L’oeuvre au noir de Kierkegaard

Il y a deux cents ans naissait le Socrate danois, qui remit l’existence au coeur de la philosophie. La suite de l’édition intégrale de ses Journaux et cahiers offre une plongée vertigineuse dans sa pensée.

S a philosophie parle d’amour, sa vie, de tristesse et de solitude. Platon est rond. Kant est carré. Tout chez Kierkegaard est de quinconce. Etrange penseur mélancolique, sans chaire et sans disciple, dédaigneux de la foule et des honneurs, ne goûtant que les virées en calèche à travers le Jutland et l’écoute de Don Giovanni au Théâtre royal de Copenhague. Dandy religieux ? Héros de l’authenticité ? Apôtre caché ? Au siècle suivant, Sartre, Jaspers ou Wittgenstein admireront son absolue singularité et son analyse révolutionnaire de ce que signifie  » exister « . Dieu est, l’arbre est, mais l’homme existe, c’est-à-dire qu’il excède toujours ce qu’il est, faisant voler en éclats les systèmes philosophiques. Ironique comme Socrate, mordant comme Diogène, Kierkegaard introduit un style nouveau en philosophie : un discours non savant où le locuteur s’engage personnellement dans ce qu’il dit, condition d’une communication existentielle véritable.

L’oeuvre qu’il laisse est immense : en français, 20 volumes aux éditions de l’Orante, auxquels s’ajoute la masse des écrits retrouvés après sa mort, journaux et cahiers de notes. De ces volumineux journaux, Gallimard avait proposé une sélection en cinq volumes entre 1941 et 1961, dans une traduction et un découpage qui avaient suscité les pleurs et les râles des spécialistes. Surtout, il y avait méprise sur ce que l’on avait trop vite appelé Journal, au singulier. Certains tiennent journal pour la postérité (Green, Gide), alternant aphorismes aux petits oignons et aveux en forme de mignardises pour le thé.

Un théâtre de la liberté où il explore ce qu’il aurait pu être

D’autres écrivent à la chandelle par nécessité intérieure : mettre au propre le brouillon de soi. Les Journaux de Kierkegaard appartiennent à la seconde catégorie. OEuvre au noir, ils ne regardent personne, car ils sont d’abord un exercice intellectuel, éthique et poétique, pour se comprendre soi-même. S’appuyant sur la nouvelle édition dirigée par le Centre de recherche Søren Kierkegaard de Copenhague, plus proche de l’inventaire original, Jacques Lafarge, déjà éditeur des 20 volumes de l’Orante, s’est lancé dans l’entreprise folle d’offrir au lecteur francophone l’intégralité de ce voyage dans une âme géniale et malheureuse.

Après un premier volume, paru en 2007, un deuxième couvre la période la plus productive du philosophe : 1839-1846, marquée par la publication de ses livres les plus célèbres (Crainte et tremblement, La Répétition, etc.), mais surtout par deux cataclysmes intérieurs mystérieusement liés : la mort du père et la rupture des fiançailles. De quel tourment souffrait donc le jeune homme pour rompre brutalement avec la femme qu’il aimait ? Nul ne le sait, mais le journal indique que le mariage aurait contraint le marié à dire l’innommable à l’aimée :  » J’aurais dû l’initier à de terribles secrets, mon rapport à mon père, sa mélancolie, la nuit éternelle qui couve tout au fond de moi.  » Chaque siècle a son sanglot immortel : le XXe eut le journal de Kafka, le XIXe celui de Kierkegaard.

Ce père tombal, qui semblait porter le poids d’une faute ancienne, laissa à son fils sa fortune et sa mélancolie – deux conditions favorables à l’activité d’écrivain. Car la mélancolie est la plus efficace des muses : elle pèse sur l’âme pour la faire descendre au fond d’elle-même, sans lui retirer sa souplesse et sa lucidité. D’où la richesse de ces Journaux, théâtre de la liberté, où l’auteur explore ce qu’il pourrait ou aurait pu être : un père, un débauché, un pasteur, un acteur. Plusieurs fragments gardent d’ailleurs un statut incertain, entre réalité et fiction, laissant libre cours aux supputations des biographes. Ainsi de l’homme respectable poursuivi par un écart de jeunesse :  » Alors l’angoisse se réveille.  » Vertige du possible qui donne à ces écrits une valeur universelle, comme si Kierkegaard parlait de chacun de nous en ne parlant que de lui. Les chants désespérés ne sont pas forcément les plus beaux, mais ils sont les plus vrais.

Journaux et cahiers de notes (t. 2). Journaux EE-KK, par Søren Kierkegaard. Trad. du danois par E.-M. Jacquet-Tisseau, F. Fleinert-Jensen et J. Lafarge, Fayard-L’Orante, 2013, 561 p.

Par Philippe Chevallier

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