Paola, pas si dolce que ça

Jardins, art contemporain : aucune reine, comme elle, n’a marqué de sa patte les domaines royaux. Mais Paola laisse aussi l’empreinte d’un caractère ambigu : souveraine vulnérable ou dragon du Belvédère ?

Paola, c’est un mystère. Des yeux clairs un peu mélancoliques, affichant souvent, pour ses interlocuteurs, un dédain flagrant, mais capables de s’animer soudain, en un éclair de bonté, soutenu alors par une voix chantante, si douce, de petite fille heureuse. Un visage de bientôt 73 ans, qui passe sans crier gare de la vilaine figure au plus charmant minois – et dont personne, parmi ceux qui l’approchent, ne devine à l’avance quel air il prendra… Pour cerner la personnalité de cette reine à l’humeur versatile, les innombrables descriptions données d’elle, depuis 1959 (lorsqu’elle épouse, à 21 ans, le prince Albert), n’aident pas. Au contraire, leurs effets s’annulent, tant les portraits se chevauchent et se contredisent, parfois. Reine légère ? Reine sévère ? Mère absente ? Aimante ? Comment faire le tri, dès lors, parmi les qualificatifs contrastés ? Au mieux (au plus élogieux, donc), Paola est une femme de goût, élégante, raffinée, discrète, timide et passionnée. Au  » neutre « , une souveraine secrète, distante, rebelle, pointilleuse, entière et volontaire. Au pis, une dure, une hautaine, une jalouse, une maîtresse de maison intraitable avec le personnel et les visiteurs qu’elle n’apprécie pas, à qui elle tourne ostensiblement le dos, en un mouvement qui est devenu sa marque de fabrique, si superbement régale et méprisante… Mais il y a pis que le pire. Et ces appréciations-là, confiées rarement, confirmées seulement du bout des lèvres, montrent combien il reste difficile, et malvenu, et déloyal d’attaquer la couronne en Belgique. Mark Twain stigmatisait  » la pusillanimité de l’humanité, impuissante à dénoncer un puissant, simplement parce qu’il porte les signes extérieurs de la dignité « . Paola est digne et puissante, assurément. Mais ceux qui l’ont côtoyée au quotidien retiennent d’elle d’autres  » spécificités  » pas toujours faciles à livrer, ni bonnes à rapporter, et très loin de l’hagiographie habituelle.  » Paola n’est pas intelligente, elle est maligne. C’est une rusée, une malicious, comme disent les anglophones.  »  » C’est une vraie méchante, qui le camoufle très bien. Et c’est aussi la reine de la combinazione…  » Ou ce jugement définitif, qui n’appelle aucun commentaire :  » Paola, je ne vais pas en dire grand-chose : j’aurais trop envie de la démolir…  »

Il y aurait donc, autour de la reine et, plus largement, du couple royal, des vérités moches à écrire. Et, surtout, un grand mythe à dénoncer. Albert, roi amoureux, débonnaire, plein de charisme et rigolard ? Oui, oui, certes. Mais c’est avant tout un homme faible, en privé, que Paola commande, sans cesse, d’un ton de gendarme. Les infidélités du roi, qui l’ont conduit à concevoir, il y a trente-deux ans, un enfant adultérin (à l’instar, d’ailleurs, de ses prédécesseurs Léopold Ier, Léopold II et le régent Charles), découlent de coups de canif au contrat conjugal, commis alors par les deux membres du couple à la fois. ( » Oh, ce n’est pas lui qui a commencé les galipettes, assure un témoin de l’époque. Mais, bon, il a suivi… « ) Cela, on l’affirme aussi : si Albert II refuse de reconnaître Delphine comme sa fille biologique, non seulement publiquement mais aussi intimement, c’est parce qu’il ne le peut pas. Le veto (sans appel) viendrait directement de Paola…  » Albert s’est laissé imposer beaucoup de choses, regrette un observateur du palais. A commencer par sa réconciliation avec la reine [NDLR : amorcée au milieu des années 1980, bien avant son accession au trône]. Beaucoup n’ont pas compris ces retrouvailles, et ne les comprennent toujours pas… « 

Mini-incident diplomatique

La reine, pourtant, compte des flopées d’adulateurs. Sa gloire avait commencé tôt, quand elle était belle, si belle qu’une boutade circulait alors partout :  » Pas au lit sans Paola « . Quand Salvatore Adamo écrit pour elle, en 1964, Dolce Paola, la chanson reste au hit-parade durant cinq mois. C’est l’époque où les princes de Liège fréquentent la jet- set. Leurs connaissances se nomment Sean Connery, Gilbert Bécaud ou Grace de Monaco. Paola est un petit oiseau insouciant et capricieux, qui n’hésite pas à rouspéter, quand les lampions d’un bal s’éteignent, à la suite de l’annonce en direct de la mort du président Kennedy :  » Quel dommage, pour une fois qu’on s’amusait !  » (Il en résulta un mini-incident diplomatique.) Mais elle folâtre dans une volière dorée. La découverte de cette déconvenue ira de pair avec le début d’une crise conjugale, qui durera près de quinze ans. Sa renommée n’en a jamais souffert, cependant. Aujourd’hui encore, des rangs serrés d’anonymes, souvent bien en peine d’expliquer pourquoi ils (et elles) la vénèrent, sont assez mordus pour la suivre, dans tous ses déplacements ou presque, aux quatre coins du pays et même au-delà des frontières. Les plus motivé(e)s soulignent, pêle-mêle, l’utilité des £uvres de la reine, de ses innombrables activités sociales et culturelles, de toutes ces fondations (à commencer par celle qui porte son nom, touchant les jeunes en difficulté) dans lesquelles Paola s’implique – même si sa contribution personnelle se limite à quelques visites annuelles. L’art, l’artisanat, le patrimoine et la musique  » branchent aussi  » la reine. Soit. Elle n’est pas la seule à aimer les expos et les jardins. Mais, par le biais de ses travaux d’aménagement, de restauration ou de décoration, elle est certainement la première souveraine belge à marquer d’une empreinte esthétique si profonde les biens mobiliers et immobiliers de la Donation royale. Le palais de Bruxelles, les châteaux de Laeken, du Belvédère (qui sert d’habitation privée) et de Ciergnon (la maison de campagne) portent la trace de ses goûts très sûrs. Nul doute que la villa provençale  » Les Romarins  » à Châteauneuf-de-Grasse (sud de la France), une demeure appartenant en propre aux souverains, également. Est-ce suffisant pour entretenir une ferveur populaire ? Le temps l’a peut-être épaulée. Quand Albert monte sur le trône, la reine du pays est encore, dans l’esprit des gens… Fabiola. Aujourd’hui, l’épouse de Baudouin arrive en queue de peloton au classement des membres de la famille royale préférés des Belges. Paola, elle, occupe la troisième place, derrière son mari et l’imbattable Mathilde…

Au bas de l’escalier monumental du Cinquantenaire, sous la pluie de janvier, deux groupies font le pied de grue, sac au dos et rose à la main. Elles attendent Paola qui, au même instant, à l’intérieur du musée, laisse errer son regard sur une grande carte en relief figurant la route de la soie. Longue jupe rouille, bottines en daim, sac Gucci modèle bambou, la reine a, comme souvent, un mal fou à cacher son ennui. Elle tourne la tête, à gauche, à droite, n’écoute visiblement plus rien. Puis, interrompant abruptement la guide, sort de sa léthargie :  » Des ? » La reine n’a pas dit  » Des quoi ?  » ou  » Des quoi, s’il vous plaît madame la gentille conférencière qui se coupe en quatre pour me rendre cet exposé agréable « . Elle a dit  » Des ?  » L’historienne en était à ces chevaux extraordinaires des steppes arides du Turkménistan, rapides et endurants, appelés akal-téké. Des akal-téké, donc. Même qu’un étalon avait été offert en son temps à Mitterrand, qui s’était empressé de le refiler à Mazarine, tout le monde sait cela. Paola, qui a capté le nom de Tachkent, une ville de la région d’origine des équidés, embraie de sa voix flûtée de fillette pas polie :  » Vous y êtes allée ?  » Non, la guide ne s’est jamais rendue là. Hélas. Trop loin. Ces pays sont immenses.  » Oué. Tlè gland « , conclut la reine. Mais sa pensée s’est à nouveau perdue. Paola rêve, a peut-être plus envie de jeter un £il au sous-sol, où une autre expo propose les robes en papier d’Isabelle de Borchgrave, reproduites grandeur nature d’après les vêtements que portaient les dames Médicis à Florence (après tout, c’est plus de la famiglia que ces ossuaires sogdiens et ces couvertures de selle brodées). Paola vient en plus de se remémorer un détail amusant : n’est-ce pas à la même artiste que Fabiola, cette drôle, a justement commandé (puis osé porter, lors d’un mariage en Espagne !) une robe en papier couleur parme ? Paola se penche en avant, plisse les yeux, ôte, remet ses lunettes, inspecte son reflet dans une vitrine. Nondidom, mais c’est bien vrai, comment est-ce possible : sa coiffure s’est fabiolisée à mort… Passant devant les photographes qui jouent des coudes aux postes de presse imposés, elle crispe le visage, reprend sa tête des mauvais jours, hâte le pas vers les statuettes de coursiers à croupe puissante, gros sabots, encolure massive, prêts à mordre.  » On a retrouvé des muselières pour chevaux « , explique la guide.  » Ma, ils n’ont pas d’étrier « , rectifie la reine. Etrange mimétisme : en cet instant, ces montures qui ruent et montrent les dents sont juste comme elle, qui semble vouloir botter les journalistes, se retourne sans cesse contre eux, les fusillant des yeux. Paola réprime ensuite un bâillement, lâche encore quelques mots, comme lassée soudain du musée. C’est assez. Dehors, Anne (la trentaine) et Delphine (la soixantaine) sont sur le qui-vive. A peine si elles répondent aux questions. Si elles suivent partout la souveraine ?  » Et comment ! Même à Lille et au Luxembourg. Ce qui nous fait quelque 40 déplacements par an.  » Ces deux Bruxelloises, qui ont encore des amies fans absolues de Paola ( » On est souvent plus nombreuses, mais là, en semaine et sous l’averse… « ) se tiennent informées du programme royal par Internet. La récompense suprême de leur longue attente : un petit mot de la reine –  » mais c’est plutôt rare « . Et surtout, sans véritable importance :  » Nous, on aime sa personnalité, c’est tout.  »

VALéRIE COLIN

Une troisième place, derrière son mari et l’imbattable Mathilde

 » Paola est une rusée. Une malicious, comme disent les Anglais… « 

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