Lévi-Strauss, savant mélange

Emmanuelle Loyer signe la première grande biographie de l’anthropologue. Portrait d’un moraliste qui cultive les paradoxes.

C’est à Emmanuelle Loyer, professeur à Sciences po, à Paris, qu’a échu la responsabilité d’écrire cette première grande biographie de Claude Lévi-Strauss, depuis sa disparition, à 100 ans, en 2009. Pour relever le défi, l’historienne a eu accès aux archives personnelles de l’anthropologue, à moult documents jusqu’alors inédits conservés dans 261 cartons à la Bibliothèque nationale de France. Jamais sa jeunesse et son milieu familial, que l’on peut découvrir de l’intérieur grâce à la parution simultanée des Lettres à ses parents, n’ont été décrits avec tant de détails et d’à-propos. Moment-clé, le départ au Brésil, en 1935, et les expéditions chez les Indiens, révèlent le tempérament scientifique de Lévi-Strauss. Il tâche dès lors de comprendre le chaos du monde et d’y mettre de l’ordre : une ambition qui prolonge celles de Marx et de Freud et qui fait de lui un monument de la pensée.

En lisant le récit de son existence, on traverse le XXe siècle. Face à tous ses bouleversements, Lévi-Strauss change peu, finalement. Impressionnant, hautain parfois, mais aussi  » grand claustrophobe, grand sensible « , qui tourne de l’oeil pour un oui ou pour un non, le savant cultive de multiples paradoxes. Loyer voit justement dans la personnalité profonde de Lévi-Strauss un  » dualisme « , à l’image de ce jeu de bascule qui, selon les Indiens, met l’Univers en branle. Un dualisme  » entre l’attention au détail, l’empirie rigoureuse, l’esprit d’observation botanique et l’énergie théorique puissante, les fiévreuses montées en généralité et les hypothèses hardies ; entre la sagesse d’inspiration bouddhiste, la déprise du monde, l’épiphanie contemplative de la nature, le bonheur de la dissolution de soi et l’action dans le monde, la jeunesse socialiste, la fondation d’institutions, les responsabilités professionnelles ; entre le désir de l’entre soi et son rejet ; entre l’abstraction sans concession et une sensibilité frémissante, à fleur de peau ; […] entre la science et l’art « .

Afin de mieux cerner l’homme, l’auteur s’attarde sur ses idées. Contrairement à la doxa, elle n’établit pas de hiérarchie entre le structuraliste  » révolutionnaire  » des années de recherche et le  » monument national  » apparu par la suite. Après 1968, après son entrée à l’Académie française, Lévi-Strauss devient un  » intellectuel de droite « . Il n’est pas  » engagé « , ou pas où il faut. Même dans le livre de la collection Découvertes de Gallimard qui lui est consacré, ses derniers textes sont jugés  » conservateurs « . Erreur. Pour Emmanuelle Loyer, Lévi-Strauss serait plutôt un  » non-conformiste traditionaliste et anticonservateur « , un moraliste proche de Montaigne, revendiquant son éloignement (Le Regard éloigné est le titre de l’un de ses livres), et posant sur notre époque un regard subversif. Dans sa dernière conférence à l’Unesco, en 2005, il dénonce  » l’appauvrissement accéléré des diversités culturelles dû à cette conjonction redoutable de phénomènes qu’on appelle la mondialisation. Occurrence sans équivalent dans l’histoire de l’humanité, cette mondialisation résulte en grande partie de l’explosion démographique qui, en moins d’un siècle, a quadruplé l’effectif de notre espèce, et où nous devrions voir la vraie catastrophe « . George Steiner a appelé cela une  » colère visionnaire « . Enraciné affectivement dans le XIXe siècle, contemporain contrarié du long XXe, intime des chroniqueurs du XVIe, Lévi-Strauss offre un  » humanisme vraiment réconcilié « , propre à éclairer notre siècle. Qui en a bien besoin.

Lévi-Strauss, par Emmanuelle Loyer. Flammarion, 908 p.

 » Chers tous deux « . Lettres à ses parents, 1931-1942, par Claude Lévi-Strauss. Seuil, 560 p.

Bertrand Dermoncourt

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