A nos morts

Claude Duneton retrace la Grande Guerre à travers les 27 noms du monument de son village. Mieux qu’un hommage

Encore un livre sur la guerre de 14-18, mais pas un livre de plus. Utile et important, Le Monument touche autant aux faits du passé qu’à l’actualité. Au départ, il s’agissait simplement pour Claude Duneton d’enquêter sur les 27 hommes dont les noms figurent sur le monument aux morts de Lagleygeolle, son village natal, en Corrèze. Un peu par curiosité, beaucoup pour rendre hommage à son père, qui est revenu de cette boucherie sans jamais parvenir à l’oublier : il la racontait sans cesse comme pour s’en délivrer, mais la retrouvait la nuit dans des cauchemars qui, bien des années après, le faisaient encore hurler d’épouvante.

Le projet de ce  » roman vrai  » était de découvrir qui furent ces hommes et comment ils sont morts, où et dans quelles conditions. Comment ensuite on a pu les oublier. Il s’agissait de les réhabiliter, de leur redonner un corps, une vie. L’essentiel de ce livre leur est consacré. Ils sont paysans, valets de ferme ou travaillent depuis peu à Paris ; il y a même un élève instituteur, la fierté de son père, le forgeron du village. Tous sont jeunes, certains ont une femme, des enfants. Ils vont mourir au front. C’est minutieusement décrit. Duneton a consulté les archives et enquêté sur place. Il a tout vu. Tout vérifié. Pris quelques photos. Chemin faisant, c’est l’histoire de cette guerre qu’il retrace, mais du point de vue de celui qui ne sait pas, ce qui était le cas de ces hommes embarqués dans une aventure dont ils ignoraient la démesure : ils vont apprendre l’horreur, les tranchées, les combats au corps-à-corps. Tout est passionnant, la part humaine, la part documentaire, comme cette réflexion qu’il mène en filigrane sur ce qu’est une nation, sa raison d’être. Parce qu’il fallait bien considérer ces hommes dans leur temps.

Le premier conflit mondial éclate quelques années après la séparation de l’Eglise et de l’Etat (1905). Une rupture dont on a oublié combien elle fut pénible et douloureuse. La République a pensé pouvoir la surmonter en se dotant, elle aussi, de rituels et de célébrations, de quoi composer un  » sacré républicain  » û celui-là même qui s’est délité au fil du temps et se trouve aujourd’hui contesté.

Dans cette France en quête de repères et d’unité, le 14 Juillet,  » jour chômé « , fait depuis peu figure de  » grand saint imposé par le culte nouveau. Un saint de la République « . Alors que La Marseillaise tarde à s’imposer. Ceux qui partent au front lui préfèrent d’autres chants,  » Se canta, que canta / Canta pas per ièo  » ( » S’il chante, qu’il chante / Il ne chante pas pour moi « ). Car, si le projet, comme l’a voulu Ferry, est bien de donner une langue commune à tous les Français par le truchement d’une école  » publique, laïque, obligatoire « , Duneton rappelle cette évidence qu’ignore la littérature régionaliste : en Corrèze, comme dans beaucoup de provinces, on ne parle pas français, à moins d’être allé suffisamment longtemps à l’école, ce qui ne concerne que les plus jeunes, les moins pauvres et ceux qui sont partis travailler à Paris.

 » La culpabilité des survivants  »

On pourrait ainsi multiplier les exemples et parvenir à la même conclusion : ces soldats sont les citoyens d’une nation en pleine restructuration. Et Duneton avance pour hypothèse cette idée qui germait dans la tête des politiques qu' » une grande guerre unificatrice, un fort élan patriotique seraient les bienvenus pour recoudre les morceaux et cicatriser dans la gloriole cette plaie nationale « .

Comment s’étonner alors qu’une fois la paix revenue tout le pays se soit couvert de monuments, une vraie folie municipale ?  » C’est ça les monuments : ils marquent la culpabilité des survivants. Une culpabilité sublimée évidemment, transformée en culte de l’héroïsme, gloire au sacrifice et tout ça « , écrit Duneton. Il leur redonne un peu d’humanité. Une autre valeur :  » En 14, ils sont morts pour quoi les nôtres ? Les Allemands pareil (…) Rien ne compte face à cet assassinat que mon père n’avait pas pardonné aux puissants de la terre.  »

Le Monument, par Claude Duneton. Balland, 518 p.

Daniel Martin

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