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« Les chefs, des Formule 1 qui tirent le business vers le haut »

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Chef du restaurant deux étoiles L’Air du Temps, Sang-Hoon Degeimbre croit au pouvoir de la gastronomie pour doper l’image de marque d’une région. Avec Génération W, il veut valoriser la Wallonie. Tout ne jetant un regard très lucide sur sa discipline.


Olivier Mouton

Les chefs sont devenus des stars. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

C’est une tendance mondiale née avec l’avènement des émissions de télévision il y a une vingtaine d’années aux Etats-Unis et Angleterre. Avant cela, le cuisinier était l’artisan de l’ombre, cantonné dans sa cuisine, quelqu’un qui ne savait pas spécialement se vendre. Ce sont des personnalités charismatiques comme Gordon Ramsay ou Hamie Oliver qui ont inversé la tendance. Le grand public s’y est intéressé, cela lui a ouvert les yeux: il s’est rendu compte que la gastronomie, c’était de la création, une gestion du personnel, d’un stress, d’une masse de travail…
Il y a eu ensuite toute la mouvance espagnole avec le très médiatique Ferran Adria, très technique, identifié à l’art espagnol, assez radical. La gastronomie moléculaire est née en 1992 lors d’un congrès de chefs à Erice en Sicile, sur base d’une proposition faite en 1988 par Nicholas Kurt (Ndlr – physicien d’Oxford) et Hervé This (Ndlr – physico-chimiste français). La technicisation du métier et la mise en avant des chefs ont été de pair. Les Scandinaves ont rebondi sur ce que les Espagnols ont développé, en recentrant cela sur la culture du produit. René Redzepi incarne cela. Il a rejoint un autre air du temps.

Economiquement, ce sont aussi devenus des businessmen…

Ces chefs, ce sont des Formule 1. Ils dirigent de grands territoires d’exploration pour tirer l’industrie vers le haut même s’ils ne représentent qu’un tout petit pourcentage du chiffre d’affaires. Depuis son avènement, René Redzepi a engendré de nouvelles tendances au Danemark. Les gouvernements scandinaves ont compris l’apport des chefs puisqu’ils financent désormais leur communication.
Suite à cette évolution, certains Belges sont sortis aussi du lot, Sergio Herman (NDLR – chef du Oud Sluis, qui ferme le 22 décembre prochain) en tête. C’est lui, davantage que Peter Goossens, qui a incité toute une génération à aller de l’avant. On allait chez lui pour découvrir d’autres créations en termes de standards de goûts. En marchant sur ses pas, tous les chefs flamands ont eu l’impression de toucher à la modernité et d’être avant-gardistes en s’inspirant du mouvement espagnol. On parlait d’avant-garde flamande. Nécessairement, c’est d’eux que l’on parlait le plus.
Ce n’est pas un hasard si, aujourd’hui, quand le Michelin décerne treize étoiles supplémentaires, il en donne neuf en Flandre, deux à Bruxelles et trois en Wallonie. L’identité de la gastronomie belge actuelle, c’est celle que la Flandre a instaurée.

Parce que la Flandre avait les moyens financiers de le faire ?

On dit toujours que c’est une question d’argent mais il y a vingt ans, la Flandre avait-elle les moyens dont elles disposent aujourd’hui ? Les restaurants y étaient baroques et rococo. Il y a eu les émissions de télé, les chefs ont été mis en avant, ils ont absorbé les tendances de l’extérieur, ont noué des liens avec le design et ont emporté avec eux un large public.
En Wallonie, il y a toujours eu une forme de pudeur. On se contente un peu trop de ce que l’on a.

Vous venez de lancer Génération W, une association de chefs wallons qui veulent promouvoir l’image de leur Région.

Cette dynamique est née du hasard des rencontres. Il y a deux ans et demi, j’ai été convié à Helsinki, alors capitale du design, pour faire une présentation devant des designers, des responsables de l’environnement… Eux se rendent qu’à travers la cuisine, on peut apporter des solutions en matière d’environnement et de durabilité. C’est là que j’ai rencontré Henri Monceau, l’un des responsables de la cellule Creative Wallonia au cabinet du ministre de l’Economie Jean-Claude Marcourt, qui y a vu un élément intéressant de promotion du terroir wallon. L’idée a germé et nous avons été leur présenter un projet clé sur porte en leur demandant des moyens financiers pour le soutenir. Pour eux, c’était du pain béni. Cela ne représente pas grand-chose budgétairement, une somme de 200.000 euros. Nous avons fait un livre (« Une terre, des hommes, des recettes », éd. La Renaissance du livre), cela fait déjà 35.000 euros qui sont partis. Le reste, ce seront quelques émissions télé… C’est essentiellement de la communication que l’on fait.
La différence avec la Flandre, c’est que ces dix chefs de Génération W ont tous une identité propre, un terroir, des produits…. En Flandre, ils avaient une identité bien plus homogène : aujourd’hui encore, prenez un plat, c’est impossible de dire qui l’a fait.

Vous dites qu’en Wallonie, on se contente de ce que l’on a. C’est-à-dire ?

On a toujours une mauvaise conscience quant à l’estime du travail que l’on fait. Les Flamands calculent comme des chefs d’entreprise, ils n’hésitent pas à augmenter leurs prix en fonction de ce qu’ils offrent. En Wallonie, c’est davantage un calcul émotionnel. Il y a une forme de pudeur, oui. On s’adapte au niveau de la richesse de sa région, c’est sûr, mais on pourrait voir un peu au-delà. Chez nous, 40 ou 45% de la clientèle vient de Flandre. Ils viennent chercher chez nous quelque chose qu’ils n’ont pas, de la convivialité, de l’identité de terroir… Avant d’avoir basculé dans le business, ils ont un passé de paysan qu’ils veulent retrouver.

La gastronomie est devenu un business important. Y a-t-il des garde-fous à mettre ?

Etre chef, c’est un travail d’équilibriste entre être cuisinier créatif et chef d’entreprise. On est toujours sur le bord de la lame et on peut basculer à droite ou à gauche. Certains ont développé leur business par nécessité, d’autres le font par gourmandise. Le positif, c’est que l’on a le pouvoir de décision en fonction de notre personnalité. Choisir d’associer son image à des produits préparés de chez Delhaize, c’est faire le choix de se faire connaître du plus grand public, de toucher les gens chez eux sans aucune certitude quant au fait qu’ils viennent manger dans votre restaurant.

Certains, dit-on, n’hésitent pas à produire ces plats à l’étranger avant de les ramener en Belgique en surgelé ?

Cela existe, oui, il y en a qui le font. De manière très pragmatique se pose toujours la question pour le chef du rapport entre le coût et la rentabilité. A un moment, le chef d’entreprise prend le dessus et regarde le coût de production, la marge bénéficiaire… On ne va pas forcément juger un chef d’entreprise qui produit ses tee-shirts en Chine et qui les commercialise chez nous. Moi, personnellement, je ne le ferais pas parce que je suis persuadé que l’on a tout ce qui a de bon ici, que je me tiens à une déontologie. Mais peut-on blâmer celui qui le fait ?

Les guides sont plus que jamais les faiseurs de roi ?

Plus il y a de concurrence, plus on ouvre le marché, plus il y a des guides alternatifs, des classements de bloggeurs. On dilue la force du message d’un Michelin, même s’il reste une référence. A l’heure actuelle, le 50 Best est un classement au-dessus de Michelin parce qu’il impose des choix plus clairs et fait office de découvreur des  »places to be ».

C’est un combat pour y être ?

Bien sûr, c’est toujours un combat pour y être. Mais quand on comprend comment cela fonctionne, on se dit que ce n’est quasiment pas possible. C’est du copinage, le retour du pots-de-vin. Tu connais la liste des 900 votants pour le 50 Best partout dans le monde, tu leur envoies un petit mail, tu les invites et voilà. A la sortie du 50 Best à Londres, ce sont tous des potes. En fonction de l’importance de l’Etat ou du pays, tu as autant de votants, la France a donc beaucoup plus de votants que la Belgique. Il y en a dix en Belgique, les trois étoiles et des journalistes, le président étant Dirk De Prins ‘journaliste culinaire pour VTM, rédacteur en chef d’Ambiance Culinaire, très proche de Peter Goossens. Les Wallons n’ont pas trop droit de parole, il faut faire monter la Belgique et donc voter pour Peter Goossens. Les disciples d’Escoffier ont des votants, ils reçoivent des consignes de vote. C’est comme ça que Goossens s’est soudain retrouvé quinzième.
Le Michelin est plus stable, ils ont l’ancestralité, cela fait cent ans que cela existe. A l’inverse, Michelin ne veut pas se sentir influencé, poussé dans le dos. René Redzepi a été premier au Fifty Best pendant trois ans, mais il est resté avec ses deux étoiles. En ce sens, Michelin n’est pas objectif non plus. C’est un guide qui a les failles de toute entreprise humaine.
Prenez l’exemple du Japon C’est incompréhensible. Ils arrivent pour la première année dans un pays, ils distinguent quinze trois étoiles, 25 deux étoiles et 150 une étoile. Mais Michelin, c’est aussi un marchand de pneus, le marché japonais est énorme et depuis lors, les actions Michelin explosent… C’est un business comme un autre. Cela me fait sourire mais je me dis aussi que les dés sont pipés. Mais que serait un monde sans guides?

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