Le retour de l’inutile

Le 4 juin 2003, dans une grande surface new-yorkaise, 200 personnes sorties de nulle part sont venues tout à coup s’agglu- tiner autour d’un tapis qu’elles prétendaient vouloir acheter  » pour faire l’amour dans [leur]communauté du Queens « . Après avoir marchandé bruyamment pendant dix minutes, elles disparurent en quelques instants. Ainsi commença l’épidémie. Le 2 juillet, à 19 heures, des centaines d’individus de tous âges se retrouvèrent dans le hall d’un palace new-yorkais, y applaudirent à tout rompre pendant quinze secondes en éclatant de rire, puis se dispersèrent. Le 24 juillet, la contagion gagna l’Europe : 300 quidams entrèrent dans un grand magasin de musique de Rome, pour y demander des titres inexistants, puis s’installèrent sur la place voisine, faisant semblant d’y feuilleter des livres dans une librairie imaginaire, avant de s’éparpiller comme sur un mystérieux signal. Le surlendemain, dans l’une des avenues les plus fréquentées de Berlin, des centaines de gens ont, à la même seconde, fait mine de recevoir un appel sur leur téléphone portable et se sont mis à crier  » Ja ! Ja ! « , puis à applaudir. Le 7 août, à Londres, le lendemain à Amsterdam, à Dublin, à Zurich et à Sydney, des événements tout aussi insolites eurent lieu. Le 28 août, à Paris vers midi, une centaine de personnes se couchèrent quelques secondes sous la pyramide du Louvre puis s’en allèrent, sans mot dire. Trois jours plus tard, d’autres, plus nombreuses, tournèrent en rond pendant quelques minutes devant le Centre Pompidou, un parapluie ouvert à la main. Ainsi commença l’épidémie de  » foules inexplicables « , plus connues en anglais sous le nom de flash mobs, réunies par un e-mail ou par un SMS, avec des instructions très précises envoyées par des initiateurs masqués : le premier Américain à l’avoir fait n’est connu que sous le nom de Bill. Le premier Anglais, sous le nom d’Adam. Depuis, nombreux sont ceux qui convoquent de telles foules, aidés en cela par d’innombrables sites spécialisés, dont www.flashmob.com. La règle est de faire quelque chose d’absurde et de légal, et de ne pas chercher de publicité particulière. Les flash mobs ne sont pas sans précédent : elles renvoient aux happenings des années 1950 ; elles rappellent aussi l’usage du téléphone portable dans les manifestations de 1999, à Seattle, contre l’OMC, puis dans celles de 2001 contre le président Roh, en Corée du Sud, et surtout dans celles qui eurent raison, l’année suivante, du président Estrada, aux Philippines. Elles sont comme une annonce du retour de la fluidité, du mouvement, de l’inutile, dans des sociétés qui meurent de ne croire qu’à l’efficacité et au gigantisme. Et, même si elles pouvaient demain être mises au service de tous les marketings, de toutes les guérillas, de tous les terrorismes, elles laissent aussi espérer la reconquête des rues par des citadins venus y semer de la poésie, y faire entendre des rires. Pour rendre enfin comme une douceur au monde.

de jacques attali

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