Pionniers du cyclisme black-blanc-beur

Saïd Haddou est l’unique coureur cycliste issu de l’immigration maghrébine. Rony Martias et Yohann Gène, eux, sont les seuls Antillais du peloton pro. Hasard : tous les trois appartiennent à la même équipe

En football, l’équipe de France black-blanc-beur est depuis longtemps une réalité. Le peloton cycliste, en revanche, est plutôt blanc-blanc-blanc. Comment l’expliquez-vous ?

SaïdHaddou : Je crois que c’est avant tout une question de culture. La passion du cyclisme, elle, se transmet de père en fils. Moi, perso, aucun membre de ma famille n’a jamais fait de vélo. Mes parents venaient d’Algérie. Pour eux, c’était une autre planète. Durant mon enfance, je n’ai jamais regardé une seule étape du Tour de France à la télé. Mon seul souvenir, c’est la course annuelle à Clamart, dans la banlieue parisienne, là où j’ai grandi. J’allais voir le départ, en curieux, mais sans me sentir concerné. L’idée de participer un jour à une compétition cycliste ne m’a jamais traversé l’esprit. Et puis, ma mère, elle n’était pas trop dans le système. Elle travaillait dur. Si je lui avais demandé de m’inscrire à la course, elle n’aurait même pas su comment il fallait faire.

Et pourtant, vous êtes finalement devenu coureur. Comment ?

Saïd : J’avais un ami qui faisait du vélo. Un jour, il m’a emmené sur une course. Puis, peu à peu, le virus m’a pris. Je me suis inscrit au club cycliste municipal. Les responsables m’aidaient pour le matériel. Mais bon, c’était trois fois rien, des trucs récupérés. J’étais le seul Maghrébin du club, avec mon frère. Je ne connaissais que dalle à l’histoire du vélo. Les noms de René Vietto ou Jacques Anquetil m’étaient complètement étrangers. Par la suite, j’ai essayé de rattraper mon retard.

Pratiquer le cyclisme en Guadeloupe, ça ne doit pas être courant non plus…

Yohann Gène : Détrompez-vous ! Nous sommes très vélo, en Guadeloupe. Là-bas, le cyclisme est encore plus populaire que le football. C’est vraiment le sport n° 1.

Rony Martias : Le Tour de la Guadeloupe est retransmis en direct. Les gens s’arrangent pour prendre leurs vacances à ce moment-là. Ils se massent au bord des routes. Dans les côtes, la foule s’écarte au tout dernier moment. Franchement, l’ambiance est chaude. Le problème, c’est que, sur les courses guadeloupéennes, tu croises toujours les mêmes coureurs. Tu n’as jamais l’occasion de te confronter à l’élite. Du coup, à partir d’un certain niveau, si tu veux continuer à progresser, tu es obligé de quitter l’île et de venir en Europe.

Yohann : Jean-René Bernaudeau, notre directeur sportif, a fait preuve d’une sacrée audace en nous proposant d’intégrer son équipe espoirs, en 1998. Pour lui, c’était un pari risqué. Nous débarquions des Antilles sans avoir jamais vu la neige, sans savoir ce que c’était de rouler dans le froid. L’expérience aurait pu tourner au fiasco.

Le milieu du cyclisme est plutôt conservateur. Vous n’en avez pas souffert ?

Yohann : Je ne parlerais pas de racisme, mais on ressent parfois une certaine hostilité. Les Français, ils nous connaissent, ils nous respectent. Mais, avec les coureurs étrangers, c’est plus compliqué…

Rony : Dans le peloton, si jamais on fait un écart de trajectoire, le coureur de derrière va nous crier dessus, alors qu’il ne s’adresserait pas sur le même ton à un autre… Et si, par malheur, on est impliqué dans une chute, on va directement nous soupçonner de l’avoir provoquée.

Saïd : Moi, j’ai encore de la chance car mes origines ne se voient pas trop. Je peux me présenter au départ d’une course sans qu’on dise :  » Ah tiens, voilà le Maghrébin.  » Yohann et Rony passent moins inaperçus. Certains coureurs ne comprennent pas ce qu’ils foutent sur un vélo.

Yohann : Pour eux, on n’est pas à notre place… On s’est trompé de sport.

Saïd, votre famille et vos copains d’enfance, ils s’intéressent davantage au cyclisme depuis que vous êtes passé pro ?

Saïd : Non. Le vélo leur paraît assez rébarbatif. De temps en temps, ils regardent une course à la télé, en espérant me voir. Mais si, au bout de dix minutes, je ne suis toujours pas apparu à l’écran, ils zappent !

Pendant le ramadan, vous jeûnez ?

Saïd : Non. Mes parents m’ont toujours laissé libre. Eux, déjà, ne pratiquaient pas vraiment. Par contre, j’avais un ami tunisien qui était coureur à Aubervilliers (NDLR : autre commune de la banlieue parisienne) : il faisait le ramadan, lui. Cela m’a toujours épaté. Chez les pros, ce serait infaisable, je pense.

Pour les jeunes défavorisés, le foot n’incarne-t-il pas davantage un rêve d’ascension sociale ?

Saïd : Si, je pense. Pour être coureur cycliste, faut pas trop s’enflammer. Avant un match de foot, on peut toujours se dire qu’on a une chance sur deux de gagner. Nous, nous sommes 180 sur la ligne de départ et il n’y a qu’un seul vainqueur à l’arrivée. On essaie de batailler, de se donner à fond, mais ce n’est pas évident. A la fin de ma course, en général, je suis satisfait. Mais ceux du quartier, s’ils ne m’ont pas vu à la télé, ils considèrent ça comme un échec. Dans leur tête, c’est comme si je n’avais pas participé. Ils me disent :  » T’étais où ?  »

Vos noms resteront dans l’histoire du cyclisme comme les deux premiers coureurs professionnels antillais et le premier coureur issu de l’immigration maghrébine. Une source de fierté ?

Saïd : En fait, je ne suis pas tout à fait le premier. Il y a déjà eu un coureur algérien, à la fin des années 1940, Abdel-Kader Zaaf… Il a participé quelques fois au Tour de France.

Yohann : Parfois, on se sent un peu seuls, c’est vrai. J’aurais bien aimé qu’il y ait un peu plus de gens de couleur dans le peloton. Déjà, ça me fait plaisir de voir quelques Japonais et quelques Colombiens au départ des courses.

Rony : C’est pas mal d’être les premiers pros de couleur, mais j’espère surtout qu’on ne sera pas les derniers.

Vous voudriez susciter des vocations ?

Saïd : Oui, je suis sûr que c’est possible. Le cyclisme est un sport plaisant. Faut juste s’accrocher ! Si des jeunes d’origine maghrébine, africaine ou antillaise deviennent pros d’ici à quelques années, cela passera peut-être par nous. A nous de leur montrer la voie. Le plus difficile, c’est de mettre le pied à l’étrier, monter dans un bateau sans savoir où l’on va, sans aucune référence en la matière. Et puis, il y a toute une série d’obstacles à surmonter. Trouver de quoi acheter un vélo, d’abord. Et puis, si vos parents n’ont pas de véhicule, c’est la galère… Au foot, il y a un car qui se rend à tous les déplacements. En cyclisme, c’est pas pareil : il faut vous conduire à gauche et à droite. Moi, si je suis arrivé là où je suis, je peux dire merci à tous les gens qui m’ont aidé quand j’étais gamin. Sans eux, je n’y serais jamais arrivé, c’est sûr et certain.

L’obstacle financier doit aussi exister pour les jeunes Guadeloupéens, non ?

Yohann : Mes parents n’étaient pas riches, mais j’ai eu la chance de réaliser directement de bons résultats. Les primes de course servaient à payer mon matériel.

Rony : Et puis, là-bas, la passion atteint des proportions incroyables. Dès l’âge de 14 ou 15 ans, tu as des supporters qui font des paris avec toi. Ils te disent : si tu gagnes telle course, je te récompenserai. Mon premier vélo, c’est un vieux monsieur qui me l’a offert. Par pure générosité, par amour du vélo.

François Brabant

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire