Dans l’ombre des politiques

Des grandes figures de l’histoire, nos élus ne font pas leur modèle. Mais ils s’en inspirent pour agir aujourd’hui, à la lumière des réussites et des échecs du passé. Leurs choix, sondés par Le Vif/L’Express, éclairent ainsi d’un jour nouveau ceux qui nous gouvernent…

On savait qu’ils n’étaient pas les mêmes : les responsables politiques portent chacun des valeurs, des revendications et un parcours qui leur sont propres. Mais distincts dans le présent, ils le sont aussi par rapport au passé. Sondés par le Vif/L’Express pour savoir quelles sont leurs références historiques, ceux qui ont accepté de répondre ont fourni des réponses derrière lesquelles il est bien malaisé de trouver un fil rouge. Sauf celui-ci : les responsables politiques assurent n’avoir aucun modèle parmi les grands de l’histoire. Juste des sources d’inspiration, de réflexion et d’admiration. Trop lucides pour croire que quiconque puisse être parfait, les politiques d’aujourd’hui se gardent dès lors de toute dévotion.

Si certains élus, enthousiastes, ont été prompts à répondre, d’autres sont restés de marbre : Charles Michel, Didier Reynders, Laurette Onkelinx, Rudi Vervoort, Maggie De Block, Joëlle Milquet et Benoît Lutgen n’ont pas souhaité se prêter à l’exercice ou n’ont pas répondu à notre demande. Qu’importe : les autres ont largement comblé ce silence.

Ce fameux rapport de force

 » Dans ma vie politique actuelle, je ne décide rien en me demandant ce qu’aurait fait tel ou tel personnage historique à ma place ou en me projetant dans un épisode historique qui me semblerait similaire « , déclare le ministre socialiste wallon Jean-Claude Marcourt. Le Liégeois se dit davantage construit par des actes de résistance que par de grandes figures historiques comme Voltaire ou Camus : Mai 1968, la lutte de la population américaine en faveur de la fin de la guerre au Vietnam, le printemps de Prague, la révolution cubaine et le combat des Noirs aux Etats-Unis, avec Martin Luther King sont autant d’événements qui l’ont marqué. Sans compter la chute du mur de Berlin.

De tous ces combats, Jean-Claude Marcourt retient une leçon essentielle : il faut toujours intégrer un rapport de force, même sans l’accepter, mais sans le nier non plus, pour faire changer les choses.  » Ce rapport de force, en politique, il faut l’intégrer en permanence, dans les exécutifs auxquels on participe et même à l’intérieur de son propre parti. L’histoire m’a appris qu’on pouvait soulever des montagnes avec une bonne perception du rapport de force.  »

Karl Marx, plus comme philosophe que comme économiste, Nelson Mandela et François Mitterrand sont autant de figures importantes aux yeux du ministre.  » J’ai admiré François Mitterrand pour sa façon d’accaparer le pouvoir. Mais il a une part d’ombre, ce qui m’empêche d’être dévot.  »

Point de dévotion non plus chez Olivier Maingain.  » Il ne faut de toute manière pas copier ceux qui peuvent nous servir de référence « , affirme-t-il. Elevé par un père qui vouait une véritable admiration au général de Gaulle, le chef de file des FDF a, du coup, lu très jeune des biographies consacrées à de grands hommes comme de Gaulle ou Churchill.  » Les écrits que laissent ces personnages demandent une certaine prudence parce qu’ils ne retiennent que ce qui justifie leur action « , observe Olivier Maingain. Ils sont néanmoins passionnants pour comprendre les motivations des uns et des autres à certains moments de l’histoire.

 » Les héros ont leur part d’ombre et il faut, vis-à-vis d’eux, garder une part de critique, insiste Olivier Maingain. Maurice Papon n’était-il pas préfet de police à Paris sous de Gaulle ? Je suis méfiant quand on exalte certains hommes ou certains épisodes du passé. Et j’évite d’aller puiser dans l’histoire ce qui peut justifier la politique présente.  »

Le président des FDF trouve en revanche très intéressant de découvrir que ces grandes figures ont souvent agi par élan affectif et pas seulement au nom de la rationalité.  » C’est la passion irrationnelle de de Gaulle pour la France qui explique l’Appel du 18 juin, affirme-t-il. C’est le parcours personnel de Simone Veil qui explique tout son engagement politique.  »

Ceux qui l’impressionnent ont en tout cas une caractéristique commune : ils ont manifesté une réelle force de caractère dans les épreuves, comme Nelson Mandela, les fondateurs de l’Union européenne ou Churchill.  » Tous avaient la capacité de dépasser le moment présent pour penser pour deux générations après eux, alors que certains responsables politiques se laissent hélas guider par l’immédiateté. Ce que l’on doit retenir des actes posés par nos prédécesseurs, c’est que faire le choix de la facilité, c’est faire le choix de l’échec.  »

Marx, l’inoxydable

Parmi les personnalités historiques qui impressionnent John Crombez, le tout nouveau président des socialistes flamands, figure en bonne place Achille van Acker. L’ancien Premier ministre socialiste flamand est considéré comme l’un des pères du système belge de sécurité sociale, lancé en 1944.  » Son parcours démontre tout ce qu’il est possible de réaliser, même en étant issu d’un milieu peu favorisé « , relève John Crombez. Contraint de quitter l’école à 10 ans, Achille van Acker a de fait accompli un parcours politique exemplaire.  » C’était quelqu’un d’extrêmement déterminé, qui était convaincu de la nécessité de la redistribution, détaille le président du SP-A. Il a commencé à porter ce projet de solidarité sociale en 1901 et il a fallu quarante ans pour qu’il se concrétise. Achille van Acker a par ailleurs oeuvré dans une période extrême de l’histoire, marquée par deux guerres mondiales et par d’énormes différences entre les classes sociales les plus riches et les autres. Aujourd’hui, son analyse est toujours pertinente, surtout depuis la crise financière de 2008.  »

John Crombez tient aussi Luiz Inácio Lula da Silva pour une personnalité marquante.  » L’ancien président du Brésil est lui aussi parti de très loin et a réussi à faire rapidement avancer son pays, malgré beaucoup d’oppositions.  »

Pour Raoul Hedebouw, porte-parole et député du PTB, Karl Marx reste évidemment une référence.  » D’un point de vue théorique, sa grille d’analyse est toujours pertinente aujourd’hui, dit-il. Ses textes ont 150 ans mais ils sont toujours valables et me permettent de prendre du recul.  »

L’inspiration morale du député liégeois, elle, provient plutôt de Nelson Mandela, pour son combat et sa ténacité.  » Mener le combat d’une gauche qui va à contre-courant n’est pas facile tous les jours, enchaîne Raoul Hedebouw. C’est un projet de long terme, qui vise la construction d’un monde nouveau, et qui connaît des hauts et des bas. A titre personnel et avec son mouvement, l’ANC, Mandela a lui aussi vécu des moments très durs. Mais il a tenu le coup. Cette profonde conviction qu’un monde nouveau est possible me porte et m’inspire. Marx et Mandela étaient aussi des stratèges. Rassembler un peuple au-delà des différences sociales est une équation difficile que Mandela a parfaitement résolue. Ouvrir l’ANC aux Blancs, par exemple, était un coup de génie.  »

Enfin, Julien Lahaut, ce politicien communiste liégeois qui fut assassiné est une autre source d’inspiration forte pour Raoul Hedebouw.  » C’était un personnage populaire et brillant. Ses interventions au Parlement n’étaient pas piquées des vers. J’ai d’ailleurs pensé à lui lorsque je suis entré à la Chambre, pour la première fois.  »

C’est Jean Jaurès qui inspire surtout Paul Magnette.  » Je le relis souvent, affirme le ministre-président wallon. Il s’inscrit dans une période très dense d’une trentaine d’années pendant laquelle le mouvement socialiste et la nation française se sont constitués. A l’époque, qui est aussi celle de Zola, on s’interroge sur de nombreuses choses : la laïcité, la question sociale, le pacifisme juste avant la Première Guerre mondiale… Or beaucoup de ces questions restent d’actualité pour la gauche. L’analyse de Jaurès sur les relations entre parti, mutualité et syndicat était avant-gardiste à l’époque. Aujourd’hui on peut la relire et ne pas en retirer une virgule. Une autre période qui continue de nous marquer est celle qui a précédé et suivi la Seconde Guerre mondiale. La Libération marque un moment magique, avec une réflexion profonde sur la démocratie sociale et la création de la sécurité sociale. Ce fut un jaillissement immense, avec beaucoup d’espoirs, hélas en partie trahis par la suite.  »

Le socialiste carolo est convaincu que l’humanité apprend de ses erreurs. A ses yeux, l’Europe, par exemple, est le résultat des leçons tirées après la Seconde Guerre mondiale. De la même façon, la crise financière de 2008 n’a pas été aussi grave, socialement parlant, que celle de 1929 parce que des mécanismes de sauvegarde avaient été mis en place avant.

 » La Belgique est un pays sans vrai héros politique, constate Paul Magnette. Les élus y ont un bon niveau mais on n’y trouve pas de mythe comparable à de Gaulle ou Mitterrand. Aucun n’émerge. Et cela nous libère : en France, de Gaulle et Mitterrand sont des références pesantes.  »

Aller à contre-courant

Chez Kris Peeters, c’est la figure de Napoléon qui est mise en exergue.  » Ce n’est pas du tout qu’il joue pour moi un rôle de modèle et il ne m’inspire pas non plus en tant que politicien mais c’est quand même une personnalité intrigante ! juge le ministre fédéral CD&V. C’était en tout cas un génie de la stratégie, et certaines de ses réformes se font toujours ressentir à l’heure actuelle. J’ai de plus beaucoup d’estime pour les véritables meneurs, ceux qui savent faire la différence, ceux qui n’empruntent pas la voie de la moindre résistance et qui ne reculent pas devant l’opposition, ceux qui ne surfent pas sur les modes ou tendances, mais qui se choisissent un but, se font une opinion et sont eux-mêmes.  » Aux yeux de Kris Peeters, Nelson Mandela, Ghandi, Martin Luther King, Aung San Suu Kyi, mais aussi la religieuse belge Jeanne Devos qui vient en aide aux habitants des bidonvilles de Mumbai sont de ceux-là.  » Aller comme eux l’ont fait à contre-courant, par conviction, au profit des autres, cela me touche « , confie le ministre.

Pour Zakia Khattabi, la figure historique la plus importante est Rosa Parks, cette couturière afro-américaine qui, en refusant de céder sa place à un passager blanc dans un autobus, a incarné la lutte contre la ségrégation raciale aux Etats-Unis.  » Avec elle, le combat pour un autre projet de société a été lancé, poursuit la coprésidente d’Ecolo. Elle a rêvé d’un monde meilleur et s’est donné les moyens de le construire. Or c’est cela, pour moi, la politique. Rosa Parks est la preuve qu’on peut dire non à un système, qu’on peut le déconstruire pour bâtir un autre.  » A ses yeux, Mehdi Ben Barka, chef de file marocain du mouvement tiers-mondiste et panafricaniste, et principal opposant du roi Hassan II, est du même calibre. Comme le médecin Willy Peers, qui sera à la base de la dépénalisation de l’avortement.

Côté théorique, c’est le philosophe politique André Gorz, dont la pensée représente une colonne vertébrale pour Zakia Khattabi.  » Ses propos me réconfortent et me confortent dans ma conviction qu’un autre modèle est possible. J’en suis l’illustration puisque mon père était enfant des rues au Maroc et que je codirige aujourd’hui un parti.  »

Nelson Mandela suscite décidément l’admiration de beaucoup d’hommes politiques. Notamment celle du N-VA Geert Bourgeois, ministre-président flamand.  » Il a réussi à mettre en place une transition non-violente entre l’apartheid et la Nation arc-en-ciel. Et, après avoir passé dix-huit ans derrière les barreaux, il n’a pas appelé à la vengeance mais a oeuvré à la réconciliation, notamment en créant la Commission Vérité et Réconciliation, note Geert Bourgeois. Je suis moi-même un enfant du siècle des Lumières. Je suis un inconditionnel de notre société pluraliste fondée sur les droits et les libertés fondamentales. C’est un privilège incroyable de vivre dans une société occidentale basée sur ces valeurs.  »

Jacob van Artevelde constitue une autre référence historique pour le ministre-président flamand. Durant la guerre de Cent ans, cet homme politique gantois est parvenu, par la négociation, à relancer le commerce de la laine, essentiel en Flandre mais bloqué par l’Angleterre.

Enfin, Geert Bourgeois admire Helmut Schmidt, ex-chancelier allemand.  » Social-démocrate sans être socialiste, il avait une vision sociale forte, basée sur une idéologie de droits et de devoirs, de liberté et de responsabilité.  »

Par Laurence van Ruymbeke

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