LE JOUR OÙ NOUS SERONS TOUS DES INTERMITTENTS

En l’an 2000, la  » nouvelle économie  » désignait un monde dans lequel les entreprises de l’Internet valaient des fortunes avant même d’avoir gagné un centime. Ce monde-là a été asphyxié avec l’explosion de la bulle. Mais Internet est resté, et une autre  » nouvelle économie  » est née. Sa première vague, celle de l’e-commerce, n’a pas changé le monde. La seconde, celle des plates-formes collaboratives, de l' » économie du partage  » et de l' » ubérisation « , va bouleverser nos vies en profondeur. Elle n’effraie pas seulement les patrons des entreprises dont l’activité est gangrenée (taxis, loueurs, hôtels…). Elle remet en question notre organisation du travail et, bientôt sans doute, notre organisation sociale.

Avec Uber, BlaBlaCar ou Airbnb, les capacités de production ne sont plus centralisées dans des entreprises, mais distribuées entre des milliers d’agents autonomes. Aux Etats-Unis, un tiers des actifs, soit 53 millions de personnes, sont déjà, au moins en partie, des  » free-lances « . Au Royaume-Uni, sur 1,1 million d’emplois créés depuis 2008, 732 000 sont self-employed. Ces indépendants sont plus libres, mais aussi plus  » en risque « . Aucune firme n’est là pour prendre en charge leur formation, leurs dépenses de santé ou leur retraite. Ils sont les porte-drapeaux de l’économie du XXIe siècle, mais vivent avec les règles du XXe, celles de l’ère industrielle. Et si le salariat n’avait été qu’une parenthèse de l’Histoire ? Il fut un temps où il n’existait quasiment pas. La noblesse, les bourgeois ou les agriculteurs vivaient moins de leurs bras que de leur patrimoine, et les premiers salariés du textile furent la lie de la société. Les luttes collectives leur ont rendu leur fierté, et les CDI sont aujourd’hui enviés. Le travail collaboratif peut donc être perçu comme une régression de l’Histoire… ou une pratique séculaire qu’Internet rend spectaculairement plus efficace.

Le travail collaboratif offre de faibles revenus, souvent cumulables avec le chômage ou les aides sociales. Se profile donc une économie duale : d’un côté, les salariés à plein temps, de l’autre les indépendants et précaires qui ne cotisent pas ou peu, et sont moins protégés. Les free-lances sont tentés de rester plus longtemps au chômage, augmentant d’autant les cotisations sociales qui pèsent sur les salariés. Peu à peu, les régimes sociaux sombreront définitivement. A cette perte sociale s’ajoute une distorsion fiscale. Les bénéfices des plates-formes fuient vers les paradis fiscaux, car notre droit fiscal est inadapté. Les Etats verront leurs recettes fondre à grande vitesse.

Pour sortir de ce cercle vicieux, deux solutions. Soit la nouvelle économie s’adapte aux règles de l’ancienne – autrement dit, elle cesse de lui faire une concurrence déloyale et déclare au fisc ses bénéfices comme les revenus qu’elle verse à des résidents locaux, afin qu’ils paient aussi leurs impôts et cotisations sociales (aux Etats-Unis, Airbnb y est contraint). Soit il faut entièrement réécrire les règles du jeu, comme l’a fait Franklin Roosevelt dans son second New Deal. Seuls de nouveaux pactes de solidarité peuvent éviter une dislocation sociale. Peut-être faudra-t-il généraliser le statut des intermittents du spectacle, puisque la majorité des travailleurs seront intermittents. On peut aussi étudier ce que proposent des  » mutuelles de travail associé « , comme Bigre ! Les politiques sont interpellés : en France, Nathalie Kosciusko-Morizet a déclaré que  » plutôt que d’avoir une grille de lecture ancienne, avec suppression des 35 heures ou de l’impôt sur la fortune, (il fallait) traiter le sujet d’aujourd’hui : la fin du salariat « . Au gouvernement français, certains ressortent déjà l’idée de TVA sociale. Nous devons réfléchir à ces nouvelles institutions avant que notre modèle social  » ubérisé  » (mais qui n’a pas attendu Uber pour être mal en point…) ne vole en éclats. L’économie du partage doit, aussi, partager les risques.

par Christine Kerdellant

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