’a finalement eu qu’une petite poignée de tubes véritables depuis 1967-, Lou Reed s’est imposé dans l’histoire du rock comme un auteur-compositeur brillant, plus proche dans sa description de la société américaine de Paul Auster que de Dylan. Depuis sa rencontre amoureuse avec l’artiste/conceptrice Laurie Anderson, il y a une dizaine d’années, Monsieur Reed a réfréné sa légendaire parano, et l’époque où il s’affichait publiquement avec Rachel (un  » il  » devenu  » elle « ) et prenait plus de drogues que Bowie et Iggy Pop réunis semble définitivement révolue. En ce samedi d’avril, dans son bureau/loft de Soho, Lou reçoit sur canapé et joue avec Lola, petit chien espiègle. Mais la sérénité  » reedienne  » n’est, évidemment, qu’apparence puisque, rock’animal à sang froid, il possède toujours le talent méphistophélique d’alterner chaud et glacial. Exactement comme son image banale de sexagénaire en jeans qui, vu de dos, porte néanmoins un sweat-shirt orné d’une double tête de mort. De face, Lou est tour à tour tatillon, drôle, cassant, enthousiaste et, par-dessus tout, sûr de son talent d’auteur et de manipulateur.

Le Vif/L’Express : Sur cette nouvelle compilation, NYC Man, vous présentez 31 morceaux couvrant la période de 1965 à nos jours, certains dans des versions inédites ou rares, toutes remasterisées. Quel était le sentiment qui vous dominait en présence de toutes ces bandes, j’imagine, recueillies un peu partout ?

E Lou Reed : J’étais devant ces piles de cartons et de bandes, et j’étais envahi par un sentiment de joie. J’avais déjà tenté, il y a quelques années, de rassembler ce matériel et je n’y étais pas parvenu. C’est assez difficile de mettre la main – physiquement – sur pratiquement quarante ans de musique. On a retrouvé des cartons à moitié ouverts avec les bandes gisant sur le sol de caves humides, des bandes complètement oxydées qu’on a pu, heureusement, recopier et sauver. Mon but était de faire de NYC Man une véritable expérience, sans souci d’ordre chronologique, parce que mes chansons ne sont pas datées dans le temps par leur sonorité ou leurs paroles.

Comment avez-vous travaillé sur ce disque d’un point de vue sonore ?

E J’ai travaillé d’un point de vue universel sur les sons, les thèmes, les tempos, les émotions, les clés. Mon but était de réparer ce qui était réparable avec la technologie actuelle et de donner à l’auditeur ce qu’il n’avait pas perçu dans le vinyle. Après la dix-huitième minute d’une face de 33-tours qui en fait vingt, la qualité décline, les basses sont moins bonnes. Lorsqu’elles ont transféré les albums en CD, les maisons de disques ont recopié ce défaut… J’étais là pour améliorer les choses, pas pour assembler un CD. Je ne suis pas payé pour faire ce genre de choses ( vague sourire).

L’un des morceaux les plus frappants de NYC Man est The Bells, qui date de 1979. On y entend notamment Don Cherry et sa trompette en folie.

E Je n’avais jamais été content de ce morceau dans sa version originale parce qu’il contient un effet appelé  » Binaural Sound  » qui permet une écoute à 360 degrés et donne une perception étonnante. Je ne sais pas si vous avez écouté ce disque dans sa nouvelle version… The Bells n’est-il pas stupéfiant, géant, avec un son qui se répand partout et qui arrive brusquement de derrière vous ? ( Il s’emballe. ) Vous n’avez jamais entendu quelque chose comme cela dans votre vie, pas vrai ? Je pense que c’est un nouveau genre de musique, pas moins.

Je ne l’ai reçu qu’avant-hier soir, je n’ai pu l’écouter que pendant le voyage sur un discman…

E Ce serait peut-être intéressant que vous l’écoutiez sur autre chose qu’un  » discman  » ( air dégoûté). Attendez ! ( Il appelle son assistante. ) Priscilla, mets le volume deux, la plage huit (l’intro de The Bells remplit toute la pièce, un vagissement de rock et une coulée de jazz fondus ensemble, Lou coupe la musique après trente secondes). Et alors ? Même les mots forment des sons, ils sont à la limite de l’audibilité, ils font fonction de ch£urs grecs à l’arrière-plan…

C’est comme le son d’un film, sauf qu’il n’y a pas de film…

E Il y en a un, mais il est dans la tête. Sur ce disque, il y a Don Cherry (jazzman, père de Neneh Cherry). Pour moi, le jazz a été une révélation, notamment le travail d’Ornette Coleman que j’ai invité sur The Raven ( NDLR : son plus récent disque studio). J’aime Ornette dans tous ses aspects, mais d’abord dans sa façon de penser.

Comme Warhol ?

E Personne ne parle autant que Warhol ne parlait, mais je n’établis pas de hiérarchie entre ces gens : Ornette 7, Warhol 9, c’est un peu crétin, non ?

Enfant, quel a été votre premier choc musical ?

E Choc musical ? Fats Domino jouant The Fat Man, et puis la radio, The Sound of the Horn, Alan Freed, The Magnificient Montaigu. La télévision ne m’intéressait pas, sauf le Ricky Nelson Show, parce que James Burton y jouait de la guitare. J’ai également découvert Elvis à la télévision.

Je voulais vous parler de Pete Cornish, un technicien anglais qui, paraît-il, a changé votre vie…

E Je l’ai rencontré parce qu’un de mes amplis avait un régulateur de voltage faussé et cela l’a bousillé. J’ai demandé à Mike (Rathke) qui m’a dit :  » Il n’y a qu’un type au monde dans lequel j’aurais confiance pour ce genre de boulot et c’est le génial Pete Cornish. Il a changé ma vie parce qu’il réalise des exploits qui améliorent radicalement la qualité du son. Il a construit des choses insensées, comme une machine capable de supprimer le feed-back d’une guitare acoustique. Il m’a également construit la  » pédale mortelle « , qui intensifie la distorsion des haut-parleurs, un son que j’apprécie particulièrement. Voilà deux exemples de ce qu’il a fait pour moi.

Etes-vous fasciné par le destin des chansons qui échappent au contrôle de leurs géniteurs ? Je pense à votre Perfect Day, initialement paru sur Transformer, en 1972, puis repris un quart de siècle plus tard sur la BO de Trainspotting, et finalement reconverti en tube en 1997 par la BBC.

E Disons réenregistré par la BBC à l’occasion de son xième anniversaire, quelque chose du genre. Et ensuite, devenu un hit, trente ans après avoir été écrit : qu’est-ce que vous dites de cela ?

Pensez-vous que ce best of va permettre à un public plus jeune de redécouvrir votre travail ? Pourquoi ne passez-vous pas plus à la radio, à la télévision, dans les médias, particulièrement en Amérique ?

E Parce que le monde n’est pas juste. Ce serait présomptueux de ma part de dire que l’Amérique a besoin de moi, mais si jamais c’était le cas, je pense que c’est la bonne période. Le comportement actuel de l’Amérique est terrible, mais le plus effrayant est l’opacité des événements actuels. Qui fait quoi ? Pourquoi ? (le son des sirènes hurlantes s’approche du bâtiment). Qu’est-ce qui se passe ici ? C’est la fin du monde ?

Pas avant la fin de l’interview….

E ( Il rit pour la première fois. ) Ils n’oseraient pas !

Posons la question de l’impact de votre musique sur l’actuelle société américaine : celle-ci va-t-elle bénéficier de l’écoute d’une musique qui est parfois sombre, difficile, complexe ?

E Sombre, difficile et complexe : cela sonne comme une publicité pour une eau de Cologne pour acteurs de cinéma. Il était sombre, il était difficile, il était complexe… mais il nous appartenait ! ( sourire). Les choses ne sont pas aussi simples parce qu’on peut également utiliser le mot  » romantique  » à propos de ma musique.

Considérez-vous vos chansons comme vos enfants ?

E Je les aime toutes, et je peux me rappeler exactement les circonstances dans lesquelles elles ont été écrites : j’ai une excellente mémoire… Par ailleurs, je ne reçois pas énormément de feed-back de fans mais pour Magic and Loss (sorti en 1991, dédié à plusieurs amis disparus, dont le compositeur Doc Pomus), j’ai eu beaucoup de lettres. Elles émanaient de gens qui ont approché la mort sans avoir de musique à écouter, à l’exception de vieille musique européenne. Il y en a désormais une autre.

Qu’est-ce qui vous stimule encore dans la musique ?

E La vraie chose pour les musiciens, c’est le son des instruments (…). Les applaudissements d’un public est l’une des cinq choses que j’aime, et ce n’est pas rien, mon ami ! Tout cela est parti de ma première guitare, une Harmony, un modèle bon marché, un cadeau de mes parents, elle sonnait atrocement mal, mais l’intention était bonne…

Entretien : Philippe Cornet

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