Les apprentis sorciers du fichage ethnique

Aux Etats-Unis, des laboratoires génétiques se spécialisent dans la recherche des origines et des traits physiques à partir de tests ADN. Ces travaux, qui commencent à être exploités par la police, soulèvent nombre de questions, scientifiques mais aussi éthiques. l

On l’appelle le  » violeur de Minstead « . Voilà près de quinze ans qu’il fait les gros titres de la presse anglaise en terrorisant les quartiers du sud-est de Londres. Vêtu de noir et masqué, il s’introduit la nuit dans les maisons pour s’attaquer à des vieilles dames. On lui attribue 98 victimes à ce jour, âgées de 68 à 92 ans. Depuis ses premiers forfaits, en 1992, il a réussi à échapper à toutes les traques.  » Ce type est un monstre, c’est notre ennemi public n° 1, mais nous n’allons pas tarder à le coincer « , assure le détective Nick Chalmers, patron d’une équipe d’une vingtaine d’enquêteurs de la London Metropolitan Police mobilisés à plein temps sur l’affaire.

Personne n’a vu son visage. Les témoins parlent d’un homme entre 25 et 40 ans, la plupart affirment qu’il est noir, d’autres soutiennent le contraire.  » Les seuls indices dont on dispose, reconnaît le fonctionnaire, c’est une empreinte de chaussure de sport et des traces de sperme datant de quatre ans. Depuis, il utilise des préservatifs.  » Son ADN ne figure pas au fichier britannique des empreintes génétiques – le plus grand et le plus complet au monde, où sont répertoriés les profils de près de 4 millions de criminels, de délinquants ou de simples suspects. En 2004, la police a convoqué des milliers d’hommes des quartiers sud de Londres pour les soumettre à un prélèvement de salive, afin de comparer leur génome avec celui du violeur. En vain. Les cinq récalcitrants qui avaient refusé de coopérer se sont révélés négatifs.

Pourtant, l’enquête a récemment rebondi de manière spectaculaire grâce à la génétique.  » Nous avons contacté un laboratoire américain spécialisé dans les analyses « personnalisées », DNAPrint Genomics, en lui soumettant un échantillon du sperme, raconte l’inspecteur derrière son bureau, dans un commissariat ultramoderne du sud de Londres. Les résultats ont dépassé toutes nos espérances.  » Les analyses montrent qu’il s’agit bien d’un homme de couleur : son patrimoine héréditaire compte 82 % de gènes africains, 12 % d’amérindiens et 6 % d’européens. Une combinaison caractéristique des descendants d’esclaves africains, qu’on retrouve en particulier chez les habitants actuels des Caraïbes.  » Nous savons donc que notre homme est caribéen, poursuit Chalmers, ce qui nous a permis de réduire le nombre de suspects en orientant nos recherches du côté de la communauté d’immigrés installés à Londres.  »

Mais cela ne suffisait pas. Pour affiner le résultat, la Metropolitan Police a envoyé des enquêteurs aux Antilles prendre contact avec les autorités locales et faire des prélèvements dans les populations de différentes îles. Ces données, comparées à l’ADN du violeur, ont permis de montrer qu’il est originaire du sud des Caraïbes, plus précisément de Trinité-et-Tobago, de la Barbade ou de la Grenadeà

Des tests ADN capables de révéler les origines ethniques ? Les empreintes génétiques utilisées aujourd’hui dans le monde entier par la police et la justice sont incapables d’un tel miracle. Elles se limitent à la seule identification d’un individu à partir d’un échantillon biologique, mais ne disent rien sur ses ancêtres ou son physique. Il y a dix ans, la simple perspective de déceler la couleur de la peau à travers les gènes aurait fait hurler de rire n’importe quel généticien : c’était alors impensable, aussi bien techniquement que moralement. Les plus grands noms de la biologie ne répètent-ils pas depuis des années que le concept de race n’a aucun sens du point de vue scientifique ? Que les hommes sont tous égaux devant leur ADN et qu’il y a plus de différences entre les individus d’un même groupe ethnique qu’entre deux populations distinctes ?

Pourtant, ce dogme semble aujourd’hui vaciller. Depuis le décryptage du génome humain, en 2001, les chercheurs et les firmes de biotechnologie ont mis au point des méthodes d’analyse génétique de plus en plus sophistiquées, capables de dépister les prédispositions aux maladies, mais aussi les liens familiaux, les ancêtres lointains ou les traits physiques. Près d’un millier de tests génétiques en tout genre sont aujourd’hui commercialisés par des laboratoires privés, principalement américains, la plupart accessibles au grand public sur Internet. Cette génétique  » personnelle  » donne accès à des informations intimes et parfois cruciales sur les origines, le destin médical ou l’aspect de la personne, bref, à tout ce qui constitue le c£ur de notre identité. Souvent utilisée sans aucun cadre légal, elle est en train de s’imposer comme un outil précieux pour la police. Au risque de voir son usage s’étendre et de se transformer en un redoutable instrument de surveillance et de contrôle des populations. De quoi alimenter le débat sur le  » comptage ethnique  » dans les pays où l’on s’interroge sur la possibilité de prendre en compte les origines dans les enquêtes statistiques afin de mieux lutter contre les discriminationsà

Peut-on deviner le passé et l’avenir dans les gènes ? Ces tests sont-ils fiables ? Comment sont-ils réalisés ? Pour le savoir, nous sommes allés à Sarasota, en Floride, au siège de DNAPrint Genomics, la firme de biotechnologie qui a analysé le sperme du violeur de Londres. Installé dans une villa sous les palmiers, ce laboratoire ultramoderne protégé par des portes blindées abrite une batterie de robots et de séquenceurs qui analysent à la chaîne des échantillons biologiques. Créée il y a cinq ans, la société s’adresse d’abord au grand public, en commercialisant des tests d’ascendance qui, pour quelques centaines d’euros et un prélèvement de salive, promettent de révéler vos origines ethniques. Un produit particulièrement prisé par les Noirs américains, qui, privés de leurs racines à cause de l’esclavage, se tournent vers la génétique pour savoir de quelle région d’Afrique sont venus leurs ancêtres.

La deuxième activité de DNAPrint, plus confidentielle, consiste à réaliser des  » profils génétiques  » personnalisés pour le compte du FBI et des polices américaines et anglaise.  » Nous avons contribué à une vingtaine de grandes enquêtes criminelles, notamment à l’arrestation d’un tueur en série en Louisiane et à l’identification de restes humains en Californie « , explique fièrement Matt Thomas, directeur scientifique, devant une collection de diplômes et de trophées qui ornent le hall d’entrée. Le laboratoire s’est spécialisé dans les analyses  » morphogénétiques « , notamment les tests de détection de la couleur de la peau et des cheveux.

Des milliers d’échantillons d’ADN prélevés sur des  » volontaires  »

Il dispose d’une base de données de plusieurs milliers d’échantillons d’ADN d’hommes et de femmes de tous âges et de toutes origines, accompagnés de leur photo. Son système expert, baptisé  » DNA Witness  » (témoin génétique), permet aux enquêteurs d’évaluer l’apparence physique de la personne qu’ils recherchent en fonction de son hérédité.  » On entre par exemple les résultats de l’analyse de sperme du violeur de Minstead dans l’ordinateur, explique Thomas, et on obtient une série de photos d’individus correspondant au même profil ADN.  »

Mais qui sont les gens figurant dans cette base de données ?  » Ce sont des volontaires, répond le biologiste, des étudiants, des repris de justice, des citoyens lambda qui ont tous accepté d’être inclus dans ce fichier.  » Vraiment ? Nous avons eu la surprise de reconnaître des Français, sur les ordinateurs de DNAPrint, des visages de membres d’un club de généalogie auvergnat, rencontrés en avril 2006 dans le cadre d’une enquête. Ces derniers avaient alors accepté de participer à une étude de chercheurs américains venus en France prélever des échantillons d’ADN. Les cobayes ont signé un formulaire de consentement certifiant que leurs données génétiques seraient exclusivement destinées à la recherche et resteraient confidentielles. Les voilà aux mains d’une société privée, et exploitées à des fins policières !  » Nous avons été bernés « , constatent aujourd’hui Claude et Nicole Verdier, un couple de retraités du club de généalogie qui a donné son sang et s’est laissé photographier l’an dernier…

Il se trouve que la plupart des tests commercialisés par DNAPrint ont été mis au point par des chercheurs de l’université Penn State, ceux-là mêmes qui ont prélevé les Auvergnats à Paris et avec lesquels l’entreprise entretient d’étroites relations. Nous leur avons rendu visite à State College, une ville-campus de 40 000 étudiants perdue dans la campagne de Pennsylvanie. Au quatrième étage d’un grand bâtiment en briques rouges, le laboratoire d’anthropologie génétique relève d’un domaine ambigu, entre les sciences humaines et la biologie.

Son directeur, le Dr Mark Shriver, la quarantaine sémillante, est considéré comme l’un des meilleurs spécialistes mondiaux de la génétique des populations : l’étude des différences biologiques entre les individus et entre les groupes humains. Le laboratoire organise régulièrement des campagnes de prélèvements d’ADN à travers la planète : après les Auvergnats en 2006, l’équipe s’est rendue à Dublin échantillonner des Irlandais, puis à Rome, à Varsovie, au Portugal et au Brésil. Ces opérations sont financées en partie par le laboratoire DNAPrint, dont Mark Shriver est consultant. Elles servent à reconstituer les mouvements migratoires de populations issues d’ancêtres communs à travers l’histoire et la géographie, et à identifier des marqueurs génétiques capables de les distinguer.  » Nous nous intéressons à d’infimes différences, précise Shriver. En fait, tous les humains partagent à 95 % le même ADN, à l’exception de 5 % de gènes « variables ». La plupart ont subi des mutations dans les périodes récentes de l’évolution, comme les gènes de la mélanine, responsables de la couleur de la peau, qui varient statistiquement dans les populations du monde entier en fonction de l’ensoleillement, preuve qu’il s’agit d’un caractère héréditaire déterminé par l’environnement.  »

Une couleur par catégorie de population

Les chercheurs de Penn State mesurent ainsi les distances génétiques qui séparent les groupes ethniques humains :  » Ici on a des Arméniens, là des Siciliens, là des juifs, explique Marc Bauchet, un thésard français du laboratoire, en montrant une carte où sont éparpillés des points de couleur représentant les populations européennes. On s’aperçoit, par exemple, que les Basques sont plus proches des Irlandais que des Espagnols.  » Le fait que ces groupes se définissent les uns par des critères géographiques, les autres, comme les juifs, par la culture et la religion ne trouble pas outre mesure les généticiens, qui se bornent à observer des variations statistiques.

Plus étonnant, voire plus inquiétant : le labo d’anthropologie génétique s’intéresse aussi aux différences physiques entre les groupes ethniques.  » Nous travaillons sur un projet qui consiste à identifier des marqueurs de la morphologie, c’est-à-dire les gènes qui déterminent les traits du visage, comme la forme du nez, l’écartement des yeux ou l’arrondi du menton, précise Mark Shriver. D’ici à cinq ou dix ans, nous devrions être en mesure de dresser un portrait-robot d’un individu à partir d’une goutte de sang ou de salive, sans l’avoir jamais vuà  »

Détecter des visages dans l’ADN ? On croit rêver. Mais comment les chercheurs comptent-ils y parvenir ? Tout simplement en croisant des fichiers génétiques et des photos. Toutes les personnes prélevées par les chercheurs américains sont systématiquement photographiées en trois dimensions. Sur l’écran d’un ordinateur du laboratoire, nous retrouvons la figure d’un de nos cobayes auvergnats, sur laquelle une étudiante est en train de poser des points de repère.  » Ces coordonnées sont mémorisées et recoupées avec les données génétiques, explique Shriver : nous pouvons ainsi déduire les marqueurs associés à tel ou tel trait physionomique.  »

 » Seuls les délinquants ont des raisons de s’inquiéter  »

Quand on lui demande s’il ne craint pas que ces recherches favorisent le racisme ou soient utilisées à des fins de contrôle social, le chercheur répond, agacé :  » Il n’y a que les délinquants qui aient des raisons de s’inquiéter ! Personnellement, je suis favorable à ce que tout le monde soit fiché à la naissance : il y aurait moins de criminels en liberté dans les rues. Quant au racisme, la génétique montre que tous les humains sont issus d’un ancêtre commun parti d’Afrique il y a 100 000 ans, ce qui rend illusoire l’idée d’une race pure…  »

Mais beaucoup de spécialistes sont loin de partager cette vision simpliste et se montrent très critiques envers le chercheur de Penn State.  » Les travaux de Shriver sont fondés sur des hypothèses statistiques très discutables, s’indigne, en France, le généticien André Langaney, professeur au Muséum national d’histoire naturelle. Il est très facile dans ce domaine de faire dire tout et n’importe quoi à l’ADN. Mais, le plus grave, c’est que des scientifiques comme lui utilisent leur réputation pour monter des commerces dans lesquels il n’y a plus aucun contrôle éthique, en laissant croire que ces méthodes sont incontestables.  » Langaney se souvient d’avoir reçu, voilà quelques mois, la visite de fonctionnaires du ministère de l’Intérieur qui cherchaient à savoir s’il était possible d’identifier des Maghrébins à partir de leurs empreintes génétiques.  » J’ai passé quatre heures à leur expliquer que les fréquences des gènes chez les Européens du Sud et les Nord-Africains étaient quasi identiques et qu’ils auraient plus vite fait d’y arriver au faciès que par l’ADN…  »

Qu’on le veuille ou non, ces tests de profilage ethnique et physique vont se multiplier et leur usage, pour l’instant essentiellement policier, s’étendra probablement à tous les domaines : immigration, assurances, employeurs…  » La discrimination génétique est déjà une réalité, s’inquiète le sociologue américain Jeremy Rifkin. Toutes ces informations circulent dans l’ombre, à l’insu du grand public, qui n’a aucune conscience de ce qui est en train de se préparer : il n’y a aucun débat sur ces questions, ni dans les médias ni parmi les politiques.  » l

GILBERT CHARLES. REPORTAGE PHOTO : PHILIPPE BORREL; G. C.

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