Primark à la mode Ikea

L’enseigne irlandaise du vêtement à tout petit prix vient de débarquer à Bruxelles, cinq ans après avoir inauguré son magasin liégeois. Qui se cache derrière ce groupe qui pulvérise les records de vente et chamboule les stratégies de tous ses concurrents ?

La folie Primark a envahi Bruxelles, ce 10 décembre, lors de l’ouverture de la première enseigne de la marque irlandaise dans la capitale. Les aficionados étaient nombreux à battre le pavé dans une rue Neuve noire de monde en attendant d’envahir ce magasin de 1 700 m² où tee-shirts à 2,5 euros, pulls à 6 euros et jeans à 8 euros attendent les chalands.  » Après l’arrivée de Zara et de H & M, nous assistons à une nouvelle révolution dans l’industrie textile « , souligne Olivier de Panafieu, consultant du cabinet Roland Berger.

Qu’il paraît loin, le temps où l’Irlandais Arthur Ryan créait, en 1969, Penneys, une chaîne de magasins de vêtements cheap pour les plus déshérités. Depuis que l’enseigne s’est installée à Londres, en 1973, en prenant le nom de Primark – contraction de  » price  » (prix) et de  » mark  » (marque) – l’aventure a vraiment commencé. Rachetée par le groupe familial anglo-canadien Associated British Foods (ABF), géant mondial du sucre, l’enseigne a mis les bouchées doubles pour se développer en Grande-Bretagne, et, depuis le milieu des années 2000, en Espagne, aux Pays-Bas, au Portugal, en Belgique, en Autriche et en France. Une décennie nécessaire au  » killer des killers « , dixit le consultant Michel Schwartz, pour mettre en place une machine de guerre implacable, capable d’écraser les coûts. La méthode ?  » Produire à bas prix et vendre en grande quantité. Ce ne sont que de vieilles recettes « , commente Cédric Ducrocq, patron de Dia-Mart Consulting. Avant d’ajouter :  » Sauf que Primark le fait à une échelle gigantesque et avec une efficacité redoutable.  »

Des formes basiques déclinées en plusieurs couleurs

De fait, rien n’est laissé au hasard, de la confection du vêtement jusqu’aux linéaires. Ainsi, pour la fabrication, le groupe fait appel à 700 fournisseurs localisés en Asie et en Europe de l’Est, là où la main-d’oeuvre est bon marché.  » Nous passons des commandes importantes afin de faire des économies d’échelle, en nous y prenant très à l’avance pour obtenir les meilleures conditions « , précise Primark, manifestement peu désireuse de communiquer. Une recherche de l’économie parfois dangereuse : depuis le drame du Rana Plaza, au Bangladesh, en avril 2013, quand ont péri 1 138 ouvriers employés par la société, mais aussi par H & M, Camaïeu ou Auchan, les articles bradés sentent le soufre. Seul bon point pour l’enseigne : elle n’a pas attendu la fin de l’enquête pour distribuer 9 millions de dollars d’indemnités aux familles bangladaises, coupant court aux critiques.

Autre mesure de simplification, les chemises, les tee-shirts, les jeans et les robes ont tous les mêmes formes, afin que les machines tournent sur un même patron, décliné en plusieurs couleurs.  » Ces coupes basiques accélèrent le montage en usine et permettent d’économiser de l’argent « , assure un expert. L’obsession des coûts, entretenue par une équipe pilotant, du siège social, à Dublin, les achats, le contrôle des produits et le design, se niche également dans les détails : les cartons d’emballage utilisés pour transporter les milliers d’articles venus d’Asie sont, par exemple, recyclés en sacs de papier kraft.

Les magasins, bien sûr, sont aussi mis à contribution. Grands, voire immenses comme le navire amiral d’Oxford Street, à Londres, ils emploient peu de personnel et densifient leurs rayons. Primark est même allée jusqu’à renoncer aux antivols, trop dispendieux. Qu’importe le chapardage : ces mégastores sont de toute façon  » ultrarentables « , estime Olivier de Panafieu. Leur force ? Susciter les achats d’impulsion : impossible de sortir du magasin les bras vides et de résister aux articles à portée de main dans l’interminable file d’attente.

Toutes ces astuces se révèlent payantes.  » Un client Primark achète en moyenne six articles, soit deux fois plus que chez H & M et pour deux fois moins cher « , analyse Julie Dussaussay, auteur d’une étude de Kantar Worldpanel, spécialisé dans les panels de consommateurs. Ce n’est pas difficile pour le Lidl du vêtement : son prix de revient correspond à la moitié de celui affiché en magasin. En outre, il a choisi d’abaisser ses marges à 12 % (18 % chez H & M et Zara). Son secret ? La combinaison entre la rotation rapide des produits et les marges, très basses. Partisan de la  » fast fashion « , le groupe propose 12 collections par an (contre 6 pour ses concurrents). Cet  » activisme  » permet d’entretenir le désir.  » Je vois revenir la même famille toutes les trois semaines !  » s’amuse une caissière. Les petits achats font de gros chiffres d’affaires : chaque magasin réalise 50 millions d’euros de ventes annuelles.  » Un score d’hypermarché « , s’exclame Yves Marin, consultant du cabinet Kurt Salmon, qui autorise le casseur de prix à snober les ventes sur Internet.

Aujourd’hui, le bulldozer Primark tourne à plein régime. Ce succès n’est pas uniquement dû aux prix ridiculement bas. Sans effort de créativité et une certaine qualité des produits, ils ne suffiraient pas. Primark le sait bien et colle à la mode pour séduire les ados et les jeunes femmes, son coeur de cible, à qui elle offre des copies de couturiers – certains la surnomment  » Pradamark  » ou  » Primani  » – comme ce sac imitation Chanel à 5 euros ou cette veste en faux vison à 25 euros. Sans compter les chemises à 7 euros et les escarpins à 11 euros. Mais l’offre séduit aussi les hommes et les enfants.  » Transgénérationnelle, Primark a pris le meilleur des autres, Uniqlo et H & M en tête « , résume Vincent Grégoire, du bureau de style NellyRodi. Avec, en supplément, une touche de gaieté inédite pour des magasins low cost.  » Ici, l’achat est déculpabilisé « , estime Julie Dussaussay.

Ce pouvoir d’attraction exceptionnel, digne du phénomène Ikea, réjouit les propriétaires de centres commerciaux. Alors que la concurrence des sites Internet marchands entrave leur développement, ils découvrent que les magasins  » physiques  » peuvent encore drainer les foules ! Pragmatique, Primark ne manque pas de monnayer cet atout : elle aurait demandé à ses bailleurs de participer aux travaux d’aménagement, prenant à leur charge le tiers ou la moitié des investissements. Elle aurait aussi obtenu que ses loyers soient réduits de 25 % ! De quoi agacer les autres enseignes : non seulement elle bénéficie de conditions exceptionnelles, mais elle fait chuter leurs ventes de 20 à 30 % lorsqu’elle se trouve dans les parages !  » A côté de Primark, tout semble cher « , confie une jeune femme  » addict « .

De là à en faire la nouvelle référence en matière de prix, il n’y a qu’un pas, que les concurrents ont du mal à franchir. Le modèle est difficile, voire impossible à copier, tant  » l’irlandaise a pris un avantage compétitif de cinq à dix ans « , affirme un observateur avisé de la distribution. Pour autant, installés dans leurs habitudes, les spécialistes des petits prix, les chaînes spécialisées (Zara, Mango ou H & M) et la grande distribution (Carrefour, etc.) sont aujourd’hui contraints de se repositionner pour accompagner cette radicalisation du marché.  » Demain, il ne restera que le cheap et le luxe. Entre les deux, le paysage va se vider « , prévoit le consultant Michel Schwartz. Même Zara a souffert des assauts du discounteur dans son propre pays : avec ses 45 magasins, Primark a réussi, cette année, à y dépasser l’icône ibérique en nombre d’acheteurs.

Bien sûr, la plupart des consommatrices ignorent encore tout de la déferlante Primark (le groupe réalisait déjà 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2013 dans ses 284 magasins). Secrète, évitant la publicité – trop chère pour cette radine professionnelle -, elle organise peu à peu sa notoriété.  » Elle n’a pas son pareil pour créer le buzz « , admire Cédric Ducrocq. Pour l’inauguration, en avril dernier, de son mégastore dans le centre commercial Qwartz, à Villeneuve-la-Garenne (banlieue parisienne), des centaines de jeunes femmes ont trépigné d’impatience en scandant le nom de Primark au milieu de ballons bleus prêts à s’envoler. Connaissaient-elles seulement la marque ? Pas sûr, mais les réseaux sociaux ont su toucher leur fibre de fashionistas, provoquant une émeute digne d’un concert de Madonna.

En Belgique, Primark compte s’implanter à Hasselt en avril et doubler la superficie de son magasin liégeois en mai. Gand et Anvers seraient également dans les cartons. En France, 20 à 40 autres magasins viendraient s’ajouter aux cinq qu’elle a créés il y a un an. Ce rythme effréné est obligatoire : la pression à la baisse des prix est telle que le groupe a besoin d’une croissance rapide pour commander des volumes de plus en plus importants, et maintenir ainsi son écart compétitif.  » Sinon, son modèle ne fonctionne plus « , analyse un consultant. Si le risque est réel, il paraît pourtant lointain.

Par Corinne Scemama

Son secret ? La combinaison entre la rotation rapide des produits et les marges, très basses

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