La police sous le choc

Huit membres de la police d’Anvers sont inculpés pour concussion, corruption ou brutalités. Un scandale sans précédent, qui jette une lumière crue sur la culture de l’  » argent facile  » et la perte de repères dans un service public qui, aujourd’hui, tente de se reprendre

La tornade qui s’est abattue sur la police d’Anvers et, par ricochet, sur la ville elle-même, n’est pas près de se calmer. Du moins, en ce qui concerne la police, puisque la ville, elle, s’est dotée d’un nouveau bourgmestre, Patrick Janssens (S.PA), décidé à mettre fin à certaines dérives communales. Retour sur le début d’un scandale qui a terni un peu plus, si c’était encore nécessaire, l’image de la métropole. Le 7 février dernier, le quotidien Gazet van Antwerpen publiait les propos anonymes d’un policier dénonçant la distribution à ses fidèles, par Luc Lamine, chef de la police d’Anvers, d’une dizaine de cartes Visa. De fil en aiguille, on découvrait que l’  » usage créatif  » (c’est-à-dire privé ou semi-professionnel) de cartes de crédit n’était pas le monopole de la police. En effet, le secrétaire communal et son adjoint, le receveur communal et, même, dans une très moindre mesure, des membres du collège échevinal, avaient goûté à ce système, mis en place au début de l’année 2002 par le secrétaire communal, le tout-puissant Fred Nolf. La pelote se déroulant, d’autres faits (corruption, concussion, détournement de fonds, faux et usage de faux et, tout récemment, brutalités à l’égard d’étrangers) étaient révélées au grand jour. Les inculpations n’allaient pas tarder pour quatre fonctionnaires communaux et huit policiers. Parmi ces derniers, Luc Lamine, connu pour ses positions progressistes et sa vision ambitieuse de la police mais, dit-on aujourd’hui, mauvais manager.

Le feu couvait, en fait, depuis des mois. Lamine, au moment où il propose des cartes de crédit à sa garde rapprochée, en violation du nouveau statut des policiers, n’est déjà plus maître de sa police. Le plus grand corps du pays (2 200 hommes environ) couvre une vaste zone, coïncidant avec les limites de la ville d’Anvers. Pour rappel, avec ses deux zones, Bruxelles-Capitale est  » défendue  » par 2 400 hommes. Vu sa taille, la zone de police d’Anvers est divisée en six sections, qui sont autant de baronnies où, parfois, des choses aussi essentielles que les horaires de travail étaient laissées à l’appréciation des chefs locaux. Les velléités centralisatrices de Lamine se heurtent vite à l’hostilité de certains chefs de section. Pour éteindre le feu, Lamine suggère à celui qui passe pour être le meneur, Serge Muyters, responsable de la zone Ouest, de le rejoindre au quartier général. Celui-ci décline la proposition et repousse l’offre d’une carte Visa. Quelques jours après, les premiers articles accusateurs paraissent dans la presse. Le grand déballage a commencé.

A tort ou à raison, Lamine attribue les déboires de son  » clan  » (lui-même et les commissaires divisionnaires Luc Van Beylen et Guido Dupont, inculpés et suspendus depuis cinq mois) au camp d’en face. Dans cette atmosphère de règlements de comptes, la  » chute  » du commissaire en chef Eddy Den Hondt, directeur de l’académie anversoise de police, soupçonné de concussion et de corruption, et celle du commissaire Bart De Bie, inculpé, avec l’un de ses adjoints, pour les mauvais traitements qui auraient été infligés à une famille turque au commissariat de la zone Ouest, font figure de réponse du berger à la bergère : ces policiers sont supposés appartenir au  » clan  » Muyters. Bien sûr, le parquet d’Anvers dément être l’instrument d’une quelconque vendetta policière interne. Dans le cas des brutalités imputées à De Bie et à son inspecteur, la dénonciation provenait de cinq de ses collègues. Quant à l’inculpation de deux inspecteurs de la  » zone-City  » pour rédaction de faux procès-verbaux et brutalités infligées à deux Algériens en séjour illégal, elle fait suite à une plainte déposée auprès du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme. Serge Muyters, lui, reste en dehors de la tourmente judiciaire, mais il est soumis à forte pression. Raison pour laquelle, a-t-il expliqué dans les médias, il a décidé de faire son coming out, c’est-à-dire de révéler son homosexualité, avant que celle-ci ne devienne objet d’insinuations de la part de ses adversaires. Décidément, ces Anversois ne font jamais rien comme tout le monde. Une opinion qui, d’habitude, n’est pas pour leur déplaire. Mais là…

La culture du privé

Cela commence à en faire beaucoup pour une police privée de 3 de ses 13 cadres supérieurs et affublée un peu vite – les enquêtes judiciaires sont toujours en cours – des qualificatifs peu amènes de  » raciste  » et de  » profiteuse « . Et, encore, prétend la rumeur, le pire serait à venir. Certains observateurs résument les maux de la police en un mot tiré du vocabulaire des affaires : incentive, stimulation de la motivation par l’octroi d’avantages divers. Traduction : la culture du privé (ou supposée telle) aurait contaminé la fonction publique. A force de fréquenter des chefs d’entreprise qui gagnent trois fois plus qu’eux, de hauts fonctionnaires de police auraient cherché à améliorer leur standing en se faisant de menus cadeaux, en vivant large. Une dérive qui n’est pas propre à Anvers ni, même, à l’univers policier. Les policiers et les officiers supérieurs qui trichent dans le relevé de leurs heures supplémentaires sont, paraît-il, en augmentation inquiétante. Même certains bourgmestres couvrent ou suscitent les abus, n’hésitant pas à gonfler leur staff ou à puiser dans les effectifs policiers pour se doter d’un chauffeur ou d’un entourage. Bref, l’esprit du service public se perd. Résultat : le meer blauw in de straat ( » plus de bleu dans la rue « ), carotte de toute réforme policière, reste largement une fiction.

Le cas anversois montre, cependant, que la détermination de la justice à faire la lumière sur ces abus porte ses fruits. Beaucoup apprécient l’activité du procureur du roi d’Anvers, Bart Van Lijse- beth, ancien substitut du parquet de Bruxelles et ancien administrateur général de la Sûreté de l’Etat – étranger, donc, au  » potopoto  » anversois. Du coup, certains se prennent à rêver d’un  » commando  » extérieur qui viendrait  » remettre de l’ordre  » à la police d’Anvers. Pour l’inspecteur en chef Hugo Van Laeken, responsable de la section anversoise du syndicat libéral, c’est la chose à ne pas faire !  » Les policiers anversois prendraient très mal ce désaveu, déclare-t-il. S’il doit y avoir un appel à candidature, que cela se fasse suivant les règles habituelles d’une sélection, et en toute transparence !  »

Les policiers supportent avec stoïcisme l' » assertivité verbale des Anversois « , concède Eddy Baelemans, chef de corps faisant fonction, pour qui le moral – et la morale – de ses troupes est le souci n° 1. Car il n’y a pas eu de vacance du pouvoir à la tête de la police d’Anvers. Les compétences des officiers suspendus ont été immédiatement redistribuées. En dépit du bref tour de piste de l’aréopage (composé du procureur du roi d’Anvers, du conseiller en sécurité du Premier ministre, de membres du Comité P, d’un spécialiste de la sécurité privée, etc.) ironiquement surnommé  » le conseil des professeurs « , censé offrir une guidance morale, c’est le chef de corps qui est légalement investi de la responsabilité de sa police, sous l’autorité du bourgmestre. L’équipe remplaçante a donc lancé des investigations pointues pour vérifier la légalité de tous les actes administratifs et dressé l’inventaire des situations qui pouvaient générer l’attribution d’avantages individuels, sous quelque forme que ce soit. Exemple : le décidément délicat relevé des heures supplémentaires. Tout cela, à petits pas, en consultant fréquemment les organisations syndicales, pour préserver une paix sociale qui ne tient qu’à un fil.  » Les fautes de la hiérarchie ne doivent pas être le prétexte à pourchasser les hommes de la base « , prévient le syndicaliste Hugo Van Laeken.  » Tout le monde a été très choqué par ce qui est paru dans les médias, admet Baelemans. Mais les gens comprennent aussi la nécessité de poser des limites et de les contrôler. De petits changements peuvent avoir de grands effets…  » Quant à entreprendre des réformes plus profondes, il faudra attendre la désignation du nouveau chef de corps. Eddy Baelemans ne sait pas encore s’il se portera candidat. Une chose est sûre : il ne demandera pas un sou de plus.  » La police d’Anvers est en dessous des limites budgétaires « , assure-t-il. A chacun, maintenant, de prendre ses responsabilités. C’est le maître mot à Anvers. De la police vers le bourgmestre. Et du bourgmestre vers le pouvoir fédéral. l

Marie-Cécile Royen

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