Et du chaos vint la clarté.

Où, quand et comment sont nées les loges ? Avec quels rituels empruntés à quelles sociétés secrètes ? Après avoir produit La Clef écossaise, un documentaire à succès, deux chercheurs belges proposent un livre au titre identique. Un coup de balai salutaire dans le grand bazar des origines confuses de la franc-maçonnerie.

Londres, le 24 juin 1717. Ce soir-là, au pub The Goose and the Gridiron ( » L’Oie et le gril « ), quatre groupes d’hommes décident de réunir leurs loges respectives en une Grande Loge d’ Angleterre. Selon la tradition, cet événement est une  » première « , rien moins que l’épisode fondateur de la franc-maçonnerie moderne. Et pourtant, tout bien pesé, plusieurs éléments clochent. Une énigme demeure : qu’y avait-il avant ces quatre loges-là ? Et d’où venaient leurs membres ? Ces notables qui les composent seraient-ils les héritiers des loges de maçons opératifs du Moyen Age – les constructeurs de cathédrales – qui leur auraient légué leurs rituels ? Peu probable. A Londres, au xviiie siècle, les loges opératives ont disparu depuis longtemps : il y a belle lurette qu’ on ne construit plus de bâtiments en pierre. De sorte que, si le  » moment anglais  » est une étape essentielle de la constitution de la franc-maçonnerie actuelle, le secret de la compréhension de ses origines réside ailleursà

Après avoir produit, l’an dernier, un documentaire télévisé dont les entretiens et les images superbes ont rencontré un succès international mérité, les Belges François De Smet et Tristan Bourlard viennent de fixer les traits saillants de leur vision particulière du  » déroulé  » maçonnique dans un ouvrage de vulgarisation. Comme le film, il s’intitule La Clef écossaise. Pour la faire tourner, ses auteurs invitent le lecteur à oser un double bond, dans l’espace et le temps. Direction l’Ecosse, à la fin du Moyen Age. Selon eux, c’est là, dans les rangs des tailleurs de pierre,qu’ auraient été jetées les bases de ce qui deviendra, après moult soubresauts et hasards de l’Histoire, la franc-maçonnerie moderne. Contestée par les Anglais, qui persistent à revendiquer la création de la maçonnerie, l’enquête de De Smet et Bourlard, bien étayée, a eu le don d’irriter aussi bon nombre de maçons, encore enclins à faire la part trop belle, en matière de filiations, aux fables, aux mythes et aux légendes. Aux maçons qui ont longtemps gardé (jalousement ?) la mainmise sur leur propre histoire maçonnique, aux intellectuels profanes qui, face au fouillis de spéculations farfelues, se sont volontairement tenus éloignés d’un sujet jugé peu crédible, les auteurs dament le pion. Qu’un philosophe écrivain (par ailleurs fonctionnaire dans une administration publique) et un réalisateur de films se jettent à l’eau, en recueillant méthodiquement les témoignages inédits des plus éminents spécialistes de la question, est un pari louable et courageux. Et une quête sans doute inachevée. Car rien ne dit que la piste écossaise conduise à une vérité définitiveà

Le Vif/L’Express : La quête des origines de la franc-maçonnerie est assez récente, non ?

> François De Smet : Pas tant. Les Anglais ont mené des recherches sérieuses au début du xxe siècle. Mais ce sont les travaux d’un historien écossais, David Stevenson, qui ont poussé les spécialistes à y regarder de plus près, il y a une vingtaine d’ années. Stevenson, qui n’était pas maçon, a démontré que des pratiques maçonniques se déroulaient en Ecosse bien avant celles d’Angleterre.

Ça n’a pas dû plaire aux Anglaisà

>Eh non ! Anglais et Ecossais se disputent toujours la paternité de la franc-maçonnerie. Parce que nous la leur attribuons clairement, les Ecossais ont d’ ailleurs apprécié notre livre. Les Anglaisà beaucoup moins !

Vous brisez toute une série de mythes : les Rose-Croix, les alchimistes, les chasseurs du Graal n’ont rien à voir avec les sources authentiques de la maçonnerie.

>En fermant ces portes, on a effectivement fait voler en éclats une série d’images d’Epinal, tout ce  » magasin pittoresque « . Ça a chagriné pas mal de maçons. Certains nous ont demandé si,  » vraiment, on ne pouvait pas remettre un peu de Templiers dans l’histoire « . On a eu l’impression de casser un peu leur jouetà

Pourquoi beaucoup de frères et s£urs ne se donnent-ils pas la peine de chercher les véritables origines de leur société initiatique ?

>Certains sont tentés par une certaine paresse, par un certain confort. C’est valorisant de rester dans le flou : ça permet d’imaginer, de revendiquer n’importe quoi. Beaucoup d’autres maçons entrent en loge simplement sans se poser la questionà

A leur décharge, cela reste un puzzle historique d’une rare complexité !

>C’est une matière très dure à appréhender. Dans un milieu qui, en outre, ne s’ouvre pas volontiersà TristanBourlard et moi sommes allés plusieurs fois au Royaume-Uni. Au début, on ne savait pas très bien par quel bout prendre ce sujet, jugé par ailleurs assez inclassable : s’agit-il de sociologie, d’anthropologie, d’histoire des religions, d’ésotéris-me ?

Quelle fut la principale difficulté, justement, une fois ôtée l’épaisse couche d’énigmatiques ancêtres supposés ?

>Mettre de la structure dans un sac de n£uds en apparence inextricable. Trouver une manière rationnelle de raconter l’histoire de la maçonnerie. Même si nous n’étions pas dans un récit fabuleux à la Dan Brown, le fait de rencontrer des groupes sociaux qui fonctionnent pareillement depuis des siècles – alors que la société change ! – et qui répondent au double besoin humain de sociabilité et de spiritualité reste assez fascinant.

Au final, qu’avez-vous découvert de capital ?

>Le  » scoop  » du livre et du film, c’est d’ avoir mis en évidence ce qui s’est passé en Ecosse, à la fin du xvie siècle, lorsque le roi Jacques VI confie à un profane, William Schaw, la mission de réorganiser le secteur du bâtiment. Cet  » accident de l’histoire  » est essentiel. En structurant les loges de maçons de pierre, jusque-là très désordonnées, Schaw va les hiérarchiser et, surtout, formaliser leurs rituels.

De quoi y attirer des curieuxà

>Oui. La réforme des loges écossaises,  » bidules  » un peu originaux qui véhiculent des notions de fraternité et d’égalité, fait mouche. Intéressés, des gens étrangers au métier, comme les Gentlemen Masons (ces gentilshommes nobles, qui commanditent travaux et chantiers) vont vouloir y pointer le nez.

Et puisà

>Et puis, on a un vrai problème. Il y a un  » gap  » inexpliqué entre le développement des loges écossaises et l’apparition de la Grande Loge d’ Angleterre, en 1717. Certains des Gentlemen Masons écossais sont des aventuriers : ils peuvent s’être retrouvés à Londres, et y avoir semé des  » spores  » maçonniques. On trouve en effet, en Angleterre, des traces de divers clubs qui ressemblent à des loges maçonniques. Mais rien de déterminant avant 1717. De sorte qu’il reste un creux d’une centaine d’ années. Et là, on est obligé de spéculerà

Donc, il reste des mystères ?

>Oui. Et nous ne sommes pas sûrs d’avoir fait le tour de la question. D’ autant que certains nous affirment désormais qu’il faut nous rendre en Irlande, où serait née une franc-maçonnerie bien antérieure à l’écossaiseà

PROPOS RECUEILLIS pAR VALÉRIE COLIN

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