Bonnes feuilles La Clef écossaise

Sous-titré Enquête sur les vraies origines de la franc-maçonnerie, le livre (1) de François De Smet et Tristan Bourlard fait le tri entre les ancêtres réels et supposés de cette société secrète. Une immersion dans un fatras de fantasmagories, entretenues tant par les profanes que les maçons eux-mêmes ! Extraits.

Francs-maçons et Templiers : rien de commun ! (*)

(à) La filiation templière est le fantasme le plus classique des origines de la franc-maçonnerie. Nombreux sont en effet les récits qui font des frères et des s£urs les descendants ou les héritiers des célèbres chevaliers de l’Ordre du Temple, créé lors des croisades pour se battre en Terre sainte. On ne compte plus les ouvrages, de fiction ou non, qui laissent supposer, peu ou prou, un lien direct entre Templiers et francs-maçons, au point de voir dans les seconds les dépositaires du célèbre Trésor des premiers, au cours de fantastiques récits de fuites. (à)

L’histoire de l’Ordre est à maints égards fascinante et fantastique. Il est fondé en 1129 pour accompagner et protéger les pèlerins lors des croisades. L’Ordre du Temple va prospérer, servir de banque générale du royaume de France et, à terme, gêner considérablement les autorités politiques et religieuses en place. (à) Des rumeurs atroces vont émerger sur les Templiers, accusant ceux-ci des pires maux, afin de masquer les véritables motifs pour lesquels il fallait les mettre hors d’état de nuire : leur puissance financière. En une nuit, le 13 octobre 1307, le roi les fait tous arrêter. Leurs chefs seront finalement brûlés vifs. Depuis lors, la légende attribue aux Templiers un trésor caché, encore à découvrir. De là à supposer qu’une partie des Templiers aient survécu et camouflé leur trésor (en Ecosse, par exemple), il n’y a qu’un pas. De ce point de vue, avec leurs rites étranges, leurs attouchements singuliers et la présence, dans certains grades, de références templières, il n’est guère étonnant que les francs-maçons paraissent de bons  » clients  » pour passer comme descendants des Templiers. (à) Pour comprendre les raisons de cette association d’idées, il faut prendre en compte deux facteurs. D’ abord, le fait que les premiers francs-maçons, dès les débuts de ce qu’on peut appeler la franc-maçonnerie organisée, se sont attachés à mettre en avant une origine chevaleresque à leur ordre.  » Chevaleresque  » ne signifie certes pas  » templière « , mais le temps suffira à réaliser l’ amalgame. (à) Le second facteur tient à la nature même des théories du complot : les Templiers, on ne les voit pas, et si on ne les voit pas, c’est parce que le camouflage est parfait.  » Les Templiers sont parmi nous  » : vous ne les voyez pas mais ils sont là. Le complot est une constante des croyances humaines, par laquelle bon nombre de personnes sont enclines à attribuer la source de ce qui ne va pas – ou de tout ce qui ne leur plaît pas – au fait que les dés seraient pipés, que le copinage serait généralisé, bref, que l’on ne tient jamais son sort entre ses mains. C’est très exactement sur cette base, celle du complot secret, que la thèse templière a fait son entrée dans l’histoire de la franc-maçonnerie. (à)

La franc-maçonnerie,  » aspirateur  » de mythes

(à) L’exercice pourrait être continué vis-à-vis de nombreux autres courants de pensée. En analysant le bouillon de traditions ésotériques diverses et variées qu’on relie habituellement à la franc-maçonnerie, au point de l’en faire dériver des Templiers aux Rose-Croix en passant par les chercheurs du Graal, il faut se rendre à l’évidence : aucune preuve de ces prétendues filiations n’existe. La franc-maçonnerie ne descend ni des Templiers, ni des Rosicruciens, ni même des compagnons du Tour de France. (à)

L’ ambiguïté et l’ amalgame sont rendus possibles par le fait qu’ aucune de ces traditions n’est complètement fantaisiste ou inventée, bien au contraire : tous ces éléments, toutes ces traditions – auxquelles on pourrait encore ajouter les thèmes alchimistes et kabbalistes, ou l’importante mode égyptologique apparue au xixe siècle – correspondent à des mouvements d’idées, des personnages, des £uvres qui ont réellement existé à un moment donné. Simplement, la franc-maçonnerie, à partir du moment où elle se constitue, c’est-à-dire au début du xviiie siècle, va être une sorte d’ aspirateur qui attire vers elle, puis structure et enfin injecte dans ses rituels toute une série de traditions intellectuelles qui ont un point commun : l’ésotérisme de la Renaissance. (à)

En réinterprétant les traditions passées ou présentes à contenu spirituel ou moral dans un langage adapté à leur époque, les premiers francs-maçons ne font finalement que s’inscrire dans le vaste mouvement de permanence et de recyclage des idées et des cultures auquel se livre l’humanité depuis des siècles. Chaque époque réinterprète, retravaille des thèmes proches avec sa sensibilité, et tente d’élaborer une continuité entre présent et passé. (à)

Il ne faut pas non plus négliger l’ aspect ludique, voire récréatif de telles agrégations :  » Une fois que la franc-maçonnerie a été fondée avec ses rituels et ses degrés de base, commente l’historien David Stevenson, beaucoup de gens se sont dit que c’était amusant, et ils se sont mis à la recherche d’ autres branches mythologiques plutôt que de références propres aux maçons.  » Oh, les Templiers, ça serait rigoloà !  » Le Saint Graal ? Ils se sont amusés avec. Mais il n’y a pas un seul mot de vrai là-dedansà « 

L’émergence des  » clubs  » maçonniques

(à) A Londres, en 1717, des petites structures appelées  » loges  » agissaient comme des mutuelles entre personnes. On peut supposer qu’une certaine sociabilité se soit ainsi développée entre leurs membres. Mais c’est l’évolution de la société elle-même qui va rediriger la vocation et le sens de ces mutuelles. En effet, en ce début du xviiie siècle, l’idée d’une mutuelle ne suffit plus pour se réunir. Une nouvelle société de commerce et de loisir émerge. Des hommes aspirent à autre chose et des clubs de toutes sortes vont se créer. Le contexte de l’époque en Angleterre est celui d’une société en paix récente, succédant à un siècle particulièrement turbulent. (à) D’une certaine manière, la pression se relâche et un  » boom des clubs  » va émerger pour satisfaire ce qui se révèle être une demande, un besoin de socialisation et de pacification entre hommes. Cette tendance est conforme à l’époque : l’atmosphère intellectuelle et politique est en train de changer. Dans ces clubs de toutes sortes, une certaine mixité sociale, politique et culturelle va advenir entre hommes provenant d’horizons très divers. (à)

 » Ce que la franc-maçonnerie avait et que les autres sociétés n’ avaient pas, c’était un but plutôt sérieux, estime le Pr Jessica Harland-Jacobs. Les hommes allaient se construire en hommes meilleurs, ils allaient apprendre à devenir citoyens de leur pays.  » La plus-value des clubs maçonniques résidait dans la perspective qu’ils proposaient : il ne s’ agissait pas de simples lieux de rencontres. On y trouvait également une tradition, des rites qui invitaient les hommes à se concevoir dans une continuité, donc comme faisant partie d’un projet valorisant, flattant leur identité d’hommes et de citoyens de leurs pays. (à)

Très rapidement, c’est une véritable  » mode maçonnique  » qui s’empare ainsi de Londres. Le succès est fulgurant et touche l’ensemble des classes sociales. En 1723, rien qu’ à Londres, on comptera ainsi plus d’une trentaine de loges.  » Toute l’affaire explose en quelques années, s’enthousiasme David Stevenson. Les nobles, les gentilshommes, les marchands, tout le monde à Londres se dit : « Hé, c’est la dernière mode ! » à « 

La  » jonction magique  » des Constitutions d’Anderson

(à) C’est dans les Constitutions d’ Anderson qu’un lien définitif sera tissé entre les nouveaux maçons spéculatifs et la défunte maçonnerie opérative d’ Angleterre. Anderson va lier les membres du nouveau club maçonnique de Londres aux tailleurs de pierre du Moyen Age. Il invente ce lien tout en affirmant que les vrais ancêtres des francs-maçons sont également les dirigeants successifs du monde et ce depuis Adam. Ce mensonge est, en réalité, un acte politique : il offre ainsi une légitimité aux nouveaux dirigeants de la Loge qui constituaient également la classe dirigeante de la société anglaise. Cette jonction magique est d’une importance capitale : il s’agit d’ asseoir l’ autorité morale d’une très jeune organisation.  » Si on vous donne le choix d’intégrer un club qui vient d’être fondé la semaine passée ou qui existe depuis mille ou deux mille ans, lequel choisiriez-vous ? interroge l’historien Robert Cooper. L’inclination naturelle est de choisir le plus ancien, pas le plus récent. « 

Qui sont, alors, ces maçons écossais qui précèdent de plus d’un siècle les clubs londoniens ?

(à) Au xvie siècle, il existe en Ecosse, comme partout en Europe, une corporation de tailleurs de pierre solidarisée, ayant leurs rites et leurs traditions, et se réunissant dans des loges attelées à un chantier. Ces loges écossaises ne diffèrent pas, au départ, des loges de tailleurs de pierre anglaises. La vie de cette corporation semble relativement tranquille, et ne fait en tout cas pas particulièrement parler d’elle avant la fin du xvie siècle. (à)

Ces tailleurs de pierre écossais vont pourtant connaître un profond changement. Un personnage énigmatique va provoquer une révolution dans le métier. William Schaw est nommé surveillant général des travaux du roi d’Ecosse Jacques VI, à la fin du xvie siècle. En Ecosse, il est considéré aujourd’hui comme le véritable fondateur de la franc-maçonnerie. (à)

Les Statuts Schaw sont deux textes de loi, approuvés en 1598 et en 1599 par la couronne d’Ecosse : pour la première fois, ces textes organisent les maçons écossais en entités appelées loges et les soumettent à des obligations administratives. (à)

On trouve dans ces Statuts la description d’une organisation du métier qui crée des loges territoriales. La loge devient en quelque sorte une entité administrative du métier. On définit une circonscription géographique sur laquelle la loge a autorité. Et tous les ouvriers qui sont dans le ressort de ce domaine géographique relèvent – qu’ils le veuillent ou non – de l’autorité de la loge. (à)

Les Gentlemen Masons, jeteurs de ponts

Ces loges de tailleurs de pierre vont accueillir dans leurs murs, occasionnellement, des hommes étrangers au métier. On appellera ces nouveaux venus des Gentlemen Masons. Selon Cooper, les premiers intrus à intégrer les loges étaient  » des aristocrates, des hauts fonctionnaires responsables de la construction de palais royaux et de châteaux. Il y avait un lien entre les maçons de pierre et ces aristocrates, un lien de travail « .

(à) Ces Gentlemen Masons, pourtant, ne font qu’un passage éclair en loge. Dans l’immense majorité des cas, ils ne reviennent plus jamais. On les a vus une fois. Et ils ne remettent plus jamais les pieds dans la loge. Tout simplement parce qu’on ne le leur a jamais demandé, et que ce n’est pas non plus ce qui les intéresse :  » Ils viennent, se font initier et c’est la dernière fois que la loge les voit. Ils ne veulent pas vraiment intégrer l’organisation sociale, ils sont juste intéressés par les secrets et les rituels « , affirme Stevenson. A cette époque, très clairement, la loge a une fonction professionnelle et administrative, et ce n’est évidemment pas pour ces motifs qu’on invite les Gentlemen Masons. (à)

Pour quelle raison leur a-t-on demandé de venir ? Tout simplement pour donner de l’argent. Il s’agit de gens généralement issus de milieux favorisés, de notabilités locales. On les reçoit à titre honorifique dans une confrérie, ou dans l’équivalent d’une confrérie, et ils en deviennent en quelque sorte les bienfaiteurs. Ces personnalités sont donc reçues et font un don. Une fois ce don fait – même si on peut supposer qu’une petite cérémonie est organisée à l’occasion -, ils repartent et on ne les revoit plus.

Cela a une conséquence notable sur l’histoire de la franc-maçonnerie : ce n’est pas grâce à ces individus que des loges opératives ont pu se transformer en loges spéculatives, puisqu’ils n’y sont pas restés – et cela vaut pour tout le xviie siècle. Il faut donc, pour tordre définitivement le cou à la théorie de la transition, bien isoler les deux phénomènes : certes, l’idée qu’on a reçu à un moment donné des gens étrangers au métier dans une loge opérative est juste et démontrée, et ce dans un contexte particulier, écossais. En revanche, l’idée que c’est par ce phénomène que la maçonnerie opérative est devenue spéculative ne fonctionne pas. (à)

Néanmoins, le rôle des Gentlemen Masons dans l’histoire de la franc-maçonnerie a été capital. Ces voyageurs initiés par des loges écossaises ont été les transmetteurs d’un nouveau sentiment de fraternité. (à) Etaient-ils conscients de ce qu’ils entreprenaient ? Avaient-ils un but prémédité ? Etaient-ils plutôt les produits inconscients de leur époque ? C’est, aujourd’hui encore, le point de l’histoire de la franc-maçonnerie qui doit le plus être éclairci, qui lie historiquement la maçonnerie opérative écossaise et la franc-maçonnerie spéculative de Londres. (à)

(1) Pierre d’Angle. Une collection dirigée par Alain-Jacques Lacot. Editions Véga, 150 pages. En librairie le 19 février.

(*) Les intertitres relèvent de la rédaction.

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