Bouillon de bulles

Il était à craindre qu’en exposant ces  » Regards croisés de la bande dessinée belge « , les Musées royaux des beaux-arts s’égarent. Erreur : le 8e art, dit mineur, s’y raconte en mode majeur…

Plongés dans leurs souvenirs, ces deux quinquagénaires songeurs, qui déambulent parmi les centaines de planches échafaudant l’exposition solide, sérieuse et dense que consacrent les Musées royaux des beaux-Arts, à Bruxelles, aux grandes stars des comic strips (1), ont raison :  » Avant, ce métier était charmant, lâche l’un. On dessinait des petites choses sans rudesse ni obscénités…  » Cet  » avant « , qui remonte sans doute aux années 1960, signe l’époque de leur jeunesse : Boule et Bill jouaient des niches à leurs parents, et ce gros clempin de Cubitus passait son temps à soigner son embonpoint. Un climat bien-pensant très inoffensif, tout à fait décisif dans l’explication du succès de la BD d’alors : parce qu’elle véhicule justement des valeurs conservatrices et bourgeoises, via des images qui ne choquent personne, la BD belge, née dans la presse catholique, est omniprésente. Bob et Bobette traînent sous les lits défaits des enfants. La Patrouille des castors s’invite dans les sacs à dos des louveteaux en vadrouille. Même à l’école, Olivier Rameau aime sagement Colombe Tiredaile, et Modeste, sa Pompon sainte-nitouche.

Tandis que les éducateurs français vouent un mépris aux BD, même celles produites dans l’Hexagone, les Belges considèrent que, chez eux, les albums cartonnés, aux normes quasi industrielles, aux séries animées par des héros vertueux et récurrents, font partie de leur environnement  » naturel « . Tous les petits citoyens grandissent avec, au fond du c£ur, un Astérix fortiche, ou un Lucky Luke qui tire (des balles, bien sûr) plus vite que son ombre. Entre 1960 et 1970, la BD belge explose. Avec ses caractéristiques propres : un penchant hérité de la guerre pour les officiers anglo-saxons (Buck Danny, Biggles, Dan Cooper…), une tendresse non feinte pour les rois déchus (Tintin, Spirou…) et une passion avouée pour l’Afrique, le Congo en particulier (Tif et Tondu, et Tintin, encore…). Le tout poli et gentillet. Trop, sans doute. Car le côté moral de la BD belge pèse longuement dans son univers. Il sera d’ailleurs responsable du retard qu’elle accusera dans les années 1970, lors de l’avènement révolutionnaire de la BD française  » adulte « , nettement trop délurée pour le public du royaume.

La réponse des éditeurs belges aux magazines destinés aux lecteurs majeurs ( Charlie mensuel, L’Echo des savanes, Métal Hurlant, Fluide glacial…) prendra du temps : (A suivre) ne paraîtra qu’en 1978. Puis il y eut beaucoup de hauts, un peu de bas, toute une histoire pas du tout achevée que l’expo raconte, dans une introduction qu’illustre en outre une fresque grandiose scindée en trois parties, confiées à l’artiste français François Avril, au Bruxellois Ever Meulen (ses patchworks graphiques font la Une du supplément littéraire du New Yorker) et au Néerlandais Joost Swarte (l’inventeur des termes  » ligne claire  » et  » style atome « ). Elle fourmille d’allusions anecdotiques amusantes (Cirage glissant une peau de banane sous la bottine de Léopold II) que seuls les historiens bédéphiles ou les bédéphiles historiens décrypteront intégralement…

Après, après seulement cette mise en bouche qui court de l’Occupation à la mutation numérique, s’ouvrent vingt espaces consacrés chacun aux vingt auteurs les plus représentatifs de la création actuelle. Il ne s’agit donc pas d’une galerie du passé, qui traiterait avec le respect qu’il se doit des  » grands anciens  » Hergé, Franquin, Peyo, Goscinny, Graton, Duchâteau, E.P. Jacobs ou beaucoup d’autres. L’objectif, remettre nos connaissances  » bédéesques  » au goût du jour, découle en fait d’un constat un tantinet alarmant, relevé par les agences impliquées dans la promotion touristique du pays : l’identification, par les visiteurs étrangers, de la BD à la Belgique, jusqu’ici très évidente, a montré ces dernières années quelques signes de fléchissement… La volonté de proclamer 2009  » année de la bande dessinée à Bruxelles « , à travers diverses manifestations culturelles, vise d’ailleurs à rectifier le tir. Aux Beaux-Arts,  » nous voulions redonner à voir la BD belge, grâce aux auteurs contemporains les plus marquants « , précisent les commissaires de l’exposition.

Des deux héritiers de la BD classique Jean Van Hamme (Largo Winch, XIII, Thorgal…) et Raoul Cauvin (L’agent 212, Les femmes en blanc, Cédric…) à Dominique Goblet (expérimentatrice de divers supports) ou Thierry Van Hasselt (un avant-gardiste très suggestif et radical), le spectre est large. Mais le choix des vingt, lui, fut douloureux. Si les incontournables y figurent bel et bien (Philippe Geluck, François Schuiten rayonnent au-delà de nos frontières), d’aucuns déploreront de grands absents, comme Dany ou Marc Wasterlain. Quant aux élus, ils ne sont pas seuls en scène : à côté d’une vitrine où ils ont choisi d’exposer des objets qui leur appartiennent – le père du Chat y montre les créations de son ami humoriste Juan d’Oultremont, dont trois pots de  » confiture de mur  » aux parfums de Berlin, des Lamentations et de l’Atlantique – un  » musée personnel  » rassemble les sources graphiques de chacun, belges et internationales. Chapeau bas aux Beaux-Arts, pour avoir réussi à convoquer des originaux rarissimes des plus grandes signatures mondiales, comme Winsor McCay (Little Nemo), Alex Raymond (Flash Gordon) et Schultz (Peanuts). Des planches qui, sur le marché de l’art, valent parfois autant que les chefs-d’£uvre anciens que l’institution propose, quelques salles plus loin…

(1) Jusqu’au 29 juin. Infos : www.fine-arts-museum.be

Valérie Colin

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