Ghosn désespère Renault

Aux manettes depuis 2005, le patron de la marque au losange n’a pas su réitérer l’exploit réalisé lors du sauvetage de Nissan. Part de marché en déclin, usines au ralenti, incertitudes sur la voiture électrique : le constructeur vacille.

Sur le plateau de France 2, le 24 janvier, en direct du forum de Davos, où les grands de ce monde planchent sur l’avenir de l’économie mondiale, Carlos Ghosn est en verve. Le PDG de Renault-Nissan répond avec le débit de mitraillette qui le caractérise à la salve de critiques dont il vient de faire l’objet. Ni les appels de plusieurs ministres – Pierre Moscovici et Arnaud Montebourg – à modérer son salaire, ni l’accusation d' » inefficacité absolue  » de Jean-Luc Mélenchon ou le réquisitoire de Laurent Berger, nouveau leader de la CFDT stigmatisant  » un problème de stratégie « , ne semblent perturber celui que l’on surnomme parfois le  » brise-glace « . Pourtant, l’état de santé du deuxième constructeur français est plus qu’inquiétant. La dégringolade de ses ventes dans l’Hexagone (- 19,8 % en 2012) menace l’emploi et la pérennité de ses usines nationales. L’an dernier, celles-ci ont tourné au ralenti : 532 000 voitures produites… pour une capacité de 900 000.

Plus souvent à l’autre bout du monde qu’à Billancourt

A la mi-janvier, l’annonce de la suppression de 7 500 postes d’ici à 2016, au beau milieu des négociations menées avec les syndicats pour tenter d’améliorer la compétitivité des sites, a fait monter la tension d’un cran entre le PDG et les salariés. Pour les  » Renault « , c’est la goutte d’eau. Certes, l’automobile mondiale traverse une crise sans précédent et connaît une mutation profonde. Mais cette mauvaise nouvelle et la menace à peine voilée de fermetures de sites – si les négociations n’aboutissent pas – ont fait exploser leur colère contre un patron  » omnipotent « , accusé d’être plus souvent à l’autre bout du monde qu’à Boulogne-Billancourt, siège de l’entreprise.  » Il a fait de Renault une petite boutique de banlieue « , regrette un cadre supérieur. Ceci, sous le regard tantôt indifférent, tantôt impuissant de l’Etat actionnaire.

Part de marché en déclin, résultats en berne, image de marque écornée, le carnet de notes du patron au salaire exorbitant – 13 millions d’euros en 2012, dont 2,7 au titre de Renault – n’est pas fameux.  » A force de vouloir fabriquer des voitures à vendre au lieu des « voitures à vivre », incarnées par le slogan des années 1990, Ghosn a affadi l’offre. Il a aussi entamé la fierté des salariés « , estime un spécialiste. Cumulant depuis huit ans la présidence de Nissan et celle de Renault, le patron de l’alliance a-t-il mené l’ex-Régie dans une impasse ?

Lorsqu’il revient en France en 2005 pour succéder à Louis Schweitzer, Carlos Ghosn est auréolé de son succès chez Nissan. Le Franco-Libanais, né au Brésil, a sauvé le troisième constructeur japonais du désastre à coups d’économies drastiques et de réductions d’effectifs. Dans les rues de Tokyo, les passants l’arrêtent pour obtenir un autographe et prendre la pose à ses côtés. Galvanisé, il définit un plan ambitieux pour doper les ventes de Renault.  » Contrat 2009  » vise à sortir 25 nouveaux modèles en trois ans, atteindre une marge de 6 % et réaliser d’importantes réductions de coûts… la marque de fabrique du PDG.

Très vite, cependant, la situation dérape. Au sein du Techno-centre de Guyancourt, là où s’inventent les voitures de demain, les ingénieurs, soumis à une pression maximale et à des objectifs inatteignables, craquent. En 2007, plusieurs suicides endeuillent l’entreprise. Un salarié se jette du cinquième étage du bâtiment devant ses collègues. Le traumatisme est immense. La brutalité des méthodes de Ghosn et son obsession des résultats financiers sont critiquées. En 2008, le patron à la double casquette est contraint de renoncer aux objectifs de son plan stratégique. Un revers. Renault ne suit pas et, de surcroît, la crise change la donne.

Confronté aux mêmes difficultés que les autres constructeurs généralistes, le groupe Renault (Renault, Dacia, Samsung) a plutôt mieux résisté que PSA, grâce aux dividendes de Nissan – dont Renault est actionnaire à 43 % – et au succès de Dacia, sa gamme de voitures low cost, fabriquée dans les pays à bas coûts mais vendue sous la marque Renault à l’international.  » Cette réussite masque cependant la paupérisation de la firme, dont le nombre de modèles s’amenuise et la créativité a disparu « , insiste un consultant.

Accusé de ne pas avoir osé remplacer à temps le patron du design – Patrick Le Quément, créateur notamment de la Twingo -, Ghosn fait l’objet de multiples reproches, comme la faiblesse de la marque dans le haut de gamme ou le renouvellement tardif de certains modèles (Clio ou Scenic). Quant à l’incompréhensible absence sur le créneau des 4 x 4, où le Qashqai de Nissan, lancé en 2007 fait fureur – plus de 1 million d’exemplaires vendus dans le monde -, elle alimente, une fois encore, le sentiment d’abandon ressenti par les salariés français.  » Ce qui est abîmé, c’est l’ADN de la marque, sa créativité, sa capacité à innover et à créer des segments de marché comme elle l’a fait par le passé avec l’Espace « , estime Jean-Louis Loubet, historien de l’automobile. En février 2011, à l’occasion d’une conférence de presse, Carlos Ghosn lui-même confiait ce qui pouvait apparaître comme un début de mea culpa : la marque Renault, disait-il,  » n’est pas […] suffisamment forte « .

Une grande dépendancevis-à-vis des pouvoirs publics

Lancé en 2009, le pari de la voiture électrique, sur laquelle Ghosn a misé 4 milliards d’euros, devait permettre à Renault de renouer avec ses racines de  » défricheur « . Mais il est à haut risque. Difficile, en effet, de prédire la réaction des consommateurs à cette nouvelle offre. De plus, celle-ci place Renault dans une situation d’extrême dépendance vis-à-vis des pouvoirs publics, tant pour les subventions que pour les infrastructures indispensables au développement de l’électrique. Au mois de janvier, à Davos, le patron de Renault-Nissan a appelé le gouvernement à l’aide :  » Nous avons besoin d’un effet d’échelle pour donner un coup d’accélérateur à nos ventes.  » Prévue l’an dernier, l’arrivée sur le marché de Zoé, modèle star de la gamme électrique, fabriqué dans l’usine de Flins, a été repoussé au printemps 2013.

Dans l’attente des premiers résultats commerciaux, les Renault dénoncent, une fois de plus, la préférence de Ghosn pour Nissan, dont le véhicule électrique – la Leaf -, lancé voilà un an, roule sur leurs plates-bandes.

 » Renault-Nissan est une alliance inachevée. L’un avance plus vite que l’autre « , note Gaëtan Toulemonde, analyste financier à la Deutsche Bank. Dans l’ouvrage Renault en danger !, publié par la CFDT et paru l’an dernier, les chiffres relevés soulignent ce déséquilibre :  » Entre 2000 et 2010, la production de Nissan a progressé de 51 %, celle du groupe Renault de 8 %.  » Sur les 8 millions de voitures commercialisées par l’Alliance en 2011, seules 2,1 millions l’ont été sous la marque française. Le Yalta géographique, décidé entre les deux partenaires, semble clairement avoir avantagé Nissan.  » Il est tout de même dommage que Renault soit aujourd’hui absent de Chine, devenu le premier marché mondial « , regrette un ingénieur du Technocentre. Une fois de plus, la responsabilité de Carlos Ghosn est pointée.  » C’était à lui de revenir sur le partage initial « , note un ancien dirigeant.  » Il valait mieux se concentrer sur quelques pays que saupoudrer les investissements, justifie Jérôme Stoll, directeur commercial du constructeur. Mais Renault sera prochainement présent en Chine, nous attendons le feu vert des autorités.  »

Passant davantage de temps dans les avions qu’auprès de ses équipes, critiqué pour son management solitaire et expéditif, Carlos Ghosn a tenté de rectifier le tir après la rocambolesque affaire, en 2011, des faux espions, attribuée, en partie, à son éloignement du terrain.  » Ses méthodes et son style sont mieux adaptés à une entreprise japonaise « , relève un ancien dirigeant.  » Il n’a pas su valoriser, comme Louis Schweitzer, l’affectio societatis des salariés de Renault « , estime Jean-Louis Loubet. Amers, surtout d’être aussi peu gratifiés après avoir contribué à soutenir Nissan au bord de la faillite, les Renault ruminent leur déception. D’aucuns évoquent et redoutent un funeste scénario : voir Nissan monter au capital de Renault et la filiale finir par prendre le contrôle de la maison mère.

LIBIE COUSTEAU

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