Musarder à La Panne

Située à l’extrémité de la côte ouest, longtemps isolée et rustique, La Panne s’est progressivement transformée en une station balnéaire pimpante et coquette et ce, grâce au talent des architectes Albert et Alexis Dumont et Georges Hobé. Quasi entièrement préservé, le Quartier Dumont, avec ses quelque 400 cottages admirablement ciselés, séduit toujours par son charme d’antan et invite à y flâner le nez en l’air.

Les habitants de Belgique ont sans doute entendu, pour la première fois, le nom de La Panne en 1831, le 17 juillet très exactement. Ce jour-là, le jeune prince allemand Léopold de Saxe-Cobourg-Gotha, le premier roi des Belges, arrive à Calais en provenance d’Angleterre. Une calèche le conduit à La Panne où il arrive à 11 heures. Accueilli par des parlementaires, il va prendre possession de son royaume flambant neuf. Une immense statue en bronze de Léopold Ier, ancrée à la plage, commémore cet événement historique.

Et avant ? Eh bien, avant, La Panne a mijoté pendant des siècles dans une cuvette de plus de 800 hectares de dunes immaculées, plages et bois, ce qui lui a valu le surnom de Sahara belge. A la fin du XVIIe siècle, les Autrichiens, propriétaires des dunes, voulaient y créer une station de pêche et ont prolongé, à cette fin, la route de Furnes jusqu’à la mer. Vers 1783, les commerçants de la prospère Furnes ont financé l’installation d’une poignée de pêcheurs à l’endroit de la future station. On a appelé ce tout premier hameau, composé de quelques maisonnettes dans les dunes et cinq ou six barques sur la grève, Sint-Jozefdorp. Au fil du temps, la pêche, essentiellement de la sardine, a pris de l’extension.  » A la fin du XIXe siècle, La Panne comptait une centaine de bateaux et était aussi importante qu’Ostende, note José Decoussemaeker, guide local. Il y a d’ailleurs eu un projet de port mais il a été définitivement abandonné en 1913, à cause des rivalités politiques.  »

Confisquées après la Révolution française, en 1793, les dunes ont été vendues aux enchères en 1828. Un certain Pierre Bortier, né à Dixmude, achète la quasi-totalité, soit 692 hectares. En 1835, Louis Ollevier, banquier et politicien à Furnes, acquiert le reste, plus de 100 hectares, pour en faire des terrains de chasse. Vers 1830, Pierre Bortier érige la première villa, grand pavillon à l’italienne avec parc tracé dans les dunes. A proximité de cette résidence, on ouvre un Pavillon des Bains, construction simple en bois avec buvette annexée. S’y donnent rendez-vous des  » touristes  » de la région de Furnes et une poignée de Britanniques qui débarquent à Calais pour se rendre à Ostende.

Pierre Bortier n’était pas un adepte du tourisme et a tout fait pour freiner son expansion. Grand propriétaire terrien, il s’intéressait davantage à la pêche, aux beautés de la nature et aux  » promenades émotionnantes sur ces plages isolées des bruits du monde, où l’horizon décrit sa courbe immense, ininterrompue jusqu’au point où sa ligne se brise sur la crête des dunes « , selon la jolie définition de Maurice et d’Armand Heins dans Le littoral belge de Knocke à La Panne. La splendeur de la nature de ce coin perdu attire les premiers artistes et écrivains. Pour préparer Bella Stock (sorti en 1861), Hendrik Conscience pataugeait dans les dunes de La Panne, comme s’il s’agissait de  » collines de sable volant « . Son roman décrit les moeurs des pêcheurs de la côte sur un ton tellement désuet qu’il n’est guère plus lisible aujourd’hui. En revanche, ses descriptions de la nature, justes et sensibles, sont toujours d’actualité.

Architectes en vogue

Le véritable démarrage touristique commence en 1892. Cette année-là, on aménage la Zeelaan. Cette grande avenue courbe qui descend vers la mer en contournant les dunes est la première phase d’exécution du plan d’urbanisation confié à Albert Dumont (1853- 1920). Il semblerait que ce soient les descendants du banquier Ollevier, et surtout son fils Pedro, qui aient fait appel à ce grand architecte de renom. Français d’origine, né à Neufchâteau dans une famille d’entrepreneurs, Albert Dumont apprend le métier sur le tas. Sans diplôme, il gagne le concours lancé par la commune Saint-Gilles à Bruxelles et conçoit l’impressionnant hôtel de ville de style néo-renaissance française qui trône toujours à la place Van Meenen.

Albert Dumont se passionne surtout pour l’architecture et l’urbanisme des bords de mer et le projet de la création de la station balnéaire à La Panne l’enchante. Il y travaillera avec Georges Hobé (1854-1936), un autre grand bâtisseur, originaire de Bruxelles et avec son fils Alexis, architecte diplômé. Le Quartier Dumont (le nom est toujours utilisé) comprend, pour commencer, une cinquantaine de villas de style cottage, concept importé d’Angleterre par Georges Hobé. Il s’agit de petites habitations rurales inspirées de vieilles fermes, recouvertes de toits de chaume.

Les cottages belges sont recouverts d’ardoises ou de tuiles. L’uniformité et la monotonie sont bannies. Les architectes signent des lignes tarabiscotées avec des saillies et des creux, des portiques ouverts et semi-ouverts, des loggias, des terrasses, des tours et des balcons. Chaque villa forme in fine un volume compliqué mais ravissant au coup d’oeil. On adapte les bâtiments au relief naturel de lotissement. D’où une multitude de galeries et d’escaliers extérieurs pour compenser les différences de niveau.

Certains propriétaires n’hésitent pas à implanter leurs pénates au sommet d’une dune (il y en a cinq au total) pour jouir d’une belle vue. C’est le cas de Jules Thiriar (1846-1913), une sommité de la médecine belge, grand chirurgien et médecin personnel du roi Léopold II. La villa Thiriar a été malheureusement détruite par un incendie dans les années 1970, mais les fondations ont été préservées et aménagées en un point de vue exceptionnel qui embrasse toute la ville.

La partie résidentielle du Quartier Dumont (environ 400 habitations) est parvenue jusqu’à nous dans un état quasi intact. Il en reste une succession de maisonnettes des années 1900-1930 qu’on admire avec ravissement. Prenez la villa Le Chalutier, construite en 1927 par la petite-fille d’Albert Dumont pour le peintre bruxellois Louis Van Den Eynde (1881-1966) qui est en cours de restauration. D’autres chefs-d’oeuvre s’égrènent : la double villa Les Eglantines-Les Argousiers (1-2, Koning Albertplein), conçue en 1900 par Georges Hobé, la villa Zonneweelde (18, Albert Dumontlaan), dessinée en 1913 par Albert Dumont et son fils Alexis ou l’ancien hôtel Central (95, Zeelaan), un bel exemple du style Art nouveau tardif (1927). Toutes valent le détour, la surprise et l’émerveillement. On a tardé à classer ces belles demeures, c’est fait depuis 1995.

La capitale de guerre

La digue (Zeedijk) s’anime également. Hôtels, pensions et maisons unifamiliales poussent comme des champignons, en épousant les tendances architecturales en vogue. La construction la plus fameuse est le célèbre Grand Hôtel de l’Océan, élevé en 1904, face à la mer. A la demande d’Albert Ier, il sera transformé en 1914 en hôpital de la Croix-Rouge, dirigé par le grand chirurgien Antoine Depage et placé sous l’aile protectrice de la reine Elisabeth.

Au début du XXe siècle, le succès touristique de La Panne est indéniable. L’apparition de chars à voile (inventés par André Dumont, fils d’Albert) sur la plage constitue une attraction supplémentaire. Pendant la guerre 14-18, La Panne devient la capitale de la partie de la Belgique non occupée par les Allemands et accueille la famille royale. C’est une station ravissante, pimpante et coquette. Alors, on se demande quelle mouche a piqué la célèbre romancière Edith Warton qui, pendant sa tournée d’inspection des hôpitaux (dont l’hôtel de l’Océan), a rédigé ces propos peu flatteurs sur la ville (cités par Yvan Dusosoit dans son guide Sur les pas des écrivains de la mer du Nord) :  » Tout au long de la mer, une interminable esplanade bordée de ces absurdes villas qui sont partout les mêmes […], en suivant l’esplanade on avait vite découvert que la ville était devenue une vraie citadelle, et que toutes ces villas de poupées derrière les grilles prétentieuses, affublées de noms puérils –  » La Mouette « ,  » Mon repos « ,  » Les Algues « , – n’étaient que des casernes « …

Après l’armistice, le titre de  » capitale de guerre  » a davantage contribué à l’épanouissement du tourisme. De nombreux soldats, soignés à l’hôpital L’Océan sont revenus en vacances après 1918. Les autres rallient la station balnéaire pour retrouver le souvenir de la famille royale. Le succès de La Panne n’a jamais faibli, mais progressivement, après la Seconde Guerre mondiale, son caractère mondain commence à disparaître. Tout comme s’effacent, petit à petit, les belles demeures sur la digue. Aujourd’hui, on peut les compter sur les doigts d’une seule main. Il reste donc cinq (et pas un de plus !) témoins de la Belle Epoque qui ont échappé à la voracité des pelleteuses. La Villa l’Escale (73, Zeedijk), érigée en 1923-1924 par l’architecte bruxellois Jean-Jules Eggericx, est le premier bâtiment Art déco en front de mer. Les quatre autres se situent un peu plus vers la gauche et sont plus anciens, de style cottage.

Les peintres de la mer

Originaire d’Ostende, François Musin (1820- 1888) immortalise à ses débuts la mer démontée et les ciels tourmentés. Puis il s’installe sur la plage de La Panne et peint les femmes de pêcheurs, des barques de pêche et des grands voiliers, son sujet favori. Le public raffole de ses compositions et l’oeuvre de Musin séduit même les têtes couronnées. L’une de ses nombreuses représentations de la plage de La Panne sera accrochée dans un des palais du shah de Perse !

En 1884, Louis Artan de Saint-Martin (1837-1890), peintre belge d’origine française, se fixe à La Panne. Il est avant tout le peintre de la mer et la mer du Nord le fascine. Il la nomme :  » cette farouche maîtresse qui ne gardait jamais la pose « . Artan installe son atelier à la plage, dans une cahutte sur pilotis et peint, inlassablement, la mer dans tous ses états, en y ajoutant parfois le clair de lune, un navire ou une averse. Il meurt à Nieuport dans un dénuement total. Alfred Verwée, le peintre qui a lancé Knokke (lire Le Vif/L’Express du 1er août), commence à batailler pour qu’on lui érige, à Oostduinkerke, un monument funéraire digne du grand artiste. L’architecte Victor Horta s’en charge, tandis que le portrait de Louis Artan, en médaillon, est du sculpteur Charles Van der Stappen.

Né à Namur en 1826, Antoine- Théodore t’Scharner découvre les plages de La Panne en 1880. C’est une révélation et il y trouvera l’essentiel de son inspiration jusqu’à la fin de ses jours. Le peintre décide de s’installer en permanence dans la région et acquiert une vaste demeure à Furnes tout en gardant un atelier à Bruxelles. Paul Delvaux fera de même un demi-siècle plus tard. t’Scharner meurt à Furnes le 30 octobre 1906.

Par Barbara Witkowska

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