Pour qui sonne le glas ?

Ce n’est pas la première fois que les circonstances me propulsent face à mon éminent collègue Philippe Van Parijs. Alors, de peur qu’on se méprenne, je déclare bien haut que l’homme PVP (trois lettres qu’il sera loisible à tout un chacun de prononcer  » Pévépé  » ou  » Pivipi « ) est sympathique, allure décontractée d’universitaire américain et cordialité contagieuse.

PVP est économiste et philosophe. Titulaire à l’UCL de la chaire Hoover, il lui arrive d’aborder en intellectuel des questions qui sortent de son domaine, comme l’emploi des langues à Bruxelles, au sein des institutions européennes et dans le vaste monde. A ce stade, le spécialiste redevient un témoin ordinaire, plus sensible à des pulsions affectives, voire politiques, que préoccupé de science.

N’est-ce, par exemple, qu’un hasard si les considérations de PVP relatives aux  » facilités linguistiques  » en périphérie bruxelloise (il prône leur extinction) ou à la mise sur un pied d’égalité absolue du français et du néerlandais dans la capitale (mais assujettis à l’anglais :  » quel merveilleux compromis !  » écrit-il) rejoignent certaines positions flamandes ? Peut-être pas. PVP, il ne le proclame ni n’en fait mystère, est flamand. Ses parents l’ont inscrit à l’école en français. Un psychanalyste trouverait – qui sait ? – dans cet épisode la clé d’une sourde hostilité envers la langue française. Le français des Lumières, instrument d’émancipation aux yeux de beaucoup, apparaît à PVP une arme de domination : coupable, jadis, de la marginalisation des parlers flamands et de l’éradication des patois wallons ; responsable, aujourd’hui, du  » pétrin  » congolais par son alliance avec une  » caste  » opposée à l’alphabétisation du peuple en linguala, kikongo, ciluba ou swahili. En regard, l’anglais est la langue du c£ur (cela dit avec un clin d’£il, PVP et ses proches me comprendront).

J’exagère ? Lisez le texte de PVP. La rhétorique y est systématiquement rapetissante. Les Estoniens, les Hongrois ou les Finlandais ressentent peu de motivation  » pour apprendre une de nos langues nationales  » (aucune différence de statut n’est suggérée entre elles : j’y reviendrai).  » Soixante millions d’Indiens ont déjà fait l’effort  » de se mettre à l’anglais (tiens ! là il ne s’agit plus d’une aliénation coloniale) et on ira leur expliquer qu’il faut étudier encore  » le français ou l’espéranto  » ? L’adoption de la langue locale dans  » les documents administratifs  » (et voilà, coucou, la circulaire Peeters) est  » valable pour le français au Québec, le néerlandais en Flandre ou l’euskara au Pays basque « . Le grec  » s’est ratatiné  » sur son territoire d’origine et  » ce sera la même chose pour le français  » (d’où, on le présume, ce déni de la francophonie). Le secrétaire général de l’Institut international de philosophie a-t-il l’audace de prendre la parole en français à New Delhi ? C’est comme si les autochtones  » avaient parlé le télougou, langue d’un Etat indien qui a presque le même nombre de locuteurs que le français  » (et combien de philosophes ?).

La place manque pour épingler les allégations tendancieuses qui truffent le factum de PVP. Je me contenterai de deux rappels.

Primo, le français, fort de 80 millions de locuteurs natifs et de 200 millions d’utilisateurs, bénéficie d’un statut officiel dans 29 pays et sur les cinq continents. Il reste la langue de l’Union postale, une des langues de l’ONU, des Jeux olympiques… Selon une enquête de l’Unesco, 78 % des savants non francophones se déclarent toujours aptes à lire un article rédigé en français dans leur aire de spécialité (contre 92 % en anglais). Allons, de grâce, pas de triomphalisme mais pas de défaitisme non plus. Quelle autre langue moderne – sinon l’anglais, éventuellement – dispose d’un pouvoir d’attraction capable de s’exercer sur autant d’écrivains étrangers : roumains (Cioran, Ionesco), espagnols (Semprun, Arrabal, Del Castillo), tchèques (Kundera), argentins (Bianciotti), cubains (Manet), grecs (Alexakis), hongrois (Wiesel), irlandais (Beckett), russes (Adamov, Makine), canadiens anglais (Nancy Huston), chinois (Shan Sa, Dai Sijie, Gao Xingjian)… ? Décidément, PVP devrait, ne fût-ce que par curiosité, risquer de temps en temps un mot de français lors de ses voyages. L’accueil l’étonnera.

Secundo, l’erreur fondamentale de l’économiste est de ravaler la langue à un vêtement interchangeable de la pensée. Non. La langue façonne la pensée. Elle nous dote d’un patrimoine spirituel et sentimental ; en l’occurrence, pour le français, un idéal, forgé au cours des siècles, de démocratie, de républicanisme, de laïcité, de liberté individuelle et de justice collective. Des mots creux ? Le dernier numéro des Copenhagen Studies in Language, peu suspect d’amateurisme, développe un plaidoyer contre l’uniformisation des esprits et, donc, pour la pluralité des idiomes. J’en livre deux phrases à la méditation de PVP :  » Our view of the world is determined by the words we have at our disposal  » (p. 41) et  » Le fait de parler une langue nous prédestine à penser d’une certaine manière  » (p. 154).

Les harangues de PVP en faveur du tout à l’anglais me font irrésistiblement songer à ce que devait être le discours de quelque obscur Gallo-Romain du ve siècle préconisant le tout au latin. On connaît la suite.

par Marc Wilmet,

La langue façonne la pensée. Elle nous dote d’un patrimoine spirituel et sentimental

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