Pourquoi Di Rupo ne lâche pas Didier Bellens

Vulnérable ou intouchable ? Didier Bellens est bien plus complexe qu’il n’y paraît. Même s’il snobe les parlementaires, il a rempli sa mission : faire rentrer un maximum d’argent dans les caisses de l’Etat. Sur le dos des consommateurs ?

Plus vite Didier Bellens, 58 ans, rentrera dans sa tanière, lui et son dandinement d’ours mal léché, et mieux le gouvernement d’Elio Di Rupo s’en portera. Le 17 octobre, la prestation goguenarde du bonhomme, balançant ses coups de patte en mesurant – tout juste – sa force restera dans la mémoire des parlementaires de la commission Infrastructure. Ils ont entendu, effarés, les explications du patron de Belgacom sur les prémices de la vente d’un immeuble bruxellois de Belgacom à une société lui appartenant (Immobel).  » Il me semblait sur une autre planète, résume le député Ronny Balcaen (Ecolo). Sa défense est assez particulière quand il dit qu’il n’y a pas de conflit d’intérêt dès lors qu’il n’y a pas eu vente. Il a affirmé qu’Immobel n’avait pas déposé d’offre. Dans le document du comité d’audit, il est explicitement stipulé qu’Immobel participe à l’appel d’offres sur ce bâtiment ainsi qu’à un autre, sur un édifice au Meir, à Anvers.  » A regarder ce grand fauve éprouvé, beaucoup se sont dit qu’il était ailleurs, voire autiste, malgré la présence à ses côtés de Jean-Charles De Keyser, l’ancien patron de Belgacom TV devenu conseiller stratégique, et de Sandrine Nelissen Grade, directrice et conseillère exécutive du CEO de Belgacom, une jeune femme des beaux quartiers bruxellois qui a de l’influence sur lui et, facteur non négligeable en Belgique, où tout grand patron rêve d’être anobli, qui a ses connexions avec le Palais. Cette prestation surréaliste n’est pas un cas isolé. L’histoire dure depuis dix ans et Elio Di Rupo y a largement contribué. Le bilan Bellens est aussi le bilan Di Rupo, même si le PS, aujourd’hui, prend ses distances.  » Belgacom, c’est tout sauf du business.  » Le propos émane d’un expert wallon des télécoms. Il se vérifie à toutes les étapes de la saga Bellens.

Au commencement était John Goossens, décédé brutalement en 2002, en pleine réunion de travail à Francorchamps. Sur le parvis des Saints-Michel-et-Gudule, à Bruxelles, lors des funérailles quasi-nationales qui lui sont dédiées, le visage d’Elio Di Rupo est décomposé par le chagrin. Leurs respect et affection réciproques étaient immenses. Vice-Premier du gouvernement Verhofstadt II et ministre des Communications et des Entreprises publiques, Elio Di Rupo a guidé la vieille RTT (1930) sur la voie de la privatisation partielle (consolidation stratégique), l’Etat conservant 53,5 % du capital de la nouvelle entreprise publique autonome. Le tout, main dans la main avec John Goossens. Celui-ci y aurait gagné une prime exceptionnellement élevée de 400 millions de FB car la vente d’une partie de Belgacom à un consortium de sociétés américaine, danoise et singapourienne s’est déroulée mieux que prévu (75 milliards de FB au lieu des 50 milliards attendus) et le mérite lui en a été attribué. A l’époque, son rapport décomplexé à l’argent et les mandats qu’il collectionnait ne faisaient broncher personne. Les temps ont changé. Bellens s’en est-il aperçu ? En 2009, il a accepté, contraint et forcé, que son salaire annuel brut passe de 2,9 millions d’euros à 2 millions.

Lorsque Didier Bellens succède à John Goossens, en 2003, la température baisse instantanément dans la tour du quartier Nord, à Bruxelles. John Goossens n’avait pas volé sa réputation de patron charismatique et abordable. Bellens, lui, se rend directement de son garage aux 27 et 28e étages par un ascenseur séparé. Il ne fréquente que le restaurant de la direction, le Sky Club, d’où l’on a une vue époustouflante sur Bruxelles. Cet ancien de la Solvay Business School, fils d’un professeur de médecine de l’ULB, n’a pas laissé le souvenir d’un étudiant particulièrement brillant ni populaire. Il l’est en tout cas suffisamment pour s’intégrer à la garde rapprochée du milliardaire wallon Albert Frère, aux côtés de Gérald Frère et de Thierry de Rudder. Il passe ensuite de GBL à RTL Group et c’est là qu’Elio Di Rupo, président du PS, vient le chercher pour prendre en main le géant (à l’échelle belge) des télécoms, après avoir fait mine d’arbitrer une guerre des chefs entre Bessel Kok (administrateur-délégué) et Benoît Remiche (président du conseil d’administration). Bellens était son candidat. Sa feuille de route ? La même qu’aujourd’hui ! Ramener du dividende à l’Etat, développer raisonnablement la société et maintenir la paix sociale (17 000 personnes). Au passage, il a accepté que le fonds de pension Belgacom (5 milliards d’euros) soit versé dans les caisses de l’Etat, à charge, pour celui-ci, de payer dorénavant les retraites du personnel.

Etait-il socialiste, l’est-il devenu ?  » Lui, socialiste ? Ni socialiste ni autre chose, s’esclaffe un ancien cadre de Belgacom. Il a trop de mépris pour les hommes politiques. Bellens et Di Rupo n’ont rien en commun. Bellens a peu d’amis et très peu de liens avec un monde politique qui lui est étranger.  » La députée Karine Lalieux (PS) proteste aussi :  » Je n’ai jamais vu Bellens à un congrès ni au boulevard de l’Empereur. Je traite les télécoms depuis treize ans et on ne m’a jamais informée que je devrais rencontrer Bellens pour qu’il me dise ce que j’ai à dire, jamais !  » Dans le Standaard, Paul Magnette, président du PS, en rajoute :  » Rien dans sa présentation ou son comportement n’en fait un socialiste. Peut-être Bellens est-il un libéral caché…  » Libéral ? Sociologiquement, il est sans doute plus proche des libéraux que des socialistes. On l’a vu à la remise de la Légion d’honneur française à Didier Reynders, ministre des Affaires étrangères (MR). Comme l’homme n’est pas très mondain, cette sortie a été remarquée, d’autant qu’il y a fait un malaise. Depuis le 1er août 2013, Tom Delforge est son nouveau vice-président, chargé de la communication. Il fut le porte-parole de Reynders aux Finances de 1999 à 2002.

De fait, dans la tourmente actuelle, le MR et l’Open VLD lui laissent le bénéfice du doute. Le style est contesté, mais pas le fond, sous réserve de ce que donnera l’enquête judiciaire pour corruption passive dans laquelle Bellens est inculpé depuis 2011. C’est sa casserole la plus sérieuse, celle qui risque d’éclabousser indirectement le chef du gouvernement. Le patron de Belgacom est soupçonné d’avoir vendu à prix d’ami un immeuble montois de l’ancienne RTT à Edmée De Groeve, qui fut la femme de confiance d’Elio Di Rupo dans divers conseils d’administration publics avant d’être condamnée pour escroquerie et détournements de fonds. Pour le reste, motus.

Ancien ministre des Finances, Didier Reynders sait à quel point les finances du pays sont dépendantes des rentrées de Belgacom : près d’un milliard par an, dividendes et impôts compris. De plus, le MR n’est peut-être pas le mieux placé pour donner des leçons. Le comité d’audit qui a absous prestissimo Didier Bellens du soupçon de conflit d’intérêt dans l’affaire Immobel a également blanchi Michel Moll, ancien administrateur MR chez Belgacom, pour ses activités de consultant en faveur de l’opérateur télécom chinois Huawei, suspecté de se livrer à des activités d’espionnage. Michel Moll, qui a jadis appartenu au clan liégeois de Jean Gol, a, certes, démissionné du conseil d’administration de Belgacom mais, jusqu’il y a peu, c’était un proche de Didier Bellens. Tout comme l’avocate Carine Doutrelepont, étiquetée PS, qui le soutient inconditionnellement. Ce n’est pas dans cette assemblée qu’on a exercé un contrôle serré de l’extravagant CEO. Cela doit changer. Le monde politique attend beaucoup du nouveau président, Stefaan De Clerck, juriste et ancien ministre de la Justice (CD&V). Il est aussi question d’accroître, par voie législative, les possibilités de contrôle de cette entreprise publique autonome.

Ainsi fonctionne, depuis dix ans, le patron de Belgacom. Par cercles concentriques, et en en changeant quand il le faut. Ce cocon le protège au besoin : il souffre de ce qu’on appelle le  » petit mal « , une forme atténuée d’épilepsie. Concetta Fagard, pour laquelle il a divorcé et qui est, aujourd’hui, sa compagne officielle, veillait déjà sur lui lorsqu’elle travaillait encore à Belgacom. Elle est à l’origine du Concettagate qui a éclaté en juin 2011. Ce psychodrame a mis au jour les tensions qui régnaient au sein du top management. Concetta Fagard est alors en charge du sponsoring – autant dire le lobbying et les cadeaux d’amis – mais son domaine d’intervention s’étend bien au-delà. Elle fait l’objet de plusieurs plaintes en justice pour harcèlement moral, notamment à l’égard de la directrice de communication, Florence Coppenolle, ancienne porte-parole du PS. La justice a donné raison à cette dernière, qui a été indemnisée. Le Parlement s’en était mêlé. Malgré la haute protection d’Elio – à l’époque, la députée Karine Lalieux bataillait pour Bellens – et de la CDH Joëlle Milquet (que le CEO de Belgacom a rencontrée), Concetta Fagard doit être licenciée. Plus Roi-Soleil que jamais, Bellens ne s’avoue pas vaincu. En septembre 2011, il veut réintégrer son amie, au risque de braquer une fois de plus le Parlement et l’opinion publique. En pleine négociation pour la formation du gouvernement, Elio Di Rupo s’interrompt pour le voir en tête-à-tête et le dissuader de cette folie.

Heureusement, quand le bateau tangue ou que le boss le délaisse pour son voilier amarré à Nieuport, l’Américain Roy Stewart tient la barre. Le directeur financier est l’homme-clé de Belgacom. Il était le responsable des personnes qui ont réalisé l’  » audit interne  » qui a dédouané Didier Bellens et Michel Moll. On comprend mieux pourquoi certains, dont Catherine Fonck (CDH) et Ronny Balcaen (Ecolo), réclament une enquête indépendante de la Cour des Comptes. Roy Stewart est l’homme le mieux payé du groupe, une des plus grosses fortunes en stock options.  » Bellens et Stewart sont tous les deux obnubilés par le cours de Bourse, qu’ils regardent une dizaine de fois par jour « , commente un ancien de Belgacom.

Le 17 septembre dernier, au lendemain de la révélation de l’intrusion numérique d’origine inconnue dont Belgacom et sa filiale Bics (communications téléphoniques internationales) ont été les victimes, Didier Bellens a vendu 170 899 actions de son entreprise. Selon la FSMA, l’autorité des services et marchés financiers, cette vente lui a rapporté 3,21 millions d’euros, soit environ 18,79 euros par action. Manifestement, l’homme est très préoccupé par ses finances personnelles. L’un de ses anciens intimes rapporte :  » Je rentre un jour de la Côte et je décide de faire un crochet chez lui. Il était seul dans son bureau où se trouve son coffre-fort, celui-ci était grand ouvert. Il comptait ses billets. Sa femme de l’époque, une Française, lui dit :  » « Mais Didier, tu sais quand même combien il y en a… » Il lui répond : « Oui, mais cela fait tellement du bien… »  » Si l’anecdote est authentique, elle est digne de L’Avare.

Belgacom n’en a pas encore fini avec Didier. Les pontes du gouvernement ont fait leurs comptes. Le contrat de Bellens prévoit qu’en cas de départ anticipé en 2013 (le terme est début 2015), l’entreprise devrait lui verser deux ans de salaire : un an pour l’année 2014 qu’il n’aurait pas prestée et encore un an pour le dédommager de sa clause de non-concurrence. Trop cher. Il sera prévenu du  » renom  » éventuel et probable de l’Etat à la moitié de l’année 2014, soit après les élections. On dit cependant Bellens fatigué de son job et en partance pour les Etats-Unis, où il aurait des propositions. D’ici là, il doit préserver ce qui peut l’être de son  » capital réputationnel « . C’est aussi l’intérêt de Belgacom, dont le cours de l’action en Bourse est scotché au comportement, fût-il absolutiste, de Bellens (l’action Belgacom a grimpé de 4 % quand le CEO était étrillé par les médias et les députés).

Malgré l’exaspération qu’il suscite dans le monde politique, le Bruxellois est crédité d’un bon bilan. Ce financier étourdissant ( » en deux minutes, il peut reconnaître un bilan pourri ou maquillé « , selon un ancien cadre) a fait de Belgacom une entreprise moderne, peu endettée, qui a évité les dérapages de la plupart des télécoms européens. En 2008, lorsque Maurice Lippens, alors président du conseil d’administration de notre opérateur national, faisait campagne contre la reconduction de Bellens, il invoquait son style de management, son salaire hors-norme mais aussi son absence de stratégie internationale. On voit, cinq ans après, qui a eu raison, qui a eu tort sur ce dernier point.  » Sur le plan industriel, je n’ai pas beaucoup de reproches à faire à Bellens, précise Karine Lalieux. Il a emmené la société là où elle devait l’être. C’est un fleuron belge.  » Et qui doit le rester.

 » Je me méfie des grandes déclarations, surtout au PS, quand ils disent qu’ils n’ont rien à voir avec lui, relève Ronny Balcaen. Si j’étais Bellens, je me dirais : chien qui aboie ne mord pas. Nous sommes, sans doute, dans le cas de figure où le gouvernement a décidé d’attendre la fin de son mandat tout en préparant sa succession. Il devrait rester, sauf s’il était renvoyé en correctionnelle pour l’affaire montoise dans laquelle il est inculpé ou si l’on constatait des insuffisances graves dans l’affaire d’espionnage chez Belgacom.  »

Courtraisien proche de Stefaan De Clerck, Roel Deseyn (CD&V) est le député qui a osé s’interroger, en septembre dernier, sur les ombres de l’affaire d’espionnage qui hante Belgacom. Cela lui a valu d’être  » dénoncé  » à son chef de parti par Didier Bellens (qui s’en est excusé). Il persiste :  » Tous les rapports indiquent qu’il y avait déjà des signes de fragilité du réseau en mai 2012. Didier Bellens a nié. S’il ne savait pas, c’est qu’il y avait un sérieux problème de communication interne à l’entreprise, mais je ne le crois pas.  » Pour lui, le style de management de Bellens a fait son temps :  » Il refuse de travailler à un consensus social et à un compromis avec les autorités sur les nouveaux enjeux : la lutte contre la fracture numérique, le soutien à l’e-commerce, les tarifs sociaux, la régulation du marché, la sécurité du réseau… En réalité, cet homme a très peu de respect pour son actionnaire principal : l’Etat.  »

Mais pas question, selon plusieurs sources politiques, de céder au vertige de la régionalisation, en rapprochant le câblo-opérateur Telenet (à majorité américaine) de Belgacom, pour en faire une sorte de  » Vla-Belgacom « .  » Di Rupo veut éviter de mettre de l’instabilité là où il n’y en a pas et payer un coûteux parachute doré « , dit-on. Voilà peut-être pourquoi le gouvernement est tout en prudence. Surtout ne pas affoler la Bourse, surtout ne pas tuer la poule aux oeufs d’or, surtout pas de nouveau front social (Bellens ferait des pré-accords discrets avec la CGSP, lesquels garantiraient la paix sociale dans l’entreprise), surtout ne pas ouvrir la boîte de Pandore communautaire… Par le biais d’un abonnement anormalement élevé, l’un des plus chers d’Europe, Belgacom continue de  » traire  » les particuliers et les entreprises qui recourent à ses indispensables services. Cela convient aux actionnaires privés comme à l’Etat. Coupe-t-on la tête à un grand collecteur d’impôts, même si son style arrogant est anachronique à la tête d’une entreprise publique ? Tout le dilemme des partis.

Par Olivier Mouton et Marie-Cécile Royen

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