La tour mystérieuse

A 170 mètres de hauteur, le gratte-ciel Odéon abritera l’appartement le plus cher du monde. Mais, depuis plus de cinq ans, sa construction suscite beaucoup d’interrogations, et pas seulement en principauté de Monaco.

La gigantesque colonne bleutée miroite au soleil. Au détour des rues bordées de boutiques de luxe, ou de la plage du Larvotto, le regard finit toujours par buter sur cette silhouette massive, démesurée par rapport au voisinage. La tour Odéon, 170 mètres de hauteur, est le nouveau point culminant de Monaco. Avant même d’être totalement achevé, ce gratte-ciel de prestige, qui comprend appartements privés et logements gérés par l’Etat monégasque, bouleverse le paysage de la principauté. Il alimente aussi sa machine à vendre du rêve et du superlatif. Selon ses promoteurs, Odéon est à la fois  » la plus haute tour résidentielle d’Europe  » et  » la plus luxueuse  » jamais construite au monde.

Au sommet, un sky penthouse de 3 300 mètres carrés, sur cinq niveaux, offre une vue imprenable sur la Méditerranée. C’est  » le plus haut et le plus grand au monde « . Le plus cher, aussi. Son prix de vente, à lui seul, donne le vertige : un temps estimé à 350 millions d’euros, il pourrait, dit-on, grimper jusqu’à… 500 millions. Une évaluation purement virtuelle : ses 22 pièces, dotées d’une piscine extérieure desservie par un toboggan, ne seront livrées qu’en mars 2016. Qu’importe. L’essentiel est que l’on en parle. Et, de ce point de vue, le pari est déjà gagné.

Au-delà de l’imagerie bling-bling de citadelle pour ultrariches, la tour suscite beaucoup d’interrogations. Montage financier très complexe, soupçons de corruption, colère des riverains, logements publics non conformes aux attentes… la liste des doléances est longue dans cette opération immobilière hors normes.

En décembre 2014, Claudio Marzocco, promoteur de la tour avec son frère Paolo, déclare au magazine Vanity Fair :  » Pour Monaco, c’est l’affaire du siècle, l’affaire la plus importante depuis la préhistoire.  » Aujourd’hui, Christophe Spiliotis, ancien conseiller national (député monégasque) entre 2008 et 2013, tire une autre morale de l’histoire :  » Disons plutôt que c’est l’affaire de leur vie ! Les Marzocco peuvent décrocher le jackpot sans avoir pris le moindre risque financier. Un vrai tour de passe-passe…  » Claudio Marzocco livre sa version des faits :  » C’est un accord gagnant-gagnant qui a permis de contrer la crise immobilière, un montage superintelligent qui devrait rapporter le prix Nobel d’économie au gouvernement monégasque.  » Certes, mais depuis la pose de ses premières fondations, en 2009, la tour fait scandale à Monaco. Et intéresse aussi la justice française.

A l’origine, le projet correspond à un besoin vital pour la principauté : construire toujours plus de logements sur un territoire minuscule. Avec 36 000 résidents sur 2 kilomètres carrés, Monaco est un Etat confetti, le plus densément peuplé au monde. Le Rocher attire une richissime clientèle mondialisée, mais il compte aussi 8 400  » nationaux  » qui n’ont pas les moyens de se loger à des tarifs prohibitifs. Aussi, lors de chaque opération immobilière d’envergure, l’Etat achète des appartements destinés au  » logement domanial « .

Tout commence en 2006, quand le groupe immobilier Marzocco demande un permis de construire pour l’édification d’une tour baptisée  » Odéon « . Mais le moment est mal choisi. Le prince Albert II s’apprête en effet à lancer un appel d’offres pour un autre type de projet, quasi pharaonique : il s’agit de gagner une quinzaine d’hectares sur la mer afin d’étendre le territoire national. Bouygues Construction, associé au groupe Pastor – les magnats incontestés de l’immobilier monégasque depuis les années 1960 -, est sur le point d’emporter le marché face à Vinci Construction. Mais en 2008, sur fond de crise économique, l’opération est brutalement arrêtée.

Quelques mois plus tard, le projet Odéon ressort finalement des cartons. Le gratte-ciel, composé de deux corps de bâtiment asymétriques de 49 et de 45 étages, comporte plus de 60 000 mètres carrés de surface, ainsi que dix niveaux de parking souterrain. Il se dressera sur un terrain situé sur la frontière entre Monaco et la commune française de Beausoleil (13 000 habitants). D’emblée, le dossier surprend les spécialistes locaux de l’immobilier. D’abord, parce qu’il rompt avec une ancienne ordonnance du défunt prince Rainier III limitant la hauteur des immeubles.  » Jusqu’alors, le groupe Marzocco avait piloté des programmes n’excédant pas 12 000 mètres carrés, souligne un expert du secteur. A priori, il n’avait ni la surface financière ni la capacité technique pour mener à bien un chantier de cette envergure.  » Les frères Marzocco vont  » déléguer  » le gros oeuvre à Vinci Construction. Nombre de professionnels y voient une compensation concédée au groupe français, à la suite de sa  » défaite  » annoncée dans le projet avorté d’extension en mer. Simple jalousie, peut-être.

Politique du fait accompli

Autre surprise : la localisation de la tour est aberrante en termes d’urbanisme. Prévu à l’origine pour abriter 307 logements, le building se dresse à l’angle de deux rues sinueuses dans le quartier escarpé de la Rousse. Comment desservir ses abords sans créer un embouteillage permanent ? De plus, le projet, si sélect, est très éloigné du  » Carré d’Or  » de Monte-Carlo, situé à proximité du casino. Des inconvénients rapidement balayés, semble-t-il.

Bientôt, des voix discordantes s’élèvent. Quand ils se rendent compte de l’ampleur du chantier, les voisins, essentiellement des résidents de Beausoleil, paniquent. Le gratte-ciel va leur barrer la vue sur mer, leur faire de l’ombre et donc menacer la valeur de leurs biens. Regroupés au sein d’une association, Odéon Riverains, 80 d’entre eux tentent de s’opposer à la  » tour odieuse « , la  » tour infernale « . Ils multiplient les requêtes auprès des autorités politiques et judiciaires françaises. En vain. Le chantier titanesque, béni par un prêtre, débute le 4 novembre 2009, avant d’avoir obtenu un permis de construire en bonne et due forme…

10 000 tonnes d’acier, 80 000 mètres cubes de béton érigés à la verticale. Sans oublier le mur de soutènement de 40 mètres construit à flanc de falaise pour éviter les glissements de terrain.  » Le ballet incessant des camions, le bruit, les nuages de poussière, les vibrations, de 6 heures à 22 heures, samedi, dimanche et jours fériés : c’était un enfer ! « , enrage encore un ex-adhérent d’Odéon Riverains.

Du côté de la principauté, l’affaire vire tout de même au scandale politique. Le 13 octobre 2009, lors d’une séance du Conseil national (la  » Chambre  » monégasque) consacrée au budget, les parlementaires font une étrange découverte. Dans le plus grand secret, le gouvernement monégasque a accordé, plusieurs mois auparavant, des facilités financières très généreuses aux promoteurs de la tour. Il a ainsi décidé de puiser 268,3 millions d’euros – prix d’achat des futurs appartements dévolus à l’Etat – dans le fonds de réserve constitutionnel, le  » bas de laine des Monégasques « . Sans même avoir consulté la commission de placement des fonds.  » Ce jour-là, des noms d’oiseaux ont volé au Conseil national, alors que ce n’est pas le genre de la maison, relate un témoin de la scène. Car cette politique du fait accompli se doublait d’une imprudence invraisemblable en période de crise économique.  » De son côté, un proche des Marzocco offre une analyse différente :  » Jean-Paul Proust, plus malin que ses prédécesseurs, a trouvé cette solution intéressante.  »

Jean-Paul Proust, le ministre d’Etat de l’époque (chef du gouvernement monégasque), a en effet pesé de tout son poids dans le dossier Odéon. Pourquoi ? Cela reste un mystère. L’homme est décédé en avril 2010, à l’âge de 70 ans. En tout cas, la convention signée en 2009 entre le gouvernement princier et les Marzocco est du pain bénit pour ces derniers. A tel point que le Conseil national de la principauté l’estime alors  » non conforme à l’intérêt de l’Etat de Monaco et des Monégasques « . Un audit, réalisé par un cabinet d’experts indépendants, est d’ailleurs remis en décembre 2009, pour tenter de désamorcer la situation. En vain. Ces documents  » confidentiels « , que Le Vif/L’Express a pu consulter, dévoilent les clauses hors du commun du programme  » Odéon « .

En plus des 268,3 millions d’euros, les promoteurs bénéficient d’une avance de trésorerie de 31,7 millions d’euros, d’une caution solidaire de 200 millions d’euros pour obtenir un prêt bancaire avantageux, ainsi que d’une garantie financière d’achèvement de bonnes fins de travaux. Grâce à ce montant garanti de 500 millions d’euros,  » la construction est financée à plus de 90 % « , précise le document. Du jamais-vu à Monaco, surtout pour une initiative privée.  » L’avance de 31,7 millions n’a pas été utilisée et j’ai payé une commission pour cela, précise Claudio Marzocco. La garantie de l’Etat m’a permis d’éviter un placement sous hypothèque, ainsi que des frais bancaires. C’est pourquoi j’ai donné 3 000 mètres carrés au gouvernement, pour une valeur de 72 millions d’euros.  »

Par ailleurs, le groupe Marzocco obtient un droit à bâtir de 6 000 mètres carrés sur un futur projet immobilier voisin de la tour – projet qui n’est toujours pas lancé à ce jour. En contrepartie, l’Etat reçoit finalement 177 appartements, de 2 à 5 pièces, situés entre les 3e et 28e étages des deux ailes du gratte-ciel, ainsi que quelques bureaux. Le groupe Marzocco, lui, conserve dans les étages supérieurs une soixantaine d’appartements de très grand standing, dont il assurera la vente.

Les clauses du marché réservent d’autres surprises. Ainsi, la principauté s’engage à payer 15 000 euros le mètre carré de bureau et 28 000 euros le mètre carré de logement. Un tarif en apparence très raisonnable pour Monaco, si ce n’est que le prix de construction de ces locaux s’élève à 13 000 euros par mètre carré, selon l’audit. Autrement dit, l’Etat monégasque avance l’argent aux promoteurs et leur assure un bénéfice sur chaque mètre carré qui leur est revendu…  » Je vends le mètre carré au moins 67 000 euros aux particuliers « , réplique le promoteur.

Mais la véritable astuce est ailleurs : la surface  » vendable  » à la principauté ne correspond pas entièrement à une surface…  » habitable « . En effet, cette surface dite vendable inclut  » notamment les gaines et la surface des terrasses, balcons et loggias « , mais aussi  » couloirs, locaux techniques, circulations extérieures d’étage « . Les gaines d’ascenseur, un temps incluses dans le lot, ont finalement été retirées…  » Tout ceci représente une différence de près de 38 % entre les superficies achetées et celles réellement habitables, reprend Christophe Spiliotis, l’ancien conseiller national. En résumé, l’Etat a financé la tour Odéon pour avoir le droit d’y acheter à prix d’or des appartements et des locaux techniques, tout en perdant environ 8 000 mètres carrés de logement par rapport à l’offre initiale…  » Toutefois, en l’absence de contestation, ce marché de dupes est parfaitement légal.  » Ce mode de calcul est l’usage à Monaco « , précise un proche du palais.

Il n’empêche : des ennuis judiciaires vont survenir côté français. En 2009, le maire de Beausoleil est mis en examen et incarcéré pendant 90 jours, soupçonné d’avoir reçu 65 000 euros en espèces de la part d’un intermédiaire, pour ne pas faire obstacle au chantier de la tour. Le maire de Beausoleil, réélu en 2014, a toujours nié l’existence d’un tel pot-de-vin. Quant à l’intermédiaire en question, c’est une figure pittoresque de l’immobilier sur la côte. Résident monégasque, de nationalité italienne, Ange-Roméo Alberti, 68 ans et aujourd’hui en retraite, a obtenu le marché du terrassement de la tour Odéon : un chantier d’une soixantaine de millions d’euros, précise l’audit de décembre 2009. Des écoutes téléphoniques judiciaires ont révélé qu’Ange-Roméo, alias  » Lino « , tenait à disposition des  » enveloppes pour Gérard « . Mis en examen pour  » corruption « , il a reconnu avoir versé 65 000 euros au maire de Beausoleil et avoir perçu 250 000 euros pour cette prestation. Tout en récusant l’existence d’un quelconque pacte de corruption dans le dossier Odéon. En février 2012, c’est au tour de Claudio et Paolo Marzocco, les promoteurs, d’être mis examen pour  » complicité de corruption active « . Ils ont démenti avoir le moindre lien avec toute cette histoire, mais la Cour de cassation a rejeté dernièrement la demande d’annulation de leur mise en examen, déjà refusée par la cour d’appel d’Aix-en-Provence.  » Faux, avance leur conseil, Me Thierry Lacoste. Les mises en examen ont été annulées, mais le juge en a formulé d’autres dans la foulée, que nous contestons en justice. La tour est une diversion dans une autre affaire.  » En tout cas, le dossier est toujours en cours d’instruction.

Pour les Marzocco, le bénéfice approcherait 1 milliard d’euros

Plus de cinq années après le lancement de sa construction, Odéon n’a pas livré tous ses mystères. Combien la tour a-t-elle coûté au final ? Difficile à dire. Sur son site Internet, Vinci Construction France affiche aujourd’hui un chiffre d’affaires de 330 millions d’euros pour ce chantier. Le budget initial indiquait 538,5 millions pour l’ensemble, dont 293 millions hors taxes pour le terrassement, la construction et les finitions. Au Vif/L’Express, le groupe Marzocco indique que le montant de son investissement  » s’élève à plus de 700 millions d’euros, sans le coût du terrain « . A quoi ce dépassement de près de 200 millions correspond-il ? Nous n’en saurons pas plus. En attendant, les promoteurs disposent de 62 appartements de grand luxe à vendre dans la ville la plus chère du monde. Leur superficie totale est d’environ 25 000 mètres carrés : du 3 au 7-pièces (entre 160 m2 et 600 m2), ainsi que deux sky duplexes de 1 200 mètres carrés, et le fameux penthouse censé battre tous les records. Le groupe Marzocco indique avoir vendu 31 des 37 logements déjà mis sur le marché, au prix moyen de 75 000 euros le mètre carré. A ce tarif-là, le raffinement intérieur est sans équivalent : sols en marbres précieux, boiseries et ornements sculptés dans le teck et l’acajou, portes recouvertes de bronze martelé… Si elle écoule la totalité de ces appartements fastueux, la famille Marzocco engrangera un bénéfice qui devrait flirter avec le milliard d’euros.

La majorité des membres du Conseil national, issu de l’alternance lors des élections de 2013, considère la tour Odéon comme un cadeau empoisonné.  » Je n’aurais jamais voté en faveur d’un tel projet, affirme Jean-Michel Cucchi, président de la commission du logement au Parlement. Je ne suis pas contre les tours ni contre les initiatives créatrices de richesses. Encore faut-il qu’elles donnent lieu à une redistribution équitable pour la principauté et ses ressortissants…  » On en est loin. Si le gratte-ciel tarde à se garnir d’occupants, qui paiera les charges de l’ensemble ? Quoi qu’il arrive, l’Etat monégasque saura se montrer grand prince : jusqu’en 2016, il s’est engagé à reprendre tous les luxueux appartements invendus. Au tarif  » préférentiel  » de 33 000 euros le mètre carré. Une sacrée affaire. Associée à Vinci, la famille Marzocco a remporté un autre appel d’offres pour bâtir, à l’horizon 2019, un ensemble mêlant 156 logements domaniaux, des appartements privés et l’Ecole internationale de Monaco. D’ici là, ce contrat devrait être étudié à la loupe.

Par Boris Thiolay

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