Amants secrets

Jean Dujardin et Cécile de France tournent Möbius sous la direction d’Eric Rochant. Une histoire d’amour sur fond d’espionnage. Visite sur le plateau d’un des films les plus attendus de 2013.

Soyez attentif, s’il vous plaît. Il en va de la survie de cet article dans un monde où les apparences sont souvent trompeuses et les coups bas fréquents. Question : l’équation x = (2 + t cos v) cos 2v a-t-elle un rapport avec Eric Rochant ? Si oui, Jean Dujardin et Cécile de France sont-ils énantiomorphes ? Si non, pourquoi le film qui réunit le premier, comme réalisateur, et les seconds, comme comédiens, s’appelle-t-il Möbius, du nom de ce ruban qui ne possède qu’une seule face ?

Toutes questions qui méritent d’être posées, alors que s’achève dans un studio parisien le montage de cette histoire d’amour et d’espionnage à l’affiche aussi glamour qu’excitante. Quant à la signification du titre, il va falloir attendre un peu pour comprendre de quoi il retourne. Quoique les interrogations étant parfois sans fin, les réponses ne trouvent pas toujours chaussure à leur pied. Allons-y pas à pas et avançons en marchant. A l’endroit ou à l’envers, selon qu’on se retrouve, cet été, à Bruxelles et à Luxembourg, sur le tournage du film ou, cet automne, à Paris, pour la postproduction.

Ce vendredi 19 octobre, Eric Rochant porte une chemise couleur blanc cassé et s’installe sur un canapé gris clair. Comme une tentative de camouflage, lui qui vit avec ses espions depuis déjà plusieurs mois. En fait, non. Plutôt comme la volonté de positiver après une semaine cauche-mardesque.  » Monter un film, c’est passer de l’enthousiasme au découragement, souligne le cinéaste. Au début, il est toujours agréable de voir les scènes se mettre en place. Et puis, quand on rentre dans les détails, ça commence à coincer. L’angoisse arrive.  » Il y a quelques jours, c’était l’horreur car rien ne fonctionnait. Aujourd’hui, c’est quasi le bonheur et ce  » château de cartes  » qu’est un film commence à tenir debout.

Devant ses écrans, Pascale Fenouillet, monteuse fidèle d’Eric Rochant, clique et reclique pour agencer les images. Un vrai travail de souris. La scène en cours est la première du film : trois Américains discutent à propos d’une affaire concernant un de leurs agents en Europe. Conversation sibylline. Celui qui semble être le patron du groupe, Bob, est joué par Wendell Pierce. Oui, mesdames, messieurs : Wendell Pierce. Alias l’inspecteur William  » Bunk  » Moreland dans The Wire (Sur écoute). Du lourd. Du très lourd. Qui dit le désir d’Eric Rochant d’embarquer le public dans les coulisses de l’espionnite internationale, des Etats-Unis à Monaco, de Montréal à Moscou, et aussi (surtout ?) de toucher du doigt la mythologie d’une des plus grandes séries de l’histoire de la télévision. D’ailleurs, quand l’acteur a débarqué, quelques mois plus tôt, sur le tournage installé dans un des salons de l’hôtel Métropole, tout le monde s’est tu. A tourné la tête. Oui, c’est lui. C’est bien lui. Le flash-back, c’est donc maintenant.

Il faut le reconnaître, revoir Eric Rochant sur un plateau de cinéma est une bonne nouvelle. Le réalisateur d’Un monde sans pitié et des Patriotes, tête de file, avec Arnaud Desplechin et Pascale Ferran notamment, d’une nouvelle génération de réalisateurs apparue au tournant des années 1980-1990, avait raté le virage de l’an 2000. Les échecs de Total Western et de L’Ecole pour tous l’ont mis quelque temps au placard, avant qu’il en ressorte grâce au succès de la série Mafiosa.  » Le projet, au départ international, remonte à cinq ans, explique le producteur Eric Juhérian. La crise économique en a ralenti le financement. On s’est replié sur une histoire plus française.  » Entre-temps, Eric Rochant a retrouvé la voix, Jean Dujardin est devenu star, Cécile de France s’est imposée.  » Le retard a été profitable. La vie d’un film tient souvent à d’heureux hasards « , renchérit Mathias Rubin, l’autre producteur. Résultat : 15 millions d’euros pour l’une des affiches les plus attendues de 2013 – sortie en janvier.

La première rencontre : jeux de regards et de miroirs

On y retourne. Eric Rochant a du talent et porte un chapeau. Il orchestre aujourd’hui une scène importante, la première rencontre, dans une boîte de nuit, entre Moïse et Alice, Jean et Cécile donc, l’un espion russe, l’autre trader débauchée par un homme d’affaires russe aux mains sales, interprété par l’immense Tim Roth. Jeux de regards et de miroirs. Poigne de fer et séduction. Coup de foudre et manipulation. Mais qui manipule qui ? C’est le n£ud du film, et il doit couler au millimètre. D’où le gros enjeu du jour.

Entre deux plans, Jean Dujardin va s’en griller une. L’artiste oscarisé ressemble toujours au voisin d’à coté, prêt à la bamboche. Pas bégueule pour un rond. D’autant qu’il est heureux de retrouver les lumières après plus d’un an de diète.  » Je me suis mis la pression les deux premiers jours. Le sentiment d’être une baltringue. Eric [Rochant] est aussi exigeant que Michel [Hazanavicius]. Je l’adore, mais il ne laisse rien passer.  » On ne voudrait pas jouer les midi-nettes, mais voir le Dujardin et la de France emballer leurs personnages ressemble au petit Jésus en culotte de tapis rouge. Ces deux-là sont de véritables Rolls-Royce. Lui s’ébroue le visage avant l’action façon chameau et sort une vanne, elle, reste calme, silencieuse et concentrée. Ton juste, voix juste. La classe.

Eric Rochant tourne avec deux caméras. Arpente le décor en cherchant son cadre, dit quelques mots aux comédiens, fait le boulot. La séquence se termine par un travelling sur la nuque de Jean Dujardin quittant la boîte de nuit. C’est toujours beau, un gros plan en mouvement. Ça donne un petit truc particulier à la scène. A la fois poétique et inquiétant.  » Il faut faire voyager le gros « , disait Hitchcock.

Justement. Sir Alfred. Convoqué toutes les cinq minutes, et souvent n’importe comment, dès lors qu’il s’agit d’espions, de héros malgré lui et de couple contrarié. Sauf qu’avec Eric Rochant, capable de disséquer un film plus sûrement qu’une cuisse de poulet, la cinéphilie devient une £uvre d’art. Ou quasi.  » Ma compagne m’a dit un jour qu’elle voudrait que je réalise mes Enchaînés à moi. L’idée m’a plu. Möbius est donc une histoire d’amour sur fond d’espionnage où les amoureux, comme chez Hitchcock, ne peuvent pas vraiment s’aimer.  » En tout cas, c’est compliqué.

Casser les règles du cinéma pour retrouver la liberté

Vengeance, trahison, fidélité et double jeu. C’est le menu d’une relation entre les deux amants, qui tentent d’échapper à un univers devenu trop fort et trop violent pour eux. Le scénario est finement écrit. Qui évite l’accu-mulation de bastons pour mieux effleurer les corps et les sentiments. Tensions charnelle et dramatique réunies.  » Ma passion pour les séries télé m’a appris à casser les règles pour retrouver la liberté de filmer, reprend le cinéaste. Un sentiment que j’éprouve également avec les comédiens. Jean et Cécile sont à des kilomètres de leurs personnages, et on ne pense pas forcément à eux en lisant le script. J’aime ça. Mais, quand on les voit jouer, tout devient évident. Cécile est déterminée et glamour en même temps. Quant à Jean, il est le charme incarné. « 

On y retourne. Cette fois à Luxembourg. Direction l’hôpital municipal, service de cardiologie interventionnelle. Chambre 660. Alice est assise sur le lit. Moïse est venu la voir. Scène intimiste. Silence et chuchotements. Eric Rochant tourne autour des comédiens pour trouver le meilleur angle. Même méthode, même punition. Elle est sage, il s’agite. Pendant la pause, Jean Dujardin ira chatouiller les figurants déguisés en agents de la CIA, deux molosses de trois têtes carrées de plus que lui, baraqués comme un 15 tonnes, qu’il traitera de  » gonzesses « . Ça les fera marrer. Mais pas trop non plus. On peut imaginer qu’en général l’affaire se termine directement dans le coffre pour le rigolo. Sauf pour Jean Dujardin, qui sait trouver le ton adéquat pour apaiser les amours-propres irrités.  » J’ai besoin de ce genre de soupape. Il faut que je déconne. Que je sois volontairement déconcentré.  » Trente secondes plus tard, il prenait Cécile de France dans ses bras pour une scène à pleurer.

Retour à Paris, où les jours passent trop vite. Il faut finir le montage, enregistrer la musique, peaufiner la version française, éventuellement présenter le film au sélectionneur du Festival de Berlin, imaginer l’affiche, lancer la promotion. Le tout en quatre mois. Ce qui laisse tout de même assez de temps pour comprendre ce titre. A moins qu’il ne faille voir le film. Sûrement, d’ailleurs.

ERIC LIBIOT

 » Je me suis mis la pression les deux premiers jours. Le sentiment d’être une baltringue  » JEAN DUJARDIN

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