Tunisie  » Printemps  » frileux dans la police

Symbole honni du régime de Ben Ali, les forces de l’ordre tentent de se réformer. Mais, deux ans après le déclenchement de la révolution, les vieilles pratiques ont la vie dure…

Tous disent vouloir une  » police républicaine  » et ne servir  » que le drapeau « . Les policiers tunisiens jurent qu’ils ont compris la leçon de la révolution, qui fut d’abord une révolte contre des forces de sécurité arbitraires, au service du clan Ben Ali. Mais, deux ans après que la foule a scandé  » Dégage  » devant ses portes, le ministère de l’Intérieur, installé dans une lourde bâtisse grise au coeur de la capitale, peine à bouger. Tandis que les manifestations contre le gouvernement se multiplient et que monte la grogne sociale – contre les coupures d’eau, les résultats  » truqués  » des concours de la fonction publique ou les arrestations jugées abusives – l’autorité de l’Etat est mise à l’épreuve et ses représentants sont pris pour cible. Parmi ceux-ci, les policiers, souvent, ne veulent plus, ou n’osent plus, intervenir. Résultat : les citoyens se plaignent de l’insécurité et de la passivité des forces de l’ordre qui  » ne travaillent plus « .

 » Une grande partie de la population reste hostile aux forces de police, auxquelles elle reproche à la fois les abus d’hier et le vide sécuritaire d’aujourd’hui « , analyse Michaël Béchir Ayari, politologue à l’International Crisis Group, dans un rapport publié en mai 2012.

Après la révolution, les policiers, afin qu’ils soient mieux acceptés, ont été rapatriés dans leur région ou leur ville d’origine. Le ministère a embauché 6 500 jeunes, formés au pas de charge, pour grossir les effectifs, aujourd’hui estimés à 50 000.  » Sous Ben Ali, les gens croyaient qu’on était 100 000 ou plus. Même nous, on le croyait !  » sourit Chokri Hamada, porte-parole d’un des syndicats créés après la révolution. Le régime entretenait l’illusion d’un appareil tout-puissant.

 » A l’époque, on avait un pouvoir, confie un agent de la garde nationale. Les gens avaient peur de nous.  » Ce matin du 30 octobre, à Douar Hicher, un quartier populaire de la banlieue de Tunis, lui et ses collègues ont retiré leur uniforme : ils sont à bout. Quelques jours plus tôt, leur commandant a eu le crâne fracturé alors qu’il tentait de calmer des bagarres entre salafistes et marchands d’alcool au noir. Quand les agents ont arrêté quelques salafistes, ceux-ci ont attaqué l’un des postes du quartier en représailles : les policiers ont ouvert le feu et tué deux jeunes, provoquant une nuit d’émeutes.

 » Le ministère de l’Intérieur reste une boîte noire  »

Ce matin-là, au poste, l’ambiance tangue entre colère et peur des salafistes.  » Nous n’avons pas d’extincteurs, confie un agent. Il n’y a pas d’issue de secours. Nous manquons aussi de lacrymogènes. Au point qu’il nous arrive de jeter des cailloux aux manifestants !  » Quand ça chauffe vraiment, ils sortent les fusils qui servent d’ordinaire à l’abattage des chiens errants, comme récemment dans la petite ville de Siliana. Les armes de service, elles, restent dans les étuis.  » On a peur que la justice nous rattrape « , explique l’agent. Pendant la révolution,  » les policiers n’ont fait que se défendre, et ils se retrouvent en prison « , abonde un collègue. Une trentaine de cadres de la police ont été condamnés pour la répression exercée pendant la révolution, sans que les responsabilités aient été clairement établies. Or les policiers estiment, quant à eux, avoir travaillé dans les règles, en suivant la loi n° 69-4, réglementant les manifestations, qui organise une riposte graduée. Du coup,  » l’appareil sécuritaire n’a plus confiance « , explique Montassar Matri, un syndicaliste. Le ministre de l’Intérieur, Ali Larayedh, a fort à faire pour réformer un système dont il a lui-même été victime. Emprisonné pendant quatorze ans, dont dix à l’isolement, il a été torturé au sein même du ministère qu’aujourd’hui il dirige. Loué à ses débuts pour sa stature d' » homme d’Etat « , il a perdu de son crédit au fil des fiascos : une manifestation de l’opposition dispersée à Tunis le 9 avril, l’assaut de l’ambassade américaine le 14 septembre et les affrontements de Siliana.

 » Le ministère de l’Intérieur reste une boîte noire « , commente Zouhour Krarsi, du Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT), une organisation de défense des droits de l’homme. Aucune réforme d’ampleur n’a eu lieu. La Direction de la sûreté de l’Etat (DSE), qui passait pour le principal organe de police politique, a été dissoute, certes, en mars 2011. Mais les archives n’ont pas été ouvertes. Personne ne sait même ce qui s’y trouvait, ce qui en a été fait.

Une quarantaine de cadres ont été mis à la retraite d’office, mais les réformes sont d’autant plus difficiles à imposer, souligne Zouhour Krarsi, que le ministère  » fonctionne par clans « .  » Tel directeur a 5 000 hommes derrière lui, tel autre, 2 000. Il suffit de toucher à l’un d’eux pour déstabiliser l’appareil.  » Ali Larayedh en a fait l’amère expérience. Deux semaines après son arrivée, il a évincé un symbole : Moncef Laajimi, promu chef des brigades d’ordre public (BOP) en juin 2011 alors qu’il était poursuivi par la justice pour la lourde répression exercée à Kasserine avant la chute du dictateur. Aussitôt, les  » BOP  » ont déserté leurs postes. Et, quelques jours plus tard, une vidéo fabriquée par le régime dans les années 1990 pour salir Ali Larayedh (une scène de fornication, un classique sous Ben Ali) a resurgi sur les réseaux sociaux. Pendant plusieurs mois, le ministre n’est plus intervenu. Il a finalement muté en août Taoufik Dimassi, directeur de la Sûreté publique, puis évincé en octobre Nabil Abid, directeur de la Sûreté nationale. Proche de l’opposition laïque, le n° 2 de l’Intérieur passait pour en être le véritable maître.

Dans les postes, abus et tortures perdurent

Les responsables de la formation et du recrutement des nouveaux policiers assurent que les choses ont changé, que les nouvelles recrues apprennent à faire des sommations, à négocier et à respecter les droits de l’homme. Dans les rues, la gestion des attroupements s’est en effet professionnalisée. Elle n’en reste pas moins encore très violente, parfois. Et, dans les postes, abus et tortures perdurent.  » Mais ce n’est plus une politique d’Etat « , nuance Zouhour Krarsi. Surtout, une partie de la société civile s’efforce de faire bouger les choses. Tabassé lors d’une manif en mai 2011, le blogueur Bassem Bouguerra a créé une association, Tunisian Police Reform, afin d' » aider les victimes d’abus dans leurs démarches et [de] sensibiliser les citoyens à leurs droits « . Selon un sondage réalisé par l’association, 81 % des victimes de violences policières ne portent pas plainte.

DE NOTRE CORRESPONDANTE ELODIE AUFFRAY

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