L’aimant kurde

Forte de ses prospérité et stabilité relatives, la région autonome kurde attire les  » frères  » des Etats voisins. Et, parmi eux, nombre d’activistes, à la fureur d’Ankara comme de Téhéran.

De notre envoyée spéciale

Pour Ouman Sadi, 21 ans, le rêve est devenu enfin réalité, il y a trois ans, lorsqu’il a foulé pour la première fois le sol de l’enclave autonome du Kurdistan irakien, après avoir fui, à travers les montagnes, son Iran natal.  » Aujourd’hui, j’ai cette sensation étrange de me sentir à la maison. Je peux militer à visage découvert sans avoir à craindre d’être arrêté « , confie l’ex-étudiant activiste, membre de la minorité kurde, placée sous haute surveillance par la République islamique voisine. En cette matinée d’hiver ensoleillée, il a rassemblé quelques amis dans les jardins de l’université Salaheddin (du nom de Saladin, figure historique kurde), à Erbil, la capitale de la région kurde d’Irak, administrée depuis la chute de Saddam Hussein, en 2003, par le gouvernement régional du Kurdistan (KRG). Entre rires et accolades, c’est d’histoire, de philosophieà et d’indépendance qu’il est question. Sur la table traîne le dernier numéro d’Adabiyat (Littérature), une des nombreuses gazettes estudiantines à avoir vu le jour ces dernières années. Au-dessus des têtes, le drapeau kurde – rouge, blanc, vert, marqué par un soleil jaune – flotte au vent. C’est le seul, d’ailleurs, qui orne les bâtiments publics, celui d’Irak ayant été banni par Massoud Barzani, président du KRG. Les parasols de la cafétéria en plein air, frappés du logo de Coca-Cola, rappellent aussi qu’à Erbil, loin des bombes qui ensanglantent Bagdad, le Kurdistan irakien s’est vite imposé comme un havre de liberté d’expression et de prospérité économique relatives, regardé avec envie par les quelque 40 millions de Kurdes des pays environnants, écartelés entre l’Iran, la Turquie et la Syrie.

 » Aujourd’hui, pour un Kurde, quelles que soient ses origines, le Kurdistan existe. Et ça, ce n’était pas le cas il y a encore vingt ans « , sourit Johan Kamar, un Kurde d’origine syrienne, qui enseigne le français à l’université Salaheddin. Peuple sans Etat, les Kurdes savourent une expérience inédite dans cette petite région semi-indépendante d’Irak, d’une superficie de 70 000 kilomètres carrés, qui échappe pratiquement à la tutelle de Bagdad, et qui représente, pour beaucoup, l' » embryon  » d’un Etat. Pour y parvenir, plus besoin de traverser la frontière en voiture à partir d’un pays limitrophe. En trois ans, la région autonome kurde a déjà fait ouvrir deux aéroports internationaux, à Erbil et Souleimanieh. Les lignes aériennes desservent désormais, par vol direct, Téhéran, Beyrouth, Amman ou encore Vienne. Faisant fi de la législation irakienne sur l’or noir, qui n’en finit pas d’être réécrite à Bagdad, les Kurdes ont même commencé à signer des contrats d’exploitation pétrolière avec plusieurs sociétés internationales.

Le refuge idéal des multiples partis d’opposition kurdes

Dans les rues, où se construisent à toute allure hypermarchés et hôtels, la plupart des panneaux de signalisation sont en kurde. Le boom des médias en ligne et des chaînes par satellite a également permis de créer un pont inédit avec les  » frères  » de la diaspora. Chanteurs, journalistes, investisseurs, ils sont nombreux à venir tenter l' » aventure « . Mehmet Gulsum, un restaurateur kurde natif de Diyarbakir (Turquie), n’a pas hésité à faire ses valises dès que l’occasion s’est présentée.  » J’aurais pu aller en Allemagne, au Kazakhstan, en Arabie saoudite. Mais j’ai voulu ouvrir un restaurant sur cette terre particulière, car elle signifie beaucoup pour moi « , confie-t-il entre deux services chez Sultan, l’une des meilleures cantines d’Erbil, où l’on déguste le traditionnel kebab. Là-bas, en Turquie, son pays d’origine, il n’est qu’un  » Turc des montagnes « . Sa langue, le dialecte kurde kermandji, se parle en cachette. Ici, les autorités locales lui offrent des conditions de travail qu’il ne peut trouver ailleurs : aides à l’investissement, exonération d’impôts.  » On vit un moment unique. Les Kurdes de tous les horizons se retrouvent dans un seul et même endroit. C’est la première fois que ça nous arriveà depuis la République de Mahabad « , ose même avancer Ouman Sadi, l’étudiant.

L’ironie du sort veut que ce grand brun en tee-shirt et blue-jeans soit justement né à Mahabad, ville du nord-ouest de l’Iran où en 1946, à l’époque de ses grands-parents, fut autoproclamée une république kurde sous influence soviétique. Quelques mois plus tard, l’intervention de l’armée iranienne mit un terme à cette expérience éphémère, restée ancrée dans les mémoires.  » En Iran, c’est un sujet tabou, surtout à l’heure où le gouvernement d’Ahmadinejad met la pression sur les opposants au régime « , remarque Ouman. A Erbil, en revanche, séminaires, débats et articles se multiplient sur la question. Mahabad a même inspiré le sujet de La Souffrance d’une nation, le dernier film de Jamil Rostami, un cinéaste irano-kurde. A la fureur des pays limitrophes, la Turquie en tête (voir ci-contre), le nord de l’Irak s’est également imposé comme le refuge idéal des multiples partis d’opposition kurde : de l’organisation communiste irano-kurde Komala aux rebelles armés du PKK (de Turquie), en passant par les jeunes guérilleros de sa branche iranienne, Pejak (Parti pour une vie libre au Kurdistan). Officiellement, le gouvernement régional ne tolère aucun mouvement armé sur son territoire. Mais, en réalité, la solidarité kurde pousse à fermer les yeux.  » Connaissez-vous une autre nation de 40 millions d’habitants privée d’Etat et dépourvue de ses droits fondamentaux ?  » interroge Jafar Barzandji, ministre kurde chargé des affaires des peshmerga, les anciens combattants kurdes contre le régime de Saddam Hussein.  » Je ne peux qu’être fier de voir une partie du Kurdistan libéré et espérer qu’il en sera de même pour les autres « , murmure-t-il.

Delphine Minoui

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