Paysages sonores

Avec Le Grand Orchestre des animaux, la Fondation Cartier parisienne programme une exposition essentielle qui nous invite à réécouter les sons de la nature. Et à reconsidérer notre place dans le monde.

Bruce Nauman, l’art congolais, l’art urbain, Ron Mueck, les mathématiques… Les expositions de la Fondation Cartier se suivent sans se ressembler. Mais surtout, elles slaloment habilement à travers les thématiques et les artistes sans jamais céder à la facilité, ni aux préjugés. La bonne nouvelle, c’est que l’intérêt est toujours au bout de la visite. Avec un intitulé un brin racoleur, le nouvel accrochage pourrait faire penser qu’Hervé Chandès et son équipe se sont laissé aller à une programmation consensuelle à l’usage exclusif des familles, clientèle désoeuvrée et peu exigeante quand viennent les mois d’été. Il n’en est rien. Le Grand Orchestre des animaux (1) se découvre comme un événement de qualité qui nous concerne tous. Mieux, l’exposition s’apparente à l’un de ces  » voyages à travers l’espace et à travers le temps  » (selon le mantra de l’émission radiophonique Sur les épaules de Darwin dont l’ombre plane ici) qui font prendre conscience de la très préoccupante situation écologique actuelle. Le tout évoqué sans moralisme, raccourci larmoyant ou didactisme pesant.

Au contraire, le propos du Grand Orchestre renouvelle le genre en s’appuyant sur une matière première assez inédite : le travail de Bernie Krause. Ce bioacousticien américain né en 1938 collecte depuis plus de quarante ans les sons d’habitats naturels sauvages, qu’ils soient terrestres ou marins. Au total, ce sont plus de 5 000 heures d’enregistrement faisant entendre les vocalisations de 15 000 espèces d’animaux. La force de ce corpus atypique ? Eviter le partiel et, dans son sillage, le partial. C’est qu’au contraire de l’oeil humain, trop facilement abusé et manipulable à l’heure des flux d’images incessants, l’oreille se révèle un outil bien plus approprié pour appréhender notre place dans l’univers et le rôle qui nous incombe.

A l’écoute des voix du vivant

Dans son ouvrage Le Grand Orchestre animal, Krause constate l’aveuglement dont nous faisons preuve :  » A travers l’objectif d’un appareil photo ou d’une caméra vidéo, les lieux semblent toujours sauvages et inchangés (2).  » Pour l’intéressé, qui est également titulaire d’un doctorat en arts sonores créatifs, les images de la nature que nous collectons ne représentent définitivement que des  » tranches bidimensionnelles de temps, des événements limités par la lumière disponible, l’ombre et le champ de l’objectif (3).  » Ici, le lecteur attentif pense immanquablement aux clichés  » hélicologistes  » d’un Yann Arthus-Bertrand ou encore à ceux  » inauthentiquement beaux  » – le mot est de Susan Sontag – d’un Sebastiao Salgado. A ce qu’il considère comme autant de  » distorsions de l’information « , Krause oppose des paysages sonores aux horizons bien plus globaux.  » Les enregistrements de paysages sonores sont tridimensionnels, ils donnent une impression d’espace et de profondeur et avec le temps, révèlent à la fois les aspects les plus infimes et les événements qui se déroulent sur plusieurs plans, qu’un support visuel ne peut espérer saisir (4).  »

En clair, si une photo vaut mille mots, un paysage sonore naturel vaut mille photos. Question cruciale : que racontent les innombrables heures d’enregistrement du bioacousticien ? Les bandes sonores et les fichiers numériques en question ne dessinent rien moins que la lente disparition des voix du monde vivant. Le constat est sans appel : près de 50 % des sons capturés depuis les années 1960 ont disparu de la surface de la terre. En cause, la cacophonie des sociétés humaines qui recouvre tout. Contre cette fatalité, Krause l’affirme :  » Entendre est actif et génératif.  » En ce sens, l’oreille pourrait bien être l’organe d’un nouveau lien au monde, davantage contemplatif. Krause encore :  » Si je souhaite changer le monde, il me faut être visionnaire. Mais si je souhaite que le monde me change, il me faut apprendre à écouter.  »

A l’origine

Ecoutant les cris des animaux en musicien (il a participé à la réalisation de 250 albums, dont ceux de David Byrne, George Harrison ou The Doors) et étudiant les prises de son en scientifique, Bernie Krause en est arrivé à considérer la  » biophonie  » – un terme qu’il a inventé et qu’il faut comprendre comme  » le son du vivant  » – à la manière d’un patrimoine immatériel inestimable. Cela en raison de son caractère primordial.  » Il n’est pas impossible que toute la musique que nous aimons et que toutes les paroles que nous prononçons proviennent de cette voix collective qu’est la nature « , aime-t-il à répéter. Précisant au passage que l’harmonie acoustique naturelle du monde était à une époque  » la seule source d’inspiration pour l’oreille « . Pionnier, Krause se rend rapidement compte de la valeur de ses enregistrements. Mais comment partager ce trésor avec le grand public dans une société  » aussi visuelle et tactile que la nôtre  » ? Comment faire comprendre qu’à l’instar de la célèbre phrase du Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry,  » L’essentiel est invisible pour les yeux  » ?

Krause a l’intuition d’un chemin à suivre à la faveur d’une révélation. Celle-ci se déroule dans son labo lors de la transformation d’échantillons enregistrés en spectrogrammes – soit des représentations graphiques du son où le temps est figuré de gauche à droite en abscisse et la fréquence de bas en haut en ordonnée. Il explique :  » Les premières représentations spectrographiques des paysages sonores, obtenues au moyen d’un matériel assez rudimentaire, que j’ai vues dans les années 1980, m’ont rappelé les derniers paysages marins de William Turner. Le peintre romantique anglais du début du XIXe siècle ne suggérait les détails qu’à moitié ; il nous attirait par ses jeux de lumière dans sa réalité mystique et laissait notre esprit compléter ses représentations par ailleurs évocatrices (5).  »

C’est exactement le sillon méditatif creusé par l’exposition de la Fondation Cartier. Le Grand Orchestre convoque plusieurs artistes contemporains dont l’imaginaire est infusé à la synesthésie, ce procédé qui entremêle les perceptions sensorielles, sans jamais que les oeuvres qui en découlent rabotent la complexité de la partition naturelle exposée par Krause.

Chambre d’écoute

Dès les premiers pas dans le bâtiment signé Jean Nouvel, on s’arrête devant un dessin de 18 mètres du Chinois Cai Guo-Qiang. L’oeuvre qui donne à voir des animaux réunis autour d’un point d’eau donne le ton de l’événement. Réalisés à partir de poudre pyrotechnique, les contours brûlés de l’impressionnant paysage évoque immanquablement l’art pariétal. La résonance est d’autant plus pertinente que l’on sait aujourd’hui que de nombreuses peintures rupestres étaient systématiquement situées dans les lieux les plus sonores des grottes qui les abritaient. Un choix qui s’expliquerait, selon les scientifiques, par l’importante dimension acoustique de probables rituels d’initiation. Au cours de ces cérémonies, paroles et chants étaient naturellement amplifiés par la configuration des lieux. Tout comme l’art de la préhistoire, la fresque de Cai Guo-Qiang suggère une biophonie disparue, case manquante pour prendre toute la mesure de l’oeuvre. Comme pour mieux matérialiser cette sonorité absente, les architectes mexicains Gabriela Carrillo et Mauricio Rocha ont imaginé une scénographie de briques en terre cuite qui habille la Fondation et son jardin à la manière d’un orchestre symphonique. Le visiteur y évolue à la façon d’un potentiel auditeur.

C’est derrière la scène imaginée par Cai Guo-Quiang, une situation peu favorable, que se cache un autre temps fort de l’exposition : le travail de Manabu Miyazaki. L’artiste livre l’un des volets les moins sonores du Grand Orchestre mais qui prend tout son sens en offrant un pendant visuel aux enregistrements de Krause. Tout comme l’Américain, le Japonais déroule une oeuvre qui est le fruit d’une observation patiente et minutieuse de la vie sauvage. Grâce à des dispositifs photographiques automatiques équipés de capteurs infrarouges, Miyazaki réussit à restituer des moments où le vivant non humain ne semble plus aux prises avec l’homme, flirtant ainsi avec le  » pinceau de la nature « .  » Mes pièges photographiques sont comme les arbres qui observent les animaux « , se plaît-il à commenter. C’est tout particulièrement vrai de Death in Nature, une suite d’images qui dépeint la lente désagrégation d’un cerf dans la forêt. Magnétique également : le Birds-of-Paradise Project, sorte de vidéo-volière, du Cornell Lab of Ornithology, un département de l’université Cornell qui possède la plus vaste collection de sons naturels au monde. Il montre et fait entendre les paradisiers et autres jardiniers, ces oiseaux fascinants aux parades stupéfiantes dont la sophistication est à comprendre comme une source d’inspiration directe pour les créations culturelles humaines.

Le clou du spectacle est, à n’en pas douter, à découvrir à l’étage inférieur de la maison de verre qu’est la Fondation Cartier. A côté de la petite salle dédiée à l’installation de Shiro Takatani (qui offre une traversée visuelle et musicale – grâce à Ryuichi Sakamoto – de la forme de vie aussi essentielle que mal connue qu’est le plancton), ce sont les membres du collectif britannique United Visual Artists (UVA) – réputés pour leurs collaborations avec des artistes comme Massive Attack ou James Blake – qui dévoilent leur projet. Son objet ? Une installation électrique tridimensionnelle qui transpose en particules lumineuses les données des enregistrements de Bernie Krause. Ce dispositif immersif, qui occupe une pièce entière, plonge le spectateur au coeur de biotopes différents – Lincoln Meadow en Californie, delta du Yukon, parc de l’Algonquin au Canada… Il est possible d’y rester 1 h 30. On conseille vivement cette session acoustique d’écologie appliquée. On en ressort différent, à l’écoute de la grande partition du vivant au sein de laquelle il est urgent que l’humain descende d’un ton.

(1) Le Grand Orchestre des animaux, à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, à Paris. Jusqu’au 8 janvier 2017. www.fondation.cartier.com

(2), (3), (4) et (5) Le Grand Orchestre animal, par Bernie Krause, éd. Flammarion, 2013.

PAR MICHEL VERLINDEN, À PARIS

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