Vivre sans l’ombre des hauts-fourneaux

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Privée de la phase à chaud de la sidérurgie, toute une région se mobilise pour repenser autrement son avenir. Le Grand Liège ne manque pas d’atouts, ni d’idées. L’acier était une richesse, mais il y en a tant d’autres…

Six pieds sous terre, sir John Cockerill a dû hausser l’un de ses très flegmatiques sourcils : ainsi donc, il se pourrait qu’un jour plus aucune silhouette de haut-fourneau ne se dresse dans le ciel de Seraing ? Difficile à admettre pour celui qui fut le premier à construire, en bord de Meuse, l’une de ces impressionnantes machines, il y a 194 ans. En décidant de fermer la phase à chaud de la sidérurgie liégeoise, Lakshmi Mittal, le patron du géant mondial de la production d’acier, n’a pas dû penser une minute à John Cockerill. A qui a-t-il pensé, du reste ?

Vendredi 14 octobre. Au marché de Seraing, un chat lézarde au soleil. Les clients s’attardent devant les étals, comparant les prix, admirant les couleurs, taquinant les marchands. Nul ne parle de l’annonce, trois jours plus tôt, de la fin de la phase à chaud, ni des quelque 581 postes sacrifiés sur l’autel de la rentabilité, de la crise économique mondiale et d’un marché de l’acier anémique. S’y résout-on si vite ? A quelques mètres de là, en levant les yeux, on aperçoit le HF 6, du nom de ce haut-fourneau qui fait partie de la famille des Sérésiens depuis la nuit des temps. Fiché au c£ur d’un entrelacs de tuyaux, il domine les lieux, la ville, la vie. Comme le lierre s’accroche à l’arbre. Pourra-t-on l’arracher de là sans que tout tremble ?

A Liège, parce que les différentes unités qui composent la chaîne de production (voir infographie page 50) sont dispersées, la sidérurgie structure l’espace en îlots. Vingt kilomètres séparent l’aciérie, à Chertal, des hauts-fourneaux situés à Seraing et à Ougrée. C’est en thermo-wagons que la fonte en fusion parcourt cette distance, à vitesse réduite.  » Ce serait à refaire, on ne procéderait plus comme ça maintenant « , commente Guénaël Devillet, professeur de géographie économique à l’ULg. Les unités seraient construites les unes près des autres, à l’écart des quartiers d’habitations.

Une demande d’acier qui stagne

Dans les années 1970, un plan prévoyait d’ailleurs de rassembler tous les outils de production sidérurgiques à Chertal, idéalement située au bord du canal Albert, afin de rationaliser les coûts. Mais, faute de moyens financiers, l’idée est restée sans suite.  » Si l’on avait été dans ce cas de figure, soupire François Schreuer, président d’Urbagora, un groupe de réflexion sur l’urbanisme et la mobilité à Liège, les enjeux urbains de la fin de la phase à chaud auraient été minimes.  » Soit. L’histoire ne s’écrit pas à l’envers.

Aujourd’hui, la demande d’acier stagne en Occident. Et ArcelorMittal ne mise pas sur une reprise de la croissance.  » Le groupe tourne actuellement à 75 % de sa capacité, rappelle Alan Vandenberghe, analyste financier chez Petercam. Si la demande augmentait soudain, il lui resterait assez de marge pour l’absorber.  » Sans l’aide de Liège.

Désormais, les pouvoirs publics doivent donc repenser ces vastes lieux sans ces monstres d’acier, ces kilomètres de tuyaux, ces improbables alliances de machines, ces chemins de rails. Et sans la richesse que cette industrie produisait jusqu’ici. Quelque 2 000 personnes seraient touchées dans leur emploi, directement ou indirectement, par la fermeture de la phase à chaud.  » Le bassin industriel liégeois aura du mal à se remettre du choc parce qu’ArcelorMittal a de facto créé un réseau d’exclusivités autour de son activité, analyse Bernard Wilmotte, économiste au service d’études de la CSC Métal francophone. Les risques de faillites chez les sous-traitants sont élevés. Recréer un nouveau tissu économique prendra du temps.  » Un creux de dix, quinze, vingt ans. C’est peu de chose à l’échelle de l’histoire d’une ville. C’est énorme dans la vie d’un homme.

Or, pour ne parler que d’elle, la population de Seraing n’est déjà guère favorisée en temps normal. Dans certains de ses quartiers, notamment en bord de Meuse, au pied des unités de production, le taux de chômage avoisine les 40 %, pour une moyenne de 25 % sur l’ensemble de la commune. Sur les quelque 60 000 habitants du lieu, 2 % bénéficient du revenu minimum d’insertion.

 » Le principal danger lié à la fin de la phase à chaud est effectivement celui d’une augmentation de la pauvreté, confirme Jean-Luc Pluymers, directeur général du GRE, le groupement de redéploiement économique du pays de Liège. Notamment chez les sous-traitants d’ArcelorMittal ou dans les métiers indirectement liés à l’activité sidérurgique, comme certains commerces. « 

Imaginer Seraing dans 20 ans

En annonçant, une première fois en 2003, la fin de la phase à chaud de la sidérurgie liégeoise en 2009, le groupe Arcelor – racheté par Mittal un peu plus tard, en 2006 – a précipité le lancement d’une vaste réflexion sur l’avenir des communes concernées, dont Seraing, Oupeye et Flémalle. A Seraing, les travaux pilotés par l’architecte urbaniste français Bernard Reichen, mandaté par le bourgmestre d’alors, Guy Mathot, débouchent sur un master plan, ou schéma directeur, qui repense en profondeur la commune en imaginant de reconvertir, en vingt ans, quelque 800 hectares concernés de près ou de loin par l’activité sidérurgique. Sa philosophie initiale : assurer un avenir à Seraing sans elle, essentiellement dans le cadre d’une économie de services.

Mais une fois dans la place, le groupe devenu ArcelorMittal revient sur la décision de fermeture, la demande d’acier ayant entre-temps rebondi. Et les hauts-fourneaux reprennent aussitôt du service. Pour les uns, quelques précieuses années d’activité ont ainsi été gagnées. Pour les autres, on a perdu du temps, le processus de reconversion ralentissant alors de facto. A vrai dire, le plan a juste été adapté : une fois le maintien de la phase à chaud confirmé, quelques priorités ont été fixées dans la cadre du schéma directeur et le phasage des travaux a été repensé.

Que prévoit ce schéma directeur, financé par la commune, la Région wallonne et des fonds européens, en plus d’investisseurs privés ? Quelque 300 chantiers, de taille et d’importance diverses. En vrac, il veut faciliter la relance de certaines activités économiques, entre autres grâce au port de Renory, à l’extension du parc scientifique et au développement d’un noyau touristique fort autour du Val Saint-Lambert. Une nouvelle cité administrative sera construite, ainsi qu’un vaste pôle commercial et une entrée de ville repensée. Ce plan de relance économique vise environ un tiers des 800 hectares concernés. Un autre tiers regroupe les aménagements de la voirie, symbolisés par la création d’un boulevard urbain qui, en parcourant la commune d’est en ouest, desservira des zones dont la désindustrialisation est prévue. La commune sera striée de coulées de verdure, descendant des collines situées au sud de Seraing jusqu’à la Meuse. Ces couloirs végétaux intégreront des terrains mis en jachère afin de nettoyer leur sol pollué et de préparer de la sorte leur reconversion.

Enfin, un important volet  » habitat  » figure dans le plan.  » Le but est de relier entre eux des quartiers de logement qui étaient coupés en deux par des installations sidérurgiques « , précise Valérie Depaye, directrice d’Eriges, la régie communale autonome chargée de concrétiser le projet. De l’habitat comme un pansement sur une cicatrice profonde. A eux trois, les deux hauts-fourneaux et la cokerie monopolisent quelque 110 hectares de terrain.

Dans la foulée, la commune récupérera, grâce à cet habitat de qualité et à leurs futurs habitants issus de la classe moyenne, un peu de la manne qu’elle perdra avec la disparition de la phase à chaud. Soit environ 5 millions d’euros, qui représentent les taxes sur la force motrice, dont s’acquitte actuellement ArcelorMittal, et le manque à gagner prévisible sur l’impôt sur les personnes physiques.

Mettre ses £ufs dans divers paniers

En région liégeoise, Seraing ne sera pas la seule à souffrir de la fin de la phase à chaud. C’est toute une région qui doit imaginer son avenir sans les hauts-fourneaux.  » Il n’y aura pas un « avant » et un « après » la sidérurgie, avance Guénaël Devillet, mais une transition.  » Une transition d’autant plus complexe à réussir qu’aucun secteur d’activité n’est à même de compenser à lui seul le poids de la sidérurgie dans l’économie locale. Il faudra donc lui trouver non pas un mais des relais.  » Une région ne peut se développer que si on y recense cinq ou six secteurs économiques distincts, qui suivent des cycles différents, rappelle Didier Van Caillie, professeur de stratégie des entreprises à l’ULg. Il faut éviter de retomber dans les pièges du passé, lorsque l’on dépendait d’une ou de deux activités seulement. « 

Parmi les secteurs économiques porteurs en région liégeoise, la logistique figure en bonne place, entre autres avec l’aéroport de Bierset. Le projet Trilogiport, un port multimodal de 130 hectares à cheval sur les communes d’Oupeye et de Visé viendrait s’y ajouter. Il jouerait le rôle d’arrière-port pour Anvers, qui pourrait y stocker des conteneurs. Ses adversaires lui reprochent l’espace mangé pour un petit nombre d’emplois créés, une grande dépendance au prix du pétrole et une maigre valeur ajoutée. Mais le projet pourrait être intéressant s’il abritait aussi des activités de conditionnement ou d’emballage.  » Ce port est nécessaire aux entreprises installées dans un rayon de 50 kilomètres, assure Jean-Luc Pluymers. Indirectement, il y crée de l’emploi. « 

Les activités liées au secteur spatial, les microtechnologies, la biotechnologie, la communication et les médias, l’agroalimentaire, le tourisme, les spin-off issues de l’ULg, ou l’écoconstruction sont autant de piliers sur lesquels la région liégeoise pourrait s’appuyer pour assurer son développement économique futur. En matière immobilière, des investissements à concurrence de 2 milliards d’euros sont d’ores et déjà planifiés entre 2011 et 2016, avec nombre de créations d’emplois à la clé. La biologistique, c’est-à-dire l’envoi partout dans le monde, en moins de 24 heures, de médicaments biologiques et non plus chimiques, fait partie des projets. Actuellement, un tel hub n’existe qu’à Memphis et à Singapour. Et Liège, qui dispose de voies d’eau, d’autoroutes, d’un aéroport et du TGV a de sérieux atouts en la matière.

 » Liège n’a pas la taille nécessaire pour être une métropole généraliste, elle doit donc se spécialiser, confirme Guénaël Devillet. Mais je ne suis pas inquiet : la région est mieux armée qu’il y a dix ans, elle pourra faire face au choc. « 

Un peu de sidérurgie encore

Tout cela sans compter l’éventuel maintien en activité de certaines des unités de production de la phase à chaud rentables, comme la cokerie.  » Le permis d’exploiter qu’ArcelorMittal détient pour cette installation vaut de l’or, relève Libert Froidmont, qui dirige la Sogepa, la Société wallonne de gestion et de participations des entreprises de la Région wallonne. Le groupe a tout intérêt à la conserver car, en Europe, il devient difficile d’en installer, les cokeries étant par définition très polluantes.  » Ce permis viendra à expiration en 2022 et ne devrait pas être renouvelé.

La phase à froid n’est pas forcément condamnée non plus, du moins à court terme. Et tous ont intérêt à ce que la transition vers la fin du froid, si elle se confirme, soit la plus douce possible. Il faudra, pour cela, être compétitif.  » Ça n’intéresse personne de produire en Belgique si on peut le faire au tiers du prix ailleurs « , rappelle Alan Vandenberghe. Mais l’augmentation prévisible du coût du transport pourrait modifier la donne, à terme : il sera essentiel pour les producteurs de réduire ce prix en rapprochant les outils de production.

La direction d’ArcelorMittal a d’ailleurs affirmé qu’avec ses produits très techniques et ses processus de production innovants, la phase à froid était importante dans son offre.  » On pourrait aussi reconstituer un tissu de moyennes entreprises de 100 personnes au maximum, spécialisées dans les métiers les plus pointus de la phase à froid « , suggère Didier Van Caillie. Une façon de limiter la dépendance économique de la région vis-à-vis d’un acteur tout-puissant.

Les terrains qui se libéreront après la fermeture de la phase à chaud constituent eux aussi une opportunité de développement économique intéressante.  » A Liège, on assiste actuellement à une pénurie de terrains pour PME, de 300 à 2 000 mètres carrés, confirme Valérie Depaye. Nous ne parvenons pas à répondre à la demande.  » Pour qu’ils puissent être proposés à des investisseurs, il faudra que ces terrains, fortement pollués, soient assainis par ArcelorMittal, ce que le groupe semble prêt à faire, malgré l’importance de la facture.

Tourner la page sans le dire

Pendant que se prépare la reconversion de la région liégeoise, les responsables politiques et syndicaux ne peuvent en parler trop ouvertement, tenus qu’ils sont de manifester d’abord leur empathie vis-à-vis des travailleurs touchés. 2012 sera une année d’élections communales et sociales…  » Nous sommes à Liège, rappelle un Liégeois. Evoquer la fin de la sidérurgie reste, pour l’instant, un tabou.  » Depuis quelques années, un consensus plus large se fait pourtant jour, dans les rangs politiques, pour tourner la page. Doucement. Viendra un jour où les enfants de Seraing s’amuseront sur les trottoirs sans que ni la poussière de fer ni l’ombre du passé viennent assombrir leur jeu de marelle…

LAURENCE VAN RUYMBEKE

De l’habitat comme un pansement sur une cicatrice profonde

 » Il faut éviter de retomber dans les pièges du passé, lorsque l’on dépendait d’une ou deux activités seulement « 

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