Comment Tintin est devenu américain

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

De l’action, des cascades, de l’humour : Le Secret de la Licorne, réalisé en 3D par Steven Spielberg, devrait conquérir une nouvelle génération de fans. Soucieux de rentabiliser leur investissement, les producteurs ont lancé une machine de guerre sur le front des produits dérivés et des campagnes de pub. Une offensive qui marque la fin du contrôle absolu de Moulinsart sur le  » business Tintin « .

Comme dirait Tintin :  » Mon vieux Milou, en route pour de nouvelles aventures !  » Et quelles aventures ! Le 26 octobre sort en salles The Adventures of Tintin : Secret of the Unicorn, film-événement de l’année. Enjeu du projet cinématographique et commercial : faire entrer le petit reporter dans le cercle très fermé des superheroes, voie royale pour lui assurer une place sur le marché américain. Cette perspective fait depuis longtemps rêver les héritiers de l’£uvre d’Hergé et Casterman, l’éditeur des albums de Tintin. Ils doivent toutefois compter avec les sociétés de production et de distribution du film. Le réalisateur Steven Spielberg, les producteurs Peter Jackson et Kathleen Kennedy, les sociétés Sony Pictures (distribution en Belgique, en France…) et Paramount (Etats-Unis/Canada) gardent la haute main sur tout ce qui entoure le film afin de rentabiliser leur investissement, soit 135 millions de dollars pour le premier opus.

Lancée depuis des mois, la grande offensive internationale sur le front des produits dérivés, des déclinaisons éditoriales et des campagnes de pub n’en est qu’à ces débuts (lire l’encadré p. 37  » Tintin hamburgerisé « ). Une machine de guerre américaine sur laquelle Nick Rodwell et sa femme, Fanny Vlamynck – seconde épouse et héritière d’Hergé -, seuls décisionnaires jusqu’ici en matière de  » produits Tintin « , n’ont quasiment aucune prise. Le très autoritaire et controversé patron de Moulinsart SA et de la Fondation Hergé doit se contenter de la gestion du merchandising classique : vêtements, affiches, agendas, statuettes et autres objets liés à l’univers d’Hergé, mais aussi les ouvrages des éditions Moulinsart et les partenariats – 10 % du chiffre d’affaires -, notamment la collaboration avec les éditions Atlas (livres, figurines, voitures Tintin).

Le contrôle des produits dérivés

En revanche, tous les produits dérivés du film, les déclinaisons  » papier  » et les publicités Tintin qui envahissent en ce moment l’espace public et les écrans de télé (lire p. 40) échappent au contrôle de Rodwell. L’homme d’affaires britannique a, en effet, vendu à Spielberg les droits d’adaptation de Tintin. Le montant de la transaction est  » 100 % confidentiel « , a répondu le patron de Moulinsart à ceux qui, en 2009, voulaient en savoir plus sur les conditions du contrat (le magazine Capital a mentionné la somme de 1 à 2 millions d’euros, non confirmée par l’intéressé).

Rodwell n’est pas intervenu sur le tournage du film, mais détenait, en principe, un droit de regard sur le scénario et le respect de l’£uvre d’Hergé.  » Toutefois, Nick Rodwell s’est bercé d’illusions sur sa capacité à rester au centre du jeu en matière de droits dérivés du film, estime l’écrivain et scénariste Benoît Peeters, auteur de Hergé fils de Tintin. Les Américains ne le consultent pas forcément chaque fois qu’ils prennent une décision dans ce domaine. On dit qu’il aurait tenté de se mêler du contenu de certaines campagnes publicitaires, mais sans résultat.  »

Les coudées franches pour le merchandising du film

 » Moulinsart avait tout intérêt à ce que le projet de Spielberg et Jackson se fasse, mais il est vrai que les deux cinéastes et les autres producteurs du film ont les coudées franches pour le merchandising à grande échelle, confirme le journaliste tintinophile Hugues Dayez, auteur de Tintin et les héritiers. Rodwell a, certes, été crédité du titre de « producteur exécutif » du film, mais, outre-Atlantique, cela veut tout dire ou ne signifie rien en termes de pouvoir. Le patron de Moulinsart a, face à lui, une association de géants de la production !  »

L’homme qui exerçait, depuis près de vingt ans, un contrôle absolu sur le business Tintin vivrait mal, glissent certains habitués de Moulinsart, le fait de se retrouver ainsi sur la touche. Du coup, ajoutent-ils, les auteurs de livres sur Tintin et tous ceux qui s’adressent à la Fondation Hergé pour obtenir la permission de reproduire des vignettes trouvent plus que jamais porte close.  » On ne répond même plus à leurs demandes « , glisse l’une de nos sources. Même attitude fermée de Rodwell à l’égard des médias :  » Depuis deux ans, nous ne parlons pas aux journalistes… et tout va bien ! « , proclame-t-il dans Télérama (28 septembre 2011).

Ces dernières années, Rodwell s’est mis à dos la plupart des biographes d’Hergé et des admirateurs de son £uvre. Des tintinologues réputés (Albert Algoud, Benoît Peeters, Pierre Sterckx…) ont été placés sur la liste noire de Moulinsart ; Bob Garcia, un auteur qui a pastiché Tintin, a été condamné à 50 000 euros d’amende ; en 2009, Rodwell a ouvert un blog dans lequel il réglait ses comptes à coups d’insultes et d’attaques personnelles… Plus récemment, l’homme d’affaires a fait le vide autour de lui, tandis que le musée Hergé de Louvain-la-Neuve peine toujours à décoller deux ans et demi après son inauguration (sur le départ du directeur du musée et l’éviction récente d’autres collaborateurs de Rodwell, lire en p. 42).

Les relations Moulinsart-Casterman

Pas d’éclaircie non plus dans la  » guéguerre  » que se livrent depuis plus d’une décennie la société Moulinsart et Casterman, qui a les droits d’exploitation des albums, donc celui de les faire traduire dans n’importe quelle langue et de contracter avec des éditeurs locaux.  » En ce moment, chacun travaille de son côté, admet-on chez l’éditeur. Rodwell a vendu les droits d’adaptation et n’a plus grand-chose à dire. Nous, nous sommes en première ligne pour la diffusion des albums tirés du film. Nous avons rarement eu l’occasion de communiquer autant sur Tintin et de rappeler que nous sommes l’éditeur historique des albums  » (voir l’interview de Simon Casterman p. 39).

De son côté, Rodwell reproche depuis longtemps à Casterman de ne pas défendre avec suffisamment d’énergie le  » catalogue Hergé  » et de ne pas avoir mis sur pied une structure internationale pour l’exploiter. Il y a deux ans, le patron de Moulinsart estimait qu’il était  » impossible de travailler avec Casterman  » et menaçait de saisir les tribunaux. Près de 20 % du chiffre d’affaires total de Casterman, maison devenue franco-italienne (elle appartient à Flammarion, société contrôlée par Rizzoli) concerne l’£uvre d’Hergé, soit entre 6 et 7,5 millions d’euros.

Rodwell mène Tintin à Hollywood C’est pourtant le même Rodwell qui, en 2003, a mené Tintin à Hollywood et a laissé carte blanche à Spielberg pour l’adaptation de l’£uvre d’Hergé. Objectif de l’homme d’affaires : sortir le petit reporter de son ghetto européen et lui permettre, grâce à une superproduction signée par le maître des mises en scène chirurgicales et rythmées, de percer enfin outre-Atlantique, voire en Asie. Il s’agit aussi, admet-on volontiers à Moulinsart et chez l’éditeur Casterman, de conquérir, en pays francophones en particulier, un nouveau jeune public, plus attiré jusqu’ici par les histoires de Titeuf, de Cédric ou de l’élève Ducobu que par celles de Tintin.

Deux poids lourds du septième art, Spielberg ( E.T., Jurassic Park) et Jackson ( Le Seigneur des anneaux), se sont donc attelés à porter l’£uvre d’Hergé au grand écran, le premier en tant que réalisateur, le second comme producteur et responsable des effets spéciaux. Ni dessin animé ni long-métrage traditionnel, le film utilise la voie hybride de la performance capture utilisée dans Avatar, le film de James Cameron : des mouvements réels d’acteurs sont captés puis reproduits dans un univers d’images de synthèse. Inspirée des albums Le Crabe aux pinces d’or et Le Secret de la Licorne, avec quelques emprunts au Trésor de Rackham le Rouge, la superproduction en 3D n’a pas déçu la critique : film d’action rythmé, non dénué d’humour (Nick Frost et Simon Pegg en Dupond et Dupont), pas trop politiquement correct (le capitaine Haddock – Andy Serkis – n’est pas privé de sa bouteille de whisky), avec des cascades dignes d’Indiana Jones et un vrai méchant (le personnage de Sakharine, joué par Daniel Craig), il devrait séduire une nouvelle génération de fans peu touchée jusqu’ici par le  » phénomène Tintin « .

Spielberg fait monter la pression

Si le succès planétaire est au rendez-vous, deux autres films tirés des aventures de Tintin devraient être réalisés. Dans l’immédiat, Spielberg et son équipe débarquent à Bruxelles (ce 22 octobre) pour assurer la promotion du film. Ce tonnerre de Brest médiatique place la capitale belge, pendant une petite journée (lire l’encadré Bruxelles-Paris : premières mondiales), sous les feux de l’actualité cinématographique. C’est l’un des temps forts d’une campagne marketing de longue haleine destinée à mettre Tintin sur orbite. Voilà des mois que Spielberg et Jackson font monter la pression, à coups d’entretiens  » exclusifs  » et de visuels distillés au compte-gouttes.

En novembre 2010, le magazine Empire publie deux photos de l’adaptation au cinéma des aventures. A la mi-mai 2011, les premières images animées sont enfin disponibles. Jackson justifie alors le choix technologique du motion capture :  » Un live action [NDLR : film sans recours au dessin animé] nous aurait conduit à sélectionner des acteurs ressemblant aux héros. Mais même ainsi, le film n’aurait pas été fidèle au dessin d’Hergé. Avec le motion capture, on peut donner vie au monde du dessinateur, garder les visages stylisés, le style artistique d’Hergé, tout en le rendant photo-réaliste.  » Le tournage a débuté en 2009, mais un an plus tôt, à Cannes, Spielberg avait déjà annoncé la couleur :  » Tintin, c’est mon grand défi à venir. Lors de l’enterrement d’Hergé, en 1983, j’avais parlé à sa veuve, Fanny, l’assurant que je voulais vraiment adapter les aventures de Tintin sur grand écran, mais que je respecterais l’£uvre de son mari.  »

 » Etre au cinéma pour survivre « 

Hergé a laissé Tintin en fâcheuse posture dans l’album inachevé L’Alph-Art : prisonnier du mage Endaddine Akass, alias l’infâme Rastapopoulos, le héros était menacé de finir en statue, façon César. Le dessinateur ne voulait pas qu’après sa mort, sa créature connaisse de nouvelles aventures. Ses héritiers ont respecté sa volonté. Mais comment éviter une érosion de la notoriété de Tintin et des ventes liées à son univers, même si Casterman écoule encore près de deux millions d’albums par an, dont un million en langue française ? Sans le lancement, par les éditions Atlas, de l’opération  » En voiture Tintin « , suivie de la commercialisation des DVD des dessins animés Tintin avec le même partenaire, Moulinsart SA, qui enregistrait des pertes financières au début des années 2000, n’aurait pu redresser la barre à partir de 2003. Ces dernières années, le chiffre d’affaires de la société qui gère les droits dérivés tourne autour de 16 millions d’euros.

Toutefois, une véritable relance du business Tintin devait forcément passer, selon Rodwell, par une adaptation pour le grand écran. Mieux : par un blockbuster suivi, si possible, d’autres épisodes cinématographiques à succès.  » Je suis allé à Hollywood huit fois en dix mois parce que j’ai compris qu’il faut être absolument à la télé ou au cinéma pour survivre « , estimait-il en avril 2009 dans Trends-Tendances. Mais les négociations avec Spielberg, ses avocats et les majors américaines (Universal, Warner, puis Paramount…), menées un temps par Nick et son frère, n’ont, d’après plusieurs sources, pas été de tout repos. Rodwell évoquait, en avril 2003, dans une interview à la Tribune de Bruxelles, les  » petites phrases entre avocats  » lors de ses nombreux voyages à Los Angeles :  » Lorsque je suis arrivé là-bas, j’étais au niveau 0. Zéro expérience. J’ai alors lu énormément, j’ai rencontré beaucoup de gens. Mais on n’est jamais sûr de faire un bon deal ou d’être, au contraire, roulé dans la farine.  »

OLIVIER ROGEAU

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