Au départ d'une carte de la Marine allemande établie en 1918, nous avons esquissé en jaune, à titre indicatif, ce qu'aurait pu être l'Etat flamand rêvé par les activistes flamingants. © DR

Comment a germé une épuration ethnique flamingante contre le peuple wallon

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Un ethnocide francophone conçu contre la culture flamande ? Un élu CD&V a semé le trouble. Pourquoi pas une épuration ethnique flamingante contre le peuple wallon, tant qu’on y est ? Ce forfait-là a bel bien germé dans certains esprits…

Des excuses officielles pour la poignée de soldats belges, flamands qui plus est, fusillés  » pour l’exemple  » en 1914-1918, ne lui suffisent plus. Hendrik Bogaert, parlementaire CD&V, a brusquement relevé son niveau d’exigence : il réclame un mea culpa solennel de l’Etat belge pour  » l’ethnocide que le régime francophone belge a tenté de commettre au xixe siècle à l’égard de la culture flamande et de la langue néerlandaise.  » Rien que ça. La Belgique n’a pas que des crimes congolais sur la conscience et si elle devait se résoudre à demander pardon pour le  » génocide  » (sic) perpétré dans son ex-colonie, elle serait bien inspirée de se repentir dans la foulée pour tout le mal qu’elle a voulu faire subir à la Flandre.

Tout qui ne s’adapterait pas à l’impérialisme flamand aurait dû émigrer, de gré ou de force.

 » Ethnocide  » ou tentative d’éradication systématique de la culture et de la langue d’une autre communauté. L’accusation est grave, la charge frontale. Lancée il y a peu au Parlement à la face d’un Premier ministre (francophone) en affaires courantes, elle a laissé de marbre Charles Michel (MR). Aucune envie de sa part de se mêler d’une entreprise politiquement vouée à l’échec et historiquement boiteuse, encore que le dossier à charge ne soit pas entièrement vide.  » Les francophones ont effectivement snobé pendant plus d’un siècle la culture et l’identité flamandes « , observe l’historien Hervé Hasquin (ULB). Le profond mépris affiché envers le néerlandais aura d’ailleurs la vie dure. En témoigne ce compte rendu du Conseil des ministres réuni le 12 juillet 1919 et saisi du souhait du président de la Chambre de voir le Traité de paix fraîchement signé à Versailles traduit  » en langue flamande  » (sic) : Léon Delacroix, Premier ministre catholique,  » se demande s’il est bien nécessaire de faire cette dépense « …

Si  » forfait  » il y a eu, ses auteurs sont aisément identifiables :  » Ceux qui ont surtout pratiqué ce que Hendrik Bogaert qualifie improprement et avec excès d’ethnocide étaient des Flamands francisés issus de la bourgeoisie et de la noblesse, majoritaires dans les gouvernements catholiques au xixe siècle « , prolonge Hervé Hasquin. Un contentieux nettement flamando-flamand, en somme.

L’incident aura tourné court. Sauf que cette histoire vainement remuée par l’élu CD&V ne s’est pas arrêtée là. Et que la réelle sensation de subir jadis un  » ethnocide  » commis par les élites francophones a fini par susciter chez les plus exaltés des flamingants des envies d’épuration ethnique… L’historien-archiviste Luc Vandeweyer (1), spécialiste reconnu du mouvement flamand durant la Première Guerre mondiale, en a retrouvé les traces, occultées dans l’histoire du nationalisme flamand, sous la forme de plans ou d’appels à passer à l’acte.

Vouloir en arriver à de telles extrémités devait supposer une haine corse à l’égard de la Belgique unitaire, cette  » marâtre  » francophone. Au xixe siècle, les Flamands souffrent, non sans raison, d’être éternellement traités en Belges de second rang. Les flamingants n’en finissent pas de s’en offusquer et le Mouvement au sein duquel ils militent en conçoit une frustration grandissante. Wallons et/ou francophones ne perdent rien pour attendre. A la première occasion, la revanche sera à la hauteur des humiliations subies.

Un Etat flamand débarrassé des indésirables

Hendrik Bogaert (CD&V) : des excuses pour un
Hendrik Bogaert (CD&V) : des excuses pour un  » ethnocide  » contre la culture flamande.© BAS BOGAERTS/ID PHOTO AGENCY

L’opportunité se présente à l’été 1914, lorsque le voisin allemand s’empare de la Belgique et songe à la miner en faisant émerger une sous-nation flamande. Cette Flamenpolitik comble d’aise les plus radicaux de la cause flamande. Ils ne sont qu’une minorité, vite isolée et désapprouvée, à se ranger sous les baïonnettes de l’occupant mais ces  » activistes  » en attendent l’avènement d’un Etat à bâtir sur une Flandre purifiée des éléments qui la dénaturent. Ceux-là ont fait depuis longtemps de la question linguistique une affaire  » de lutte séculaire entre races germanique et latine « , note Luc Vandeweyer. Et les paris ont été pris dès avant la guerre : laquelle des deux races finirait par l’emporter en Belgique ? Au sein du Vlaamse beweging, on se convainc que la Flandre, notamment par sa natalité plus vigoureuse, finira par évincer ces Wallons moins pourvus en enfants et de culture latine inférieure. L’heure du dénouement semble venue.

La scission administrative entre la Flandre et la Wallonie, décrétée par l’occupant, ne peut se concevoir sans une épuration radicale de la fonction publique : plus aucun fonctionnaire wallon ne doit être admis à travailler dans un ministère flamand, plus question de tolérer davantage leur présence en Flandre ni à Bruxelles, sa capitale autoproclamée. Et pour tous ces réfugiés wallons que la guerre a chassés vers le nord du pays, pour ces citadins francophones venus s’abriter dans la campagne flamande, le tarif sera le même : buiten ! Stop à l’infiltration, bonjour les avis d’expulsion sur la base de listes dressées par les communes, recommandent les milieux activistes.

Se débarrasser des indésirables ne suffira pas à faire advenir un Etat flamand. Il lui faudra un statut solide, militairement, économiquement et ethniquement parlant ; des frontières sûres ; un espace vital digne de son futur rang, plus vaste que la Flandre qui gémissait sous le joug belge. Main basse sur Bruxelles, étant entendu qu’  » une île wallonne en terre flamande n’est pas pensable « . Main basse aussi sur de notables portions du sol wallon qu’il conviendra de flamandiser, au nord du Hainaut, en Brabant et même jusque Waterloo et son Lion retenu pour sa valeur symbolique. Comme les activistes sont aussi des gens prudents, ils entendent sécuriser la future Flandre indépendante en jetant leur dévolu sur une bande au nord de la province de Liège (Fourons, Aubel, Visé), afin d’assurer une liaison territoriale avec le grand frère allemand.

L’appétit de conquête vient en mangeant. La Flandre française, encore située derrière le front allié mais peuplée de gens restés fidèles au dialecte flamand, sera un autre morceau de choix. Son incorporation ne serait jamais qu’une  » désannexion « , la reprise de terres jadis confisquées par Louis XIV. Dans leurs rêves expansionnistes les plus fous, les flamingants radicaux caressent l’espoir de couronner la reconquista par la prise de la grande cité de Lille qui, se rengorgent-ils,  » ferait de la Flandre, pour la deuxième fois dans l’histoire, la plus grande puissance textile au monde « . Les activistes reportent sur la carte, en pointillé, juste en dessous de Boulogne, l’antique frontière linguistique du temps des Francs.

Le prêtre Cyriel Verschaeve, icône du nationalisme flamand, comptait sur l'occupant allemand en 1940-1945 pour jeter la Belgique en enfer.
Le prêtre Cyriel Verschaeve, icône du nationalisme flamand, comptait sur l’occupant allemand en 1940-1945 pour jeter la Belgique en enfer.© COLLECTION CEGESOMA – DO4 AGR

Wallonie, terre de colonisation agricole flamande

Wallons ou Français du nord, gare à ceux qui s’aviseront d’entraver l’édification de cet Etat flamand.  » Tout qui, linguistiquement et ethniquement, ne s’adapterait pas à cet impérialisme flamand ou refuserait de s’assimiler, devrait émigrer, de gré ou de force « , écrit Luc Vandeweyer. Le procédé à employer n’est pas dévoilé mais pour l’historien, le doute était peu permis :  » Envisager une épuration ethnique ne nécessite pas seulement un nationalisme radical, elle exige aussi une violence à grande échelle. Il faut pouvoir compter sur une armée ou des milices.  » Ce bras armé, les Allemands sont admirablement placés pour le mettre au service d’une Flandre grande et belle. Sauf que la marche triomphale de leurs armées se mue en défaite totale, en novembre 1918. Cruelle désillusion, l’Etat flamand est mort-né.

Partie remise. L’Allemagne se redresse en se jetant dans les bras du nazisme. Et le naturel revient au galop. Les flamingants les plus radicaux tombent sous le charme d’Adolf Hitler et de sa rhétorique du Lebensraum. Elle tombe à pic pour combler leur obsession démographique, relève Luc Vandeweyer. Au Vlaams Nationaal Verbond, le VNV de Staf De Clercq, on y croit dur comme fer :  » Le peuple wallon se suicide, la Wallonie se meurt et se dépeuple, et tout espoir de guérison est vain. La Flandre, elle, compte toujours plus de berceaux que de cercueils « . L’implacable logique du raisonnement ne demande qu’à être mise à l’épreuve.

A l’été 1940, c’est reparti comme en 14. Les nationalistes flamands s’acoquinent avec les nazis maîtres du pays, ressortent des cartons les plans d’un Etat flamand à édifier sur un sol décontaminé de tout sang étranger. Mais leurs dirigeants vont encore plus loin que leurs prédécesseurs de la Grande Guerre. Ils ambitionnent de vider rapidement de leurs habitants la Wallonie et le nord de la France jusqu’à la Somme, afin d’offrir maisons et fermes disponibles aux Flamands colonisateurs. Les expulsés iront refaire leur vie dans les départements méridionaux peu peuplés de France. Les Wallons seraient bien mal avisés de se plaindre :  » Il y a longtemps qu’ils ont choisi la France comme pays. Qu’ils y aillent ; il y a de la place, ils y trouveront leur salut. Les lieux ainsi vidés se libèreront pour nous selon les simples lois de la vie et de la mort, les deux vrais rois du monde « , pontifie Cyriel Verschaeve. Ce prêtre érigé en icône du nationalisme flamand voue aux enfers la Belgique,  » cet Etat artificiel qui maintenait sous sa coupe la force du sang flamand « .

Mais l’occupant ne se montre décidément pas à la hauteur. Comme en 14-18, il se dérobe, réfrène et déçoit les ardeurs flamingantes. Sous prétexte que la guerre n’est pas finie, que font défaut les moyens logistiques de déplacer avec ordre et méthode des populations entières, et parce qu’un Etat flamand ne figure tout simplement pas à son agenda. A deux reprises, la frilosité allemande aura contrarié les desseins des collabos flamands et évité un drame que Luc Vandeweyer croit pouvoir deviner :  » Les juifs et les tsiganes de Belgique ont été victimes d’épuration ethnique avec le concours et sous les applaudissements des collaborateurs nationalistes flamands. La menace qui pesait sur les Wallons et les Français du nord était réelle et aurait pu mener à une situation particulièrement dangereuse pour plusieurs millions de gens.  » Cela reste inexcusable.

(1) Etnische zuivering als politiek project in België, par Luc Vandeweyer, Cahiers d’histoire du temps présent, 1998.

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