Poutine joue et gagne
L’annexion de la Crimée sans combat restera comme un coup de maître du président russe. Il savait les Occidentaux peu enclins à mourir pour ce territoire historiquement russe. Mais ce faisant, n’a-t-il pas poussé irrémédiablement l’Ukraine dans les bras de l’Union européenne ?
A provocateur, provocateur et demi. Selon que vous êtes Russe ou Européen de l’Ouest, la provocation pourra changer de camp. Mais force est de reconnaître qu’avec Vladimir Poutine, l’Occident, en matière de coup de poker inamical, a assurément trouvé son maître.
En quatre semaines, entre février et mars de cette année, le patron du Kremlin transforme une défaite, la chute du pouvoir prorusse en Ukraine, en une victoire stratégique : la Crimée, cette péninsule d’un peu plus de 2 millions d’habitants, revient dans le giron de la Russie. Le monde vient d’assister à » la première annexion non consensuelle du territoire d’un Etat par un autre depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale » et cela, sans le moindre véritable combat. Poutine peut jubiler. Car ce coup de poker est aussi un succès personnel. Détermination, prise de risque, self-control, c’est ainsi que le président russe mène sa politique en Ukraine, note Frédéric Pons dans Poutine (1), la biographie qu’il lui a consacrée. » Vladimir Poutine a élevé le judo, qu’il a pratiqué dans sa jeunesse, en stratégie comportementale et politique : ne rien dévoiler de soi jusqu’au moment de l’attaque, ne laisser transparaître aucune faiblesse, aucune peur, et utiliser la force de l’adversaire pour le renverser « , explique l’auteur. » Demain, il peut dire « O.K., j’arrête de déstabiliser l’est de l’Ukraine » et passer à autre chose. Ce comportement rejoint les tréfonds de son caractère : depuis tout petit, il est timide. Il n’a pas appris le secret au judo ou au KGB ; il l’a intellectualisé. »
L’avertissement géorgien
» Quand Poutine joue aux échecs, nous jouons aux billes « , assénait, en mars dernier, dans une autre métaphore » sportive « , Mike Rogers, le président républicain de la commission du renseignement de la Chambre des représentants aux Etats-Unis. L’habileté politique de Vladimir Poutine est d’avoir répliqué à la » provocation » de la révolution pro-européenne de la place Maidan par l’annexion de la péninsule criméenne, territoire historiquement russe, peuplé d’une majorité de russophones et pour laquelle il n’ignorait pas qu’aucun soldat américain ou européen n’accepterait de mourir.
La crise géorgienne de 2008 aurait pourtant dû alerter les Occidentaux sur la faculté de réaction du président russe à tout empiètement dans son pré carré. Depuis la succession de Boris Eltsine, la Russie et l’Otan ont en fait connu deux types de relation, analyse Frédéric Pons. Quand il arrive au pouvoir et pendant une dizaine d’années, Vladimir Poutine noue et intensifie le partenariat avec les Occidentaux parce que, comme l’a tragiquement démontré le naufrage du sous-marin Koursk en 2000 (118 morts), la Russie, techniquement et financièrement, a besoin de l’étranger. Mais à la fin de la décennie, » l’Otan, qui avait promis aux Russes de ne pas s’étendre plus à l’ouest après l’adhésion de la Pologne, de la Hongrie, puis celle des Pays baltes, enfonce un coin dans leur arrière-cour du Caucase « . La Géorgie du président Mikhaïl Saakachvili se tourne de plus en plus vers l’Europe et les Etats-Unis. Moscou suspecte une stratégie d’encerclement et décide de répliquer par » une petite guerre « . » Et cela marche, constate Frédéric Pons. En s’emparant de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie (NDLR : deux régions séparatistes géorgiennes), la Russie entretient le conflit avec la Géorgie et bloque de facto son processus d’adhésion à l’Alliance atlantique parce qu’un pays théâtre d’un conflit territorial est empêché d’adhérer à l’organisation. »
Pour le biographe de Poutine, » le concept d’encerclement est une vieille obsession des milieux intellectuels russes. Préservés de cette inquiétude pendant la période soviétique grâce au glacis stratégique constitué par les démocraties populaires, les Russes ont eu le sentiment de revivre une forme d’encerclement avec l’élargissement de l’Otan « . Dans ce contexte, les événements d’Ukraine étaient, dans leur entendement, une provocation de trop. Pour le Kremlin, l’adhésion à l’Union européenne est la voie royale pour rejoindre l’Otan. Aussi quand, fin novembre 2013, le président ukrainien Viktor Ianoukovitch renonce, à la surprise générale, à signer l’accord d’association négocié depuis trois ans avec l’Union européenne, tout le monde y voit la patte de l’ours russe. En Ukraine, la volte-face jette dans la rue des milliers de manifestants pro-européens. La révolution de la place Maidan, lieu emblématique au centre de Kiev, est née. Elle précipite la fuite du président Ianoukovitch trois mois plus tard. Est-ce un coup d’Etat, comme le prétend Moscou ? Le Parlement, au sein duquel des députés du Parti des régions, prorusse, ont senti le vent tourner, l’a destitué légalement le 22 février.
Le souvenir de la Seconde Guerre mondiale
Moscou ne partage pas la même vision et la propagande fait son oeuvre : pour elle, la confrontation oppose » les nazis génocidaires ukrainiens manipulés par la CIA » aux » pauvres russophones victimes de persécutions « . Pour une population qui garde un souvenir vivace de l’hécatombe de la Seconde Guerre mondiale, la vision caricaturale est parlante. Vladimir Poutine est sur du velours. La Douma approuve le rattachement de la Crimée à la Russie le 20 mars. Le peuple russe accueille l’événement comme une réparation de l’Histoire, cette » folie » de Nikita Krouchtchev qui, en 1954, fit don de la Crimée à l’Ukraine à une époque où les deux pays ne faisaient qu’un au sein de l’URSS.
Le » retour au bercail » des Criméens, c’est le graal de Vladimir Poutine, qui a bâti sa popularité sur la promesse de la restauration de la puissance de la Russie. » Il perdra la partie si la Crimée lui échappe, observe Frédéric Pons. Là est le vrai casus belli. Mais qui ira déloger les Russes de Crimée ? » L’est de l’Ukraine, cette région industrielle du Donbass où des membres de la majorité russophone mènent un soulèvement armé depuis avril contre le nouveau pouvoir à Kiev, a une autre utilité dans la stratégie russe. Ici, c’est le scénario géorgien qui se répète. » L’est de l’Ukraine n’intéresse pas Poutine, estime Frédéric Pons. C’est un petit gage territorial, une petite braise qui agace tout le monde. » Ce foyer d’instabilité est à Kiev ce que l’Ossétie du sud et l’Abkhazie sont à Tbilissi : un écueil sur la voie du rapprochement de l’Ukraine avec l’Otan. Pourtant, le fameux accord d’association avec l’Union européenne, un autre président ukrainien l’a signé en juin. Petro Porochenko a été élu à l’issue des élections du 25 mai, le même jour que le scrutin européen, tout un symbole. Depuis lors, il a mené de front avec une certaine assurance une politique d’ouverture vers l’Europe et une stratégie de conciliation avec le voisin russe. » Petro Porochenko est russo-compatible. Et Vladimir Poutine peut arriver à s’entendre avec lui, juge Frédéric Pons. Kiev pourrait très bien accepter un projet fédéral accordant un peu plus d’autonomie aux régions russophones de l’est et Poutine pourrait convaincre ses alliés séparatistes d’y adhérer. Cela lui permettrait de se retirer avec les honneurs. »
Avec les honneurs ? Certes, le conflit ukrainien a conforté l’aura de Poutine en Russie et permis l’extension du territoire national à la Crimée. Mais le maître du Kremlin n’est-il pas d’ores et déjà le grand perdant du Stratego diplomatique de 2014 ? Par leur courage, les opposants de la place Maidan ont fait prendre à leur pays un tournant historique. Les élections législatives du 26 octobre ont consacré la domination des formations pro-européennes. L’Ukraine apparaît durablement arrimée à l’Union européenne. Et au mieux, Poutine entretiendra avec elle des relations de partenariat, non plus de suprématie idéologique.
Quoiqu’il en soit, la crise ukrainienne aura ravivé une tension inédite en Europe depuis la chute du bloc communiste, la plus grave crise de l’après-guerre froide. Les sanctions économiques occidentales, qui commencent à produire leurs effets, finiront par infléchir la position russe. Et au bout du compte, force sera de reconnaître qu’une meilleure compréhension mutuelle et un dialogue constructif auraient permis d’éviter l’escalade qui a conduit à un bilan de quelque 6 000 morts, sans compter les 298 passagers et membres d’équipage du Boeing 777 de la Malaysia Airlines abattu par un missile le 17 juillet. Pour Frédéric Pons, l’Europe s’est trompée sur la personnalité de Vladimir Poutine. » On ne mène pas une bonne politique en agissant émotionnellement. On a ostracisé et caricaturé Poutine. Il faut prendre en compte les éléments tels qu’ils sont et non tels qu’on voudrait qu’ils soient. Il fallait être réaliste et pragmatique comme il l’a été. » Avec un certain succès.
(1) Poutine, par Frédéric Pons, Calmann-Lévy, 365 p.
GÉRALD PAPY
En entretenant un conflit dans l’est du pays, Poutine bloque l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan
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