Le règne du chacun pour soi, ou la solidarité trahie

Dérégulation, dumping social, austérité : l’Europe n’a pas attendu la crise de la dette pour suivre le modèle néolibéral et les  » lois du marché « . Au risque de perdre son âme.

En manque de souffle et de projets, comme en témoigne le dernier sommet de décembre, l’Europe fait peine à voir. Pas moins de 17 des 27 Etats membres se débattent dans les difficultés. Des pays comme l’Espagne et le Portugal voient leur niveau de vie s’effondrer. L’écart entre la Grèce et l’Allemagne devient abyssal. Tout le contraire de l’objectif européen, qui est de rapprocher des niveaux de vie parfois très disparates grâce aux fonds structurels.

Le modèle social européen ? En déroute. Les budgets sont victimes de coupes claires, alors que le travail se raréfie et que la pauvreté augmente. Pour l’eurodéputé belge Philippe Lamberts (Verts), issu du monde des affaires, le crime est signé :  » C’est la pensée unique ultralibérale qui domine la troïka [NDLR : FMI, Banque centrale européenne, Commission] et la majorité des gouvernements européens, dénonce-t-il. La crise de la dette n’aura été que le révélateur de cette tendance lourde.  » Il n’hésite pas à parler de trahison de l’idéal européen, pointant du doigt l’article 3 du traité sur l’UE, qui stipule que  » l’Union promeut la justice et la protection sociales « .

On est loin du compte, selon lui.  » Déréguler le marché du travail, réduire la protection sociale, imposer la modération aux bas salaires en se gardant bien de toucher aux rémunérations des banquiers, voilà ce qu’on retrouve dans les documents européens « , constate le parlementaire. L’Allemagne, érigée en exemple ? Il en rigole, tout en montrant un graphique :  » De 2005 à 2007, 2,2 % de pauvres en plus. C’est le prix payé pour la flexibilisation du marché du travail. Le pays le plus riche de l’Union compte aujourd’hui 20 % de pauvres. C’est cela, le miracle économique ? Faudra qu’on m’explique !  »

En panne de social, l’Union est également en déficit de démocratie. En mars 2012, le représentant de la Commission au sein de la troïka a exigé que la Grèce sabre dans les retraites pour apurer ses dettes.  » Qui lui a donné mandat ? Pourquoi les retraites ? interroge Lamberts. Ce sont des choix qui relèvent de la démocratie. Mais ils sont de plus en plus captés par des fonctionnaires qui ne rendent de comptes à personne.  » Ainsi, la dernière version de l' » Examen annuel de la croissance  » (Annual Growth Survey), rédigé par la Commission, recommande aux Etats membres d’abolir l’indexation automatique des salaires, de simplifier les procédures de licenciement et de  » s’affranchir plus facilement des conventions collectives « . Or ce document ne fait l’objet d’aucun contrôle parlementaire.

Trahison supplémentaire, la solidarité s’étiole. Comme en témoigne l’étripage autour du futur cadre budgétaire européen, chacun tire la couverture à soi. Y compris au sein même des Etats membres. En Belgique, en Allemagne, en Italie, c’est le même refrain : on ne veut pas payer pour les autres.  » Les technocrates nous disent : si on rend les riches plus riches, tout le monde en profite, relève Philippe Lamberts. C’est faux évidemment. Ils disent qu’il ne faut pas appauvrir les investisseurs. Mais qui investit vraiment dans l’économie réelle ? Une minorité. Par contre, ceux qui misent sur l’économie casino sont gagnants à tous les coups, puisque s’il y a des pertes, c’est le contribuable qui éponge.  »

Pourtant,  » les citoyens ne veulent pas d’une Europe au rabais, selon Viviane Reding, vice-présidente de la Commission. Ou nous allons vers plus d’Europe, ou le projet européen risque de se détricoter « . On est davantage dans la seconde option : la crise de la dette, loin d’agir comme une claque et de ramener l’Europe à ses textes fondateurs, ne fait que renforcer les logiques nationales, au détriment des politiques communes. C’est ainsi que Ryanair l’irlandaise peut continuer à narguer le fisc belge, tandis qu’une usine espagnole se réjouit de la fermeture de Ford Genk. Pour l’économiste Daniel Cohen, cité par Le Soir,  » c’est ça le drame : l’économie nous supplie d’aller vers plus d’intégration politique, mais la politique va vers le nationalisme, voire la xénophobie « .

C’est au milieu de ce marasme que le prix Nobel de la paix a été décerné à l’Union européenne. Moment mal choisi, alors que le chaudron social commence à bouillonner. Mais, paraît-il, c’est davantage l’Europe des pères fondateurs qui était célébrée, ceux-là même qui ont  » brisé le cycle sans fin de la violence « . Pour Elio Di Rupo,  » l’Europe actuelle ne mérite pas de lauriers « . En tout cas pas le Nobel d’Economie.

FRANÇOIS JANNE D’OTHÉE

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