Picasso période braque

Après plusieurs mois de conflits en tous genres, le musée parisien consacré au peintre andalou a enfin rouvert ses portes. Mais, si le calme semble revenu, l’avenir n’est pas forcément au beau fixe. Tableau d’une institution sous tension.

Voilà. L’hôtel Salé accueille à nouveau les amoureux de Picasso. Les retrouvailles ont été fixées au 25 octobre, jour anniversaire de la naissance de l’artiste. Enfin ! Après cinq années de travaux et d’ubuesques péripéties. Si Barcelone, Malaga et Antibes se glorifient aussi de musées voués au peintre d’origine andalouse, l’établissement parisien, inauguré en 1985, abrite la plus riche collection publique d’oeuvres du monstre sacré, grâce à la dation de 4 000 d’entre elles par ses héritiers à la France, pays d’adoption de Picasso.

Sa réouverture était donc très attendue. Et, si elle clôt une période pour le moins houleuse – jusqu’au 1er septembre, nul ne savait qui réaliserait l’accrochage des pièces -, rien ne dit que l’avenir sera de tout repos. Aujourd’hui, le tableau n’est pas encore tout à fait fini. Reste à donner quelques coups de pinceau. Ou de couteau.

Le 13 mai dernier, à la veille de l’inauguration initialement programmée en juin, Anne Baldassari, aux rênes de l’institution depuis 2005, est débarquée par Aurélie Filippetti, alors ministre française de la Culture. Spécialiste de renom international, elle a piloté les travaux, mais les tutelles lui reprochent un management autoritaire et une incapacité de tenir des délais. Malgré la désignation express de son remplaçant, Laurent Le Bon, directeur du Centre Pompidou-Metz, l’inauguration est reportée à septembre, puis à octobre, tandis que s’engage un bras de fer entre le ministère et Anne Baldassari, redevenue  » simple  » conservatrice, sur le dossier de l’accrochage.

Dans un premier temps, l’ex-patronne du musée se voit retirer le droit de le mener à bien : elle serait ainsi privée de toute reconnaissance pour ce projet auquel elle s’est consacrée sans compter. Mais, devant l’urgence, Aurélie Filippetti se ravise et lui en réattribue la tâche par  » respect du travail scientifique « . Anne Baldassari dénonce une campagne de déstabilisation et refuse d’obtempérer. Le suspense s’achève lorsqu’elle obtient par le biais d’un protocole conclu avec Fleur Pellerin, ministre fraîchement nommée, l’assurance de réaliser cet accrochage dans de bonnes conditions. La machine est remise en route, in extremis. La gestion des établissements muséaux repose aujourd’hui sur des enjeux qui dépassent le simple intérêt de l’art.

Comment s’est passé l’accrochage ? Depuis septembre, une trentaine de camions sous escorte policière acheminent peintures et sculptures vers la cour de l’hôtel Salé, au départ des réserves, situées en banlieue. Une équipe de 20 personnes est chargée de l’accrochage. Pour installer les 450 oeuvres sélectionnées, cinq semaines sont nécessaires, durant lesquelles l’atmosphère vire à la guérilla sournoise. Dans le bâtiment, Anne Baldassari et Laurent Le Bon se croisent quotidiennement et s’évitent. Lorsque Fleur Pellerin visite le musée rénové, elle ne cherche pas à rencontrer la conservatrice, pourtant dans les parages.

Le personnel, lui, est divisé en deux clans :  » pro-  » et  » anti-Baldassari « . D’un côté, les 22 salariés qui avaient adressé au ministère, sous le couvert de l’anonymat, une lettre dénonçant les méthodes musclées de leur patronne. De l’autre, les 19 agents signataires d’une pétition prenant sa défense ; pétition classée sans suite par le ministère. Selon Hubert Boisselier, régisseur général des collections et proche de la conservatrice, le quotidien est envenimé par  » de petits empêchements de tourner en rond  » : des travaux imprévus interdisant aux camions l’entrée dans la cour et donc la livraison des oeuvres, des ascenseurs en panne, des heures supplémentaires refusées… Tant bien que mal, l’accrochage se poursuit.

 » Si je suis soulagé ? Evidemment !  » s’exclame Claude Picasso, fils de Pablo et de Françoise Gilot. Furieux du limogeage d’Anne Baldassari et des retards occasionnés, le représentant de la famille au sein du conseil d’administration avait tenté d’intervenir, écrit au président François Hollande, décroché un rendez-vous avec le Premier ministre Manuel Valls, et demeure aujourd’hui convaincu que la fête aurait pu avoir lieu avant l’été, comme prévu, si l’hystérie n’avait éclaté, sur fond de cabales et de coups bas.

Que faut-il savoir du nouveau musée ? Vu de l’extérieur, l’hôtel Salé, au coeur du quartier du Marais, affiche une façade immuable. Mais, à l’intérieur, tout a été repensé, réaménagé, restauré. Cette fastueuse demeure, construite dans les années 1650 par Pierre Aubert de Fontenay, percepteur de la gabelle, l’impôt sur le sel, d’où son surnom, a subi différentes affectations avant qu’André Malraux, ministre de la Culture, décide de l’attribuer au maître andalou. Le musée Picasso est ouvert au public en 1985. Mais depuis cette époque, son état se dégradait. La fermeture, en 2009, pour cause de mise aux normes techniques, s’est accompagnée d’une refonte complète, des salles voûtées du sous-sol jusqu’aux combles.  » Le pari est de rendre la totalité de l’édifice aux visiteurs en déplaçant notamment les bureaux dans un immeuble voisin, rue de la Perle « , explique l’ex-présidente. La superficie d’exposition a doublé, tout comme le nombre d’oeuvres présentes. En fin de compte, la transformation a coûté 51 millions d’euros (43 pour les travaux et 8 pour l’achat de l’immeuble de la rue de la Perle), dont 32 ont été financés par le musée.

 » Le ministère m’a imposé de réunir l’essentiel des fonds « , rappelle Anne Baldassari. Entre 2009 et 2012, elle organise donc l’itinérance de la collection, en une vingtaine d’étapes, de Sydney à Moscou. Une gestion à l’anglo-saxonne qui a, semble-t-il, contribué à sa disgrâce.  » L’argent sent mauvais, glisse Hubert Boisselier. Pourtant, sans cet apport, rien n’aurait été possible.  » Le résultat est là. Le remodelage du bâtiment, effectué par l’architecte Jean-François Bodin, est réussi. Quant à l’accrochage inaugural, il déroule septante années de création, et bon nombre de chefs-d’oeuvre. Au dernier étage, dans les combles, est déployée la collection personnelle de Picasso : Degas, Renoir, Cézanne, Gauguin, Braque et Matisse.

Quelle est la stratégie de Laurent Le Bon ? Il souhaite porter  » un regard contemporain sur Picasso « . C’est-à-dire, renouveler la lecture de l’oeuvre du maître, en invitant notamment de jeunes chercheurs à s’exprimer entre ses murs. Laurent Le Bon conviera-t-il des plasticiens comme au château de Versailles, lorsqu’il avait assuré le commissariat des expositions Jeff Koons et Takashi Murakami ?  » Pourquoi pas ?  » répond-il. En septembre 2015, à l’occasion du 30e anniversaire de l’institution, il proposera un autre accrochage. Non pas en réaction à celui d’Anne Baldassari, qui avait elle-même établi le principe d’un renouvellement périodique, mais parce que la richesse de la collection l’impose. Cet accrochage-là aura néanmoins valeur de symbole, car il sera le premier réalisé par les soins du nouveau président.

Il y a plus urgent. Bien que Laurent Le Bon soit serein, il lui faut apaiser les tensions. En septembre, il a dû user de ses talents de diplomate pour désamorcer la polémique qui déchirait le quartier à cause d’une pergola d’acier : montée dans le jardin, à l’arrière de l’hôtel Salé, elle avait déclenché l’ire des défenseurs du patrimoine. Devant la détermination des opposants, Laurent Le Bon a ordonné son démontage.

Le capitaine doit surtout panser les plaies d’un équipage déchiré, dont certains membres, épuisés par les conflits, préfèrent aujourd’hui quitter le navire. Et il lui faut aussi s’entendre avec la famille Picasso. Tant que le nom du peintre n’est pas tombé dans le domaine public, les héritiers constituent en effet des interlocuteurs incontournables. Et tout-puissants. Depuis la dation de 1979, ils ont à plusieurs reprises prouvé leur générosité, contribuant largement à l’enrichissement du fonds originel. Mais, comme le note un observateur,  » si on ne peut revenir sur une dation, rien n’empêche de reprendre une donation « .

Claude Picasso avait, à sa façon, lancé un avertissement en suspendant celle qu’il s’apprêtait à faire avant que ne se déclenchent les hostilités. A la fin de juillet, Maya Widmaier-Picasso, fille de Pablo et de Marie-Thérèse Walter, prenait le contre-pied de son demi-frère en décidant de donner, à la surprise générale, deux oeuvres de son père, un dessin d’Apollinaire et un carnet de croquis de nus,  » en soutien aux équipes qui vont contribuer à la réouverture du musée « , avait-elle expliqué. Dans la famille aussi, on se partage entre  » pro-  » et  » anti-Baldassari « .

Quel avenir pour le musée ? Bien sûr, Picasso reste une idole, devant laquelle se prosternent des visiteurs des quatre coins du monde. Laurent Le Bon n’échappe pas pour autant à la rigueur des temps.  » Le ministère m’a demandé de faire en sorte que l’établissement soit autofinancé à 65 % « , souligne-t-il. Un défi, comparé au Louvre et au Centre Pompidou, dont les ressources propres s’élèvent respectivement à 50 et 30 % du budget. Car, même si l’accroissement de la superficie du musée permet de doubler sa capacité d’accueil, portant les estimations de fréquentation annuelle à 800 000 visiteurs, le pari n’est pas gagné.  » Il peut être saturé le week-end, et difficile à remplir les mardis d’hiver « , alerte-t-il.

Sa priorité est donc d’attirer le public de proximité (35 % de la fréquentation), particulièrement friand d’expositions temporaires. Anne Baldassari en organisait trois par an. Avant son limogeage, elle avait d’ailleurs commencé à élaborer la programmation à venir. Elle avait lancé une invitation à l’artiste espagnol Miquel Barcelo, connu pour sa connivence avec le maître, et envisagé une présentation de ses oeuvres pour le courant de l’année 2015. Elle devait aussi être prochainement commissaire générale d’une exposition consacrée à la sculpture de Picasso au MoMA, à New York, et a négocié, en échange, le prêt à Paris de la collection du musée américain.  » Je n’ai trouvé aucune trace écrite de contrat « , rétorque de son côté Laurent Le Bon. Ayant toutefois constaté que des contacts avaient été engagés, il a repris le dossier. Cerise sur le gâteau : l’ex-présidente affirme travailler depuis plusieurs années à la production d’une exposition sur  » Picasso et l’art contemporain « . De toute évidence, elle n’est pas la seule à avoir imaginé un tel projet. Le Grand Palais annonce pour octobre 2015 une manifestation similaire, orchestrée par Didier Ottinger, conservateur au Centre Pompidou… Le monde des musées n’est décidément pas aussi feutré qu’il y paraît.

Par Annick Colonna-Césari Photos : Jean-Paul Guilloteau pour Le Vif/L’Express

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