De passage à Djeddah, le 18 septembre, le secrétaire d'Etat américain Mike Pompeo (à g.) plaide désormais pour une " issue pacifique ". © M. NGAN/POOL AFP

La vulnérabilité de la monarchie saoudienne

Le Vif

Un colosse aux pieds d’argile, assis sur un tas d’or, tiraillé entre ses rêves de puissance et la peur que lui inspire l’Iran chiite, rival exécré… Les attaques lancées le 14 septembre sur le champ pétrolier de Khurais et l’usine d’Abqaiq, deux des fleurons de la société d’Etat Aramco, jettent une lumière crue sur les failles et les faiblesses de l’Arabie saoudite. Et pas seulement parce que l’assaut combiné – drones et missiles de croisière – aura un temps amputé de moitié la production du premier exportateur mondial, embrasant les cours du brut.

Ses souverains sont pleins aux as, mais le royaume est nu, ou peu s’en faut. En dépit des centaines de milliards de dollars engloutis dans l’achat d’équipements militaires dernier cri, made in USA pour l’essentiel, la défense antiaérienne saoudienne n’a ni enrayé ni même détecté la salve dévastatrice. D’autant qu’elle focalise ses radars sur le Yémen, théâtre depuis 2015 d’une insurrection que Riyad, à la tête d’une coalition sunnite, peine à mater, quitte à dégarnir son flanc oriental.

Imputée à Téhéran, usual suspect tout à fait crédible, l’agression met en évidence la vulnérabilité des infrastructures de la monarchie wahhabite. Si la dispersion des puits de pétrole sur un immense espace tend à diluer la menace, les sites de traitement, aisément repérables, paraissent exposés. Tel est aussi le cas, souligne une récente étude du Center for Strategic and International Studies de Washington, du réseau d’oléoducs et des terminaux situés le long du Golfe ou sur la mer Rouge. En mai dernier, les rebelles yéménites houthis ont ainsi frappé deux stations de pompage, neutralisant plusieurs jours durant le principal pipeline est-ouest.

Autre péril, les cyberattaques. Chez les Saoud, le fléau n’a rien de virtuel, comme l’atteste le lourd tribut payé en 2012 par Aramco au virus Shamoon. Il plane autant sur l’or bleu, ressource rare et chère, que sur l’or noir. En ligne de mire, la trentaine d’unités de dessalement d’eau de mer, qui fournissent plus de 50 % des besoins du royaume.

Sans doute n’est-il pas d’indice plus probant des doutes qui minent la monarchie que ses pudeurs lexicales. On accuse, on dénonce, mais à demi-mot. Témoin, le rapport dévoilé le 18 septembre. Riyad y fustige une attaque  » incontestablement parrainée  » par la République islamique.  » Parrainée « , et non  » commise « , ni même  » orchestrée « . Plus prudent en la matière que le secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, le document s’abstient en outre d’affirmer que drones et missiles auraient décollé du territoire iranien. Sont-ils partis d’ailleurs, du Yémen, d’Irak, de Syrie, voire d’un navire croisant au large ? Dans l’attente du verdict des enquêtes en cours, le mystère persiste. En filigrane, cette évidence : le pouvoir saoudien rêve de voir l’ennemi chiite mordre la poussière, mais laisse à d’autres le soin de porter l’estocade.

La vulnérabilité de la monarchie saoudienne

A d’autres, donc au protecteur américain. Pas gagné. S’il a le tweet belliqueux, Donald Trump tremble quand sonne l’heure du passage à l’acte.  » J’ai de nombreuses options « , insiste-t-il. De là à savoir laquelle choisir… En juin dernier, celui qui moquait la dérobade syrienne de son prédécesseur Barack Obama, millésime 2013, a renoncé in extremis aux frappes ciblées censées châtier Téhéran, coupable d’avoir abattu un drone de l’US Army. Et voilà qu’il se fait l’avocat de la  » retenue « . D’ampleur modérée, les renforts promis à Riyad seront au demeurant  » de nature défensive « .

Sur les rives du Potomac, il se murmure que l’ex-conseiller à la sécurité nationale, John Bolton, doit son éviction à son iranophobie compulsive. Quant à Pompeo, prompt à flétrir un  » acte de guerre « , il prônait le 19 septembre une  » issue pacifique « . Flottement analogue sur l’échiquier diplomatique : le locataire de la Maison-Blanche aura envisagé puis exclu l’hypothèse – préconisée par l’Elysée, chantre de la  » désescalade  » – d’une rencontre avec le président iranien, Hassan Rohani, en marge de l’Assemblée générale des Nations unies.

Autant dire que ces signaux contradictoires dessinent une  » stratégie  » illisible. D’ores et déjà en campagne pour un second mandat, le milliardaire républicain semble piégé par un dilemme fait maison, lui qui a juré de restaurer la grandeur de l’Amérique et promis de la désengager de bourbiers moyen-orientaux inextricables et ruineux. A un an de l’échéance, il n’a aucune envie d’ouvrir un nouveau front en terrain miné. Reflet de cette réticence, un propos lâché le surlendemain du double assaut a de quoi alarmer Riyad :  » Les Saoudiens sont très désireux que nous les protégions. Mais il s’agit d’une attaque contre l’Arabie saoudite, pas contre nous.  »

Y aurait-il du lâchage dans l’air ? Pas si vite. L’abject assassinat du journaliste dissident Jamal Khashoggi, massacré sur ordre dans l’enceinte du consulat saoudien d’Istanbul en octobre 2018, n’a nullement érodé la confiance qu’affiche Trump envers le très impulsif prince héritier Mohammed ben Salmane, alias  » MBS « . L’ancien magnat de l’immobilier l’avoue volontiers : la pétromonarchie mérite d’être traitée avec les égards dus à  » un grand allié qui paie comptant « .

Un crash test permanent

Il n’empêche. Vu de Téhéran, les atermoiements des Américains valident la tactique adoptée sous la férule du guide suprême, Ali Khamenei, détenteur des leviers de l’exécutif : tester avec toujours plus d’audace la résolution du Grand Satan, cultiver une capacité de nuisance intacte, qu’il s’agisse d’entraver – en toute impunité – le trafic des tankers dans le détroit d’Ormuz, donc de saper le marché mondial de l’énergie, ou de frapper au coeur, fût-ce par l’entremise d’obligés régionaux, la machine à cash du clan Saoud. La théocratie chiite croit de la sorte démontrer l’inanité de la doctrine de la  » pression maximale  » professée à Washington, dont résulte la cascade de sanctions rétablies ou intensifiées depuis mai 2018, date du reniement par la Maison-Blanche de l’accord sur le nucléaire iranien scellé trois ans plus tôt.Tout indique que Téhéran soufflera, demain comme hier, le chaud et le froid.

Une certitude : loin de précipiter la chute du régime des mollahs, le forcing punitif américain a pour effet de renforcer le clan des faucons et de consolider l’emprise du corps des Gardiens de la révolution, voire de museler, au sein d’une société usée par les privations mais profondément patriote, la colère sociale et les appétits de liberté. L’économie sombre, mais le pouvoir militaro-religieux, adossé à un appareil répressif implacable, tient.

Reste que les dogmes en vigueur en terre persane –  » résistance maximale  » et  » patience stratégique  » – ont eux aussi leurs limites. Sur un champ de bataille hautement inflammable, le moindre dérapage, la moindre bourde humaine ou défaillance technologique, suffirait à mettre le feu aux poudres. Imaginons qu’un soldat ou un agent américain succombe lors d’un accrochage inopiné. Comment Donald Trump pourrait-il, sans passer pour un pleutre aux yeux des siens, se borner à brandir le sabre de bois de la rhétorique ?

Là est le plus inquiétant. De Trump à Khamenei, via MBS, les apprentis sorciers de ce jeu de go fatal semblent mus au mieux par des calculs hasardeux, au pire par des pulsions irrationnelles ou d’inexpiables péchés d’orgueil. Voilà comment tous glissent vers une guerre dont personne ne veut.

Par Vincent Hugeux.

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