La tête de pont française

La ville aux cinq clochers compte officiellement 10 % de Français parmi ses habitants. Cette présence ancienne, et qui semble naturelle dans le contexte transfrontalier de la région, est aujourd’hui relayée par une nouvelle impulsion politique et la volonté de la France de faire du Tournaisis une de ses plaques tournantes en Belgique.

Il n’y a pas de drapeau français parmi ceux qui flottent sur la façade néoclassique de l’hôtel de ville de Tournai. Mais il suffit de pénétrer dans le hall du bâtiment pour voir que la direction de l’agence consulaire de France est installée… au sous-sol. Cette antenne consulaire n’est pas neuve. Mais le récent transfert de ses bureaux sous le même toit que ceux du bourgmestre, Christian Massy (PS), est sans doute révélateur des liens de plus en plus étroits qui lient les deux communautés. Ici, le décor républicain des locaux affectés à la représentation française est résolument plus intime et chaleureux que celui du consulat général à Bruxelles – tapis rouge vermillon, canapés assortis dans une salle d’attente plutôt cosy. Mais l’objectif reste le même : inciter les Français qui résident en Hainaut occidental à s’inscrire au consulat et faciliter leurs démarches administratives.

Isabelle Perrin fait partie de l’équipe des officiers consulaires qui se relaient pour assurer la permanence, quatre jours par semaine. Elle affirme recevoir environ 25 personnes par jour :  » La demande des gens est énorme ; nous touchons souvent une population française installée en Belgique depuis longtemps, parfois la deuxième génération, et qui n’a pas forcément tenu à jour sa situation au regard de la France. « 

Les chiffres officiels font état de la présence de 6 000 Français déclarés résidents dans le Grand Tournai. Mais au cabinet du bourgmestre, on évalue leur présence réelle au double.  » Il est difficile d’avoir des statistiques précises, mais il ne me semble pas irraisonnable de multiplier les chiffres du consulat par deux « , évalue Luc Leroy, adjoint du maire. La présence française est ancienne, même si elle a connu un accroissement plus que sensible ces dernières années. Et aux résidents français s’ajoutent un grand nombre de frontaliers qui viennent travailler ou étudier en Belgique.

Les filières artistiques très prisées

Première population française d’importance en effet, les élèves et les étudiants. Les statistiques sont sans appel : pour l’année académique en cours, 40 % des 368 élèves inscrits à l’Académie des beaux-arts sont issus de toutes les régions de l’Hexagone. Du côté des trois établissements Saint-Luc, les Français constituent 70 % des 1 200 élèves scolarisés dans le secondaire, les deux tiers des 460 étudiants de la section architecture, et – summum de concentration -, 87 % des 500 étudiants de l’Ecole supérieure des arts.  » Nos élèves français sont essentiellement originaires du Nord-Pas-de-Calais, mais pas seulement. Ils viennent parfois de très loin, pour la renommée de l’école qui n’est plus à faire, mais aussi en raison du coût des études artistiques bien moindre qu’en France. Moyennant un minerval à 700 ou 800 euros par an, ils ont accès à un enseignement court en trois ans qui débouche tout de suite sur un baccalauréat professionnalisé « , explique-

t-on au secrétariat de l’Ecole des arts de Saint-Luc.

Chacun l’aura compris, il n’y a pas de décret  » non-résidents  » pour limiter les inscriptions étrangères dans ces filières. Et ici, le phénomène des étudiants français va de soi, en partie expliqué par l’histoire de la laïcité en France et ses effets collatéraux qui se prolongent encore aujourd’hui.  » Quand, il y a 100 ans, la France a évacué le clergé et prononcé la laïcité, des communautés religieuses d’enseignants et des écoles entières ont émigré à Tournai. Saint-Luc en est un exemple. L’impact de ce phénomène pour le rayonnement de la région du Tournaisis a été et est toujours très positif. Personne ne songe à le remettre en question « , souligne le consul de France, Michel Bodson. Et de citer l’exemple très médiatisé de Dany Boon, l’incontournable héraut régional depuis la déferlante des Ch’tis, passé lui par Saint-Luc…

Le consul honoraire est un industriel, installé à Tournai depuis trente ans, et qui, outre ses nouvelles fonctions au service de la France, dirige le Centre technologique international de la terre et de la pierre. Endossant le costume de l’entrepreneur, il n’hésite pas à enfoncer le clou :  » L’histoire ici est une histoire à trois. C’est ce mélange d’influences wallonne, flamande et française qui donne un esprit très particulier, multiculturel, stimulant et favorable au développement. Nous avons ici un code de bonne conduite naturel entre Français et Belges. Rien ne s’envisage sans le développement transfrontalier. « 

 » Le jardin de Lille « 

Une manière de dire également que Tournai est loin de Bruxelles, délibérément indépendante de Mons ou de Charleroi, et que la ville a construit son modèle de croissance en s’arrimant à Lille, toute proche. Les deux tiers du territoire de Tournai – la plus grande commune de Belgique depuis la fusion des communes – sont constitués de terres agricoles. La région et, plus largement, la Wallonie picarde, qui ont l’avantage de ne pas avoir connu d’industrialisation lourde, sont donc devenues un peu  » le jardin de Lille « . Luc Leroy, le reconnaît volontiers :  » Il y a beaucoup de gens qui arrivent encore, en effet, mais on ne peut pas parler d’une explosion de grosses fortunes. il y a la réalité fiscale, bien sûr, mais aussi le fait que la région lilloise, devenue mégalopole, est saturée. »

Mais si la fiscalité transfrontalière reste donc, selon les notables locaux, une opportunité historique pour les deux régions, elle ne résout pas l’affaire de tous les Français du Tournaisis. Pierre Laroye, à la tête de l’Entraide française du Hainaut occidental, s’occupe, depuis vingt-quatre ans, des laissés-pour-compte. Et en 2008, il a aidé 210 enfants au sein de 114 familles. Une aide matérielle et financière, des petits coups de pouce pour les retards de loyer ou les factures de chauffage.  » Aujourd’hui, les Français en difficulté n’arrivent plus spontanément ici ; on touche plutôt la deuxième, voire la troisième génération après ceux venus travailler dans les usines et les charbonnages.  » Autre phénomène auquel Pierre Laroye doit faire face : les jeunes abandonnés par leurs parents et pris en charge en France par la DDASS sont placés en Belgique dans des internats, dont ils sortent à 18 ans, sans diplôme et sans famille.  » Les subsides du ministère français des Affaires étrangères ont baissé de 30 %. C’est donc 30 % en moins que je peux donner pour les aides « , déplore-t-il. Alors, lui aussi, s’adresse aux plus fortunés de la région.  » J’ai coutume de dire que j’ai deux sortes de clients, les ISF ( NDLR : impôt de solidarité sur la fortune) et les SDF ; les premiers donnent peu, les seconds demandent beaucoup « , résume-t-il en guise de boutade.

Et ces  » ISF « , Monsieur le Consul, rien à déclarer ?  » On ne peut pas toucher à la visibilité des grandes fortunes françaises ; leur culture est celle du secret, de la réserve « , botte en touche Michel Bodson. Non sans avoir prévenu d’emblée qu’il ne se prononcerait pas sur les aspects patrimoniaux des Français du Tournaisis.  » Mais, ajoute-t-il, ceux du Nord sont des gens généreux et prêts à interagir avec d’autres milieux sociaux. J’ai donc une ambition autour du consulat : fédérer les énergies et développer les solidarités pour la génération suivante. « 

V£u pieux ou politique possible ? Trop tôt pour le dire. Mais c’est en tout cas à Tournai, dans l’imposante crypte romane de l’hôtel de ville – vestige restauré de l’ancien monastère -, que la France organisait, le 11 décembre dernier, une réception en l’honneur de Son Excellence Mme Michèle Boccoz, fraîchement nommée ambassadrice extraordinaire et plénipotentiaire de la République française auprès du roi des Belges. Tout le gratin franco-belge local était convié à cette Joyeuse Entrée, qui a politiquement marqué la volonté de la France de s’investir dans cette région de Belgique. Tout un programme. L’ambassadrice,  » sous le charme de Tournai « , promettait d’emblée de jouer le rôle de facilitateur dans les dossiers… Les élus, ainsi qu’une brochette d’industriels et d’entrepreneurs français, ont sabré le champagne en prenant acte –  » même si les m£urs et les mentalités françaises et belges restent différentes  » – de cet estompement progressif de la frontière locale, sous la bénédiction de l’Europe. Et dehors, le drapeau français, hissé exceptionnellement au fronton de l’hôtel de ville, semblait gonflé par cette annexion provisoire.

Un peu comme un autre  » intrus  » voisin dont on parlait déjà abondamment fin 2009, dans les travées, et qui a confirmé officiellement la rumeur persistante de son arrivée en force à l’ombre des cinq clochers : le ministre-président wallon, Rudy Demotte, à la recherche d’une entité communale à la mesure de son aura croissante.

R.D. Y ET PH.C.

RAPHAëLLE D’YVOIRE (AVEC PHILIPPE COULéE)

la fiscalité transfrontalière : un atout historique

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