La pari de l’intime

Guy Gilsoul Journaliste

Le 12 juin s’ouvre la 50e Biennale des arts visuels de Venise. Rencontre avec Thierry de Duve, le commissaire choisi pour défendre les couleurs de la Communauté française

La Biennale de Venise, Giardini di Castello. Ouvert au public du 15 juin au 2 novembre, de 10 à 18 heures, tous les jours, sauf le lundi (l’Arsenal ferme le mardi) ; www.labiennale.org

Dans quel- ques jours, ils seront des milliers à parcourir les Giardini de la Biennale de Venise, catalogues et boissons fraîches à la main. De pavillon en pavillon, ils chercheront les perles rares venues de Corée ou de Turquie, d’Amérique, d’Afrique et – pourquoi pas ? – de Belgique. Dans le contexte actuel, le choix effectué par le commissaire Thierry de Duve risque de surprendre. D’abord, parce qu’il s’est porté sur deux femmes presque inconnues, Sylvie Eyberg et Valérie Mannaerts. Ensuite, parce que leurs £uvres, à l’opposé du grand spectacle et de la critique politique, à l’écart des analyses sociologiques, des provocations et des règlements de compte avec le milieu très fermé de l’art, invitent à rejoindre les mystères de deux intimités dont l’approche n’est pas sans risque. En réalité, leurs propos conviennent particulièrement aux questionnements d’un homme d’étude, humaniste éclairé plutôt que commissaire d’expositions en quête de gloire personnelle et de pouvoir. En effet, excepté la retentissante exposition Voici, présentée en 2000 au palais des Beaux-Arts de Bruxelles, Thierry de Duve est d’abord un historien de l’art, philosophe et enseignant (à l’université de Lille et à l’Institut Saint-Luc de Gand) qui, depuis plus de vingt ans, publie régulièrement les résultats de ses recherches et de ses réflexions sur l’art contemporain :  » Tout a commencé, explique de Duve, par un coup de téléphone émanant des services de la Communauté française, me demandant de leur envoyer un curriculum vitae.  » Puis, sur la dizaine de candidats appelés, il en resta trois. Enfin, après avoir demandé à découvrir les photos, vidéos et dessins des deux artistes choisis par De Duve dans leur galerie respective, Richard Miller, alors ministre des Arts et Lettres, donne son feu vert.

En automne 2002, l’aventure peut commencer. Car il s’agit d’un défi. La Biennale est un monstre. Trop, partout, de tout, et souvent de pas grand-chose. Avec, en sus, l’exposition thématique du pavillon italien qui donne le ton, puis toutes les autres manifestations aux alentours, dans les palais et les rues, les usines désaffectées et les bistrots. Avec, dans le public, des jeunes et des moins jeunes, des intellectuels et des collectionneurs, des touristes égarés et d’autres, venus tout exprès. Le tout, avec le soleil d’été vénitien. Chaud. Très chaud. A quelques dizaines de mètres de l’entrée, il y a le pavillon belge. Et là, soudain, il fait frais ; la lumière, plus froide, suggère une pause. Presque un recueillement. Oblique, un grand écran laisse filer, mais si lentement, des images sur fond rouge. Plus loin, rien que des gris. Photographies, dessins, collages. Deux autres vidéos aux teintes d’encre chinoise, puis tout un mur avec d’autres images rouges aux formats de grandes affiches.

Dans son appartement bruxellois où Thierry de Duve nous reçoit, il nous montre sur l’écran plat de son Mac quelques images de ce qui, jusqu’au 12 juin, reste secret. Il nous explique comment, une fois les £uvres terminées, il fallait encore imaginer une scénographie et légèrement modifier le lieu afin qu’il soit en parfaite harmonie avec le caractère des photographies, dessins, vidéos et sérigraphies de Sylvie Eyberg et Valérie Mannaerts. Et, on le sait, dans ce genre de manifestation, tout se joue au premier moment. Or les univers des deux artistes bruxelloises réclament du temps. D’où, au-dessus de la grande verrière, la pose de films plastiques qui retiennent 80 % de lumière (et donc de chaleur) afin d’accorder au mieux le caractère des images et la lumière ambiante :  » Je ne voulais pas tomber dans le piège des  » Black Boxes  » qui enferment le visiteur dans une mini et fausse salle de cinéma.  » D’où, aussi, le contrôle sur le rapport d’échelle entre les £uvres (les écrans, par exemple, mais aussi la dimension elle-même des pièces accrochées) et les espaces en profondeur, en largeur ou en hauteur du pavillon. Il fallait aussi tester les effets de la lumière tout au long de la journée ou encore les cheminements probables des visiteurs. Bref, dans les premiers jours de mai, la grande répétition eut lieu dans le secret le plus total.

Quant à la rencontre entre Thierry de Duve et les artistes, elle datait de quelques années déjà, à la fin des années 1980. D’emblée, le travail de Sylvie Eyberg (née en 1963) intrigue de Duve. En fait, méthodiquement, patiemment, voire d’une façon obsessionnelle, l’ancienne élève de Marthe Wéry (pour laquelle le philosophe a une très grande admiration) remplit des pages de carnets avec des images de magazines qu’elles découpe, recadre puis photographie comme autant de fragments dont les rapports restent toujours mystérieux. Son  » stock  » de mensuels mêle allègrement les périodes du xxe siècle et ses caractères typographiques, les modes vestimentaires et celles des sourires, des gestes et des slogans amenant une confusion des genres et des époques. Parfois aussi, elle reprend une phrase tirée d’un roman qu’elle aime (Virginia Woolf, par exemple) et l’associe à d’autres écrits. Mais l’énigme demeure. On suppose l’intimité, mais elle ne se dévoile pas. Pourquoi ces liens, ce vide ? On ne sait pas, sinon qu’ils sont inscrits dans une construction d’une grande rigueur et qu’il s’y trame un récit dont la translucidité est renforcée par la subtilité d’autres dialogues, entre les gris, les différences de tramage, les formes et les fonds, les vides et les axes.

L’univers de Valérie Mannaerts est tout autre :  » Un ami m’avait recommandé une exposition d’une toute jeune artiste à peine diplômée. C’était en 1996, à Gand. Il s’agissait de photographies mal fichues reproduisant de petits dessins, presque grossiers, rudes et enfantins qui déclinaient le corps d’une façon touchante. Séduit par ce travail qui évoquait en moi l’univers de Louise Bourgeois, j’avais hâte de voir une deuxième exposition.  » Or celle-là va décevoir le commissaire. A la merveilleuse maladresse succède une extraordinaire virtuosité, à l’apparente naïveté, une grande violence. Mais, pour l’exposition Voici, il reprend contact, visite l’atelier et revient avec trois merveilleux dessins qu’il placera, non loin de ceux de Sylvie Eyberg, dans ce qu’il appellera le cabinet d’érotiques. Mais, surtout, il découvre deux vidéos traduites en DVD à partir d’une pellicule 8 mm que l’artiste a utilisée comme support, non seulement aux images filmées, mais aussi à tout un travail manuel de griffures et collages.

Entre les deux femmes, peu de choses en apparence. Pourtant, au fil des contacts et discussions suscités par le projet vénitien, elles vont aiguiser leur monde, l’accorder sans le trahir. Le résultat : ce pari lancé qui, avant même tout verdict, aura été celui d’une rencontre inattendue entre deux femmes qui n’en resteront certainement pas là.

Guy Gilsoul

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