» Si une oeuvre se conforme à une attente, ce n’est pas de l’art « 

Un rebelle à l’Académie. Johan Muyle a l’allure d’un dandy-rocker, le regard sévère et le sourire ravageur. Ses sculptures-assemblages faites d’objets trouvés sur les brocantes, de portraits (de lui et de ses amis) réalisés par les peintres de Bollywood, d’ampoules électriques et de mécanismes divers sont actionnées par le spectateur lui-même. Elles mettent en scène un spectacle court et répétitif à consommer avec le rire aux bords des lèvres et l’imagination au pouvoir. Le récit qu’elles suggèrent sans dramaturgie relève davantage de l’aphorisme et joue sur l’art de la métaphore. Frère de sang de Bruegel et de Jordaens, ce Flamand wallon par hasard aime décliner un statut d’étranger. Surtout à l’heure où, comme il l’explique, on assiste à un véritable phénomène de tectonique culturelle. Anticonformiste par amour de l’humain, il fait aujourd’hui partie de la grande famille des académiciens.

Le Vif/L’Express : Dans la classe des Beaux-Arts de l’Académie royale de Belgique, vous avez rejoint, en mai 2011, de bien beaux esprits. On ne citera que Umberto Eco et Michel Serres intronisés avec vous. Mais pourquoi donc, vous, qui, comme le rappelait Jean-Pierre Verheggen (L’Imachination au pouvoir) allie résistance et goguenardise façon anar des Pieds Nickelés ?

Johan Muyle : Les lieux où débattre des idées sont rares. Les hommes et les femmes prêts à échanger leurs points de vue sans arrière-pensée et sans agressivité, tout aussi rares. Le discours officiel dans les arts contemporains est souvent limité, formaté. Ici, je rencontre des personnalités fort diverses appartenant à des générations et des disciplines différentes. Contrairement aux idées reçues, l’Académie est une véritable ruche. Il se passe toujours quelque chose entre les conférences, les jurys, les lectures et les concerts par exemple. Entre les colonnes, les ors et les velours, se côtoient scientifiques et philosophes, artistes et historiens. J’aime rencontrer, écouter les divers points de vue émis par des littéraires, des musiciens, des architectes. Je trouve ici ce qui m’intéresse le plus : l’humain quand il rejoint l’humain. Or il faut bien reconnaître qu’avec les reculs liberticides auxquels nous assistons dans tous les domaines, le champ des libertés se rétrécit.

Vous portez en vous une utopie. Elle tient à la fois du discours des Lumières et de la volonté exprimée par Karl Marx d’affranchir l’homme. Comment traduisez vous cela en oeuvre d’art ?

J’ai commencé dans l’univers du théâtre et du cinéma. Donc, du récit. A l’époque, toute une génération, celle de l’après-68, semblait ne rien avoir vécu d’important. Du coup, elle se construisait un monde à partir des fictions. J’étais de mon temps. En 1985 par exemple, dans les sous-sols de la place Saint-Lambert, à Liège, j’ai mis en scène une histoire d’attentat avec un véritable autobus, des impacts de balle, du sang et des projections de textes. Mais très vite, mes oeuvres ont convoqué des objets achetés sur les brocantes. Je les stockais sur les murs, dans des caisses, accrochés ou déposés, bref accumulés dans mon atelier qui devenait ainsi aussi ma bibliothèque d’images, ma grotte et ma cabane. Ils attendaient là jusqu’au jour où, par le hasard d’un fait d’actualité ou d’un moment particulier lié à ma vie, parfois des années plus tard, j’associais ces objets entre eux. Après, je donnais un titre en fonction du hasard et de mon état d’esprit. Aujourd’hui, ils visent davantage la qualité d’aphorismes. Auparavant, ils renvoyaient simplement au texte figurant sur une boîte de chocolat (Melchior chocolat Antoine), d’autres aux titres de chansons populaires (Mon manège à moi, c’est toi, Cathrinetta tchi tchi), à l’actualité du moment (Manneken Flipske 1er en lien avec l’héritier du trône), à la religion (Saint-Nicolas aux mouches) ou encore aux questions liées aux grandes personnalités comme Bush, Saddam Hussein ou le pape.

Après avoir écumé les brocantes du côté de la Batte à Liège, du vieux marché à Bruxelles et ailleurs encore, vous allez intégrer, dans vos oeuvres, le travail des autres. Celui des enfants des rues de Kinshasa que vous rencontrez en 1993 puis celui des peintres d’affiches du cinéma de Bollywood depuis 1995. Quel est le sens de ces emprunts ?

L’objectif d’un artiste n’est pas d’être original mais singulier. De son temps mais anticonforme. Pratiquement, j’utilise en effet des objets populaires, facilement reconnaissables. Chacun d’eux peut être associé à une fonction, devenir un symbole, jouer la métaphore. Mais dès que j’associe les objets entre eux, je m’engage dans un autre projet. Godard l’a bien expliqué : si on montre un riche dans un plan, on reconnaît la richesse. De même la figure du pauvre induit la notion de pauvreté. Mais quand on réunit les deux, on pose la question de l’injustice. Autrement dit, à partir du particulier, on crée une interrogation plus fondamentale. Derrière le sujet apparent se trouvent donc des sujets réels plus universels qui ont trait à l’homme qu’il soit indien, africain ou européen, d’Anvers ou de Charleroi. Car nous vivons aujourd’hui dans ce que j’aime appeler une tectonique des cultures. Il y a chevauchement, frottement, superposition des pensées et des modes de vie, des références et des origines.

Par exemple ?

Quand je prolonge le corps du pape par une queue de poisson réalisée à partir des récupérations de canettes par les enfants du Congo, je figure une sirène et, du même coup, la tentation et le danger : le chant des sirènes dans le voyage d’Ulysse et, en même temps, Mami Wata, la déesse africaine symbolisant autant la mer nourricière que l’océan destructeur. En fait, le regard que l’on propose à travers l’oeuvre d’art signifie la possibilité, l’importance, la nécessite d’une interrogation polysémique. A l’inverse, les réponses unilatérales qui sont souvent le fait de l’art contemporain, ne m’intéressent pas et pas davantage le débat sur  » est-ce de l’art ?  » En utilisant des panneaux peints par les artistes de Bollywood, tout le monde s’accorde à reconnaître leur statut d’oeuvre d’art. La ressemblance et la dextérité sont bien là. Donc, une fois ce faux débat mis de côté, je peux aller vers mon but, la mise en scène d’un récit dont les peintures ne seront qu’un des éléments. A ce moment-là, je suis le maître d’oeuvre au milieu d’une équipe pluridisciplinaire qui réunit peintres, électriciens, mécaniciens, informaticiens… En fait, la méthode est toujours la même : réunir la documentation, attendre le bon moment (l’élément déclencheur, l’intuition), expérimenter tout à la fois le rapport au monde et les processus de réalisation (depuis la pertinence des métaphores jusqu’aux problèmes techniques) et, enfin, réussir la monstration (en fonction du lieu et du défi). Mais le processus créatif est toujours une machine en marche. Si on anticipe, il n’y a pas de découverte. Et donc, pas d’impertinence.

Une de vos expositions s’intitulait Sioux in Paradise. Jean-Pierre Verheggen vous appelle Tijl Muylenspiegel, le rusé, le rebelle. Si vous vous réclamez de la culture, vous parlez souvent de  » fausse culture « . Que visez-vous ?

Si la pensée qui sous-tend la production artistique ne vise pas à faire avancer le monde des humains, ce n’est pas de l’art. Et pas davantage quand l’oeuvre affirme ou se conforme à une attente, qu’elle vienne du pouvoir ou des gens. L’art n’est pas du côté de la grande Histoire ni de la grande Culture. Entendez celle qui se construit par les puissants de ce monde. Je ne nie pas cette représentation du pouvoir, je la questionne à côté des histoires multiples, insignifiantes parfois, mais au coeur desquelles, comme l’ont bien vu Bruegel, Jordaens ou Ensor, se trouvent des questions fondamentales. Je ne crois pas davantage aux impératifs des avant-gardes en art qui, sans cesse, appellent à la nouveauté ou à la réaction face au passé. Mais je fais partie de ce monde-là et je me dois de connaître les modalités de mon époque, ses manières par exemple de fonctionner dans le monde culturel afin de pouvoir inventer chaque fois de nouvelles stratégies dans les marges et, ainsi, assurer la visibilité de mon travail. En vieillissant, je me rends compte aussi qu’une oeuvre est d’abord celle d’une vie. Chaque création la construit pas à pas au coeur d’un monde bien réel mais toujours plus complexe et changeant. Je ne crois pas au mythe de Moogli. On n’échappe pas à son environnement. L’art brut est une illusion de l’esprit. En réalité, je me sens davantage d’affinité avec certains artistes du passé comme ceux que je viens de citer.

Vous évoquez souvent l’importance des expériences et des rencontres avec d’autres milieux, d’autres cultures, d’autres passés. Mais qu’en est-il de votre ancrage familial et de l’importance de vos premières années dans le Charleroi des années 1960 ?

J’habitais à 500 mètres des terrils. Des soirs d’été, je garde le souvenir d’un ciel rouge des feux de la métallurgie, mais je n’appartiens pas au monde ouvrier. J’ai grandi dans le milieu de la petite bourgeoisie bien pensante et catholique. Pourtant, je faisais partie des immigrés. Mes parents sont flamands. A l’école ou dans le rue, les copains étaient italiens et grecs. Ce sentiment de l’étranger m’est très vite apparu comme une richesse et je la cultive toujours. Le métissage m’apparaît comme une valeur identitaire fondamentale.

La révolte par contre, je l’avais en moi très tôt. Passant d’une école de jésuites à une autre de frères, musicien rock plutôt que bon élève, je souffrais de la morale petite bourgeoise et enviais un oncle, artiste peintre qui, portant le costume de l’emploi (dont les cheveux longs) symbolisait l’image possible de la liberté. C’est pour cette raison que je suis devenu artiste. Pour être anticonforme, libre et donc singulier. N’empêche que, jusqu’à 19 ans, vous avez aussi été enfant de choeur…

Absolument. La messe avec ses discours, ses rituels et ses fidèles agenouillés me rassurait. Il règne dans les églises un sentiment de cohésion sociale et de bienveillance. Les messages envoyés véhiculent des idées de partage, de cohabitation, d’émancipation sociale et d’empathie. La richesse des images religieuses (par leur composition, le choix des gestes et des attitudes, des formes, des couleurs) m’ont sans doute aidé à comprendre comment user de la métaphore. De même, cette façon qu’a cet art de réduire en une seule image l’essentiel d’un récit. Mais tout cela était aussi très pesant. Il fallait en sortir.

 » Il n’y a de Dieu qu’à l’image de l’homme  » avez-vous écrit. Mais il est bien pratique dès lors qu’on approche  » la  » question fondamentale, celle de la finitude, donc de la mort.

La mort m’interpelle en effet, mais on ne répond jamais à cette question. On s’en accommode, on se positionne, on peut, comme Ensor et le grand macabre, la ridiculiser, en rire, mais on sait qu’on se ment. Elle viendra. Je me suis fait à l’idée. Nous sommes dans le passage.

PROPOS RECUEILLIS PAR GUY GILSOUL – PHOTO : FRÉDÉRIC PAUWELS/HUMA

 » Heureusement que la pensée est muette  »

 » Penser ses plaies  »

 » Rien n’est important pour toujours  »

 » C’est le chapeau que fait l’homme qui fait l’homme  »

 » Past Glory, Present Pride  »

 » Ya plus d’azent, ya plus d’amou  »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire