Police locale : pas de choc des cultures

L e Vif/l’Express : Votre analyse des causes de l’échec des enquêtes sur les enlèvements d’enfants a-t-elle évolué au fil du temps ?

Brice De Ruyver : Pour moi, les conclusions des commissions parlementaires d’enquête sur les tueries du Brabant, la traite des êtres humains et l’affaire Dutroux se rejoignaient sur un point : la trop grande segmentation de l’appareil judiciaire. D’un arrondissement à l’autre, on ignorait sur quoi travaillait le voisin. Les accords Octopus étaient censés apporter des remèdes aux dysfonctionnements de la justice. Et, sur certains points, il en a apporté, grâce au nouveau rôle pivot des procureurs du roi, à la création du parquet fédéral, etc. Mais tout ne marche pas encore comme prévu, parce que la justice n’a commencé à bénéficier de l’intérêt du monde politique qu’à partir de l’été 1996. Un désinvestissement chronique ne se rattrape pas en quelques années. On a confié beaucoup de responsabilités aux chefs de corps (procureurs du roi, présidents de tribunal, etc.), et c’est tant mieux, mais les moyens doivent suivre. Autrement, ce ne serait pas très sérieux de continuer à leur adresser des reproches. Sur le plan démocratique, la perte de légitimité de la justice est une catastrophe.

Des magistrats ayant l’expérience du terrain, comme les juge ou ancien juge d’instruction bruxellois Damien Vandermeersch et Christian De Valkeneer, se plaignent de la nouvelle police fédérale et d’une perte de leur maîtrise sur les moyens d’enquête…

La nouvelle police fédérale est parfois en proie à une bureaucratie kafkaïenne, comme l’avait déjà souligné l’audit de PricewaterhouseCoopers commandité par l’ancien ministre de l’Intérieur, Antoine Duquesne (MR). Elle est en train de rater sa mission d’appui aux polices locales. Que cette situation perdure constitue un véritable problème politique. Cela dit, les juges d’instruction ne sont peut-être pas les mieux placés pour se plaindre : arc-boutés sur leur indépendance û ils appartiennent au pouvoir judiciaire û, ils se dérobent au système de concertation élaboré par les accords Octopus. Ils se placent hors politique criminelle, laquelle est déterminée par le ministre de la Justice et le collège des procureurs généraux. Or la criminalité a changé : elle réclame plus de proactivité, d’investigation avant même que les délits soient commis û ce qui est une prérogative du parquet û, de recours aux méthodes particulières de recherche et de collégialité. Le juge d’instruction, lui, est toujours dans le réactif : il intervient quand l’infraction a eu lieu. Il dispose d’un pouvoir exorbitant, parce qu’il est juge et partie. D’après moi, il devrait renoncer à son rôle d’enquêteur pour devenir un juge de l’instruction. Celui-ci se prononcerait alors sur les actes les plus intrusifs et les plus contraignants demandés par le ministère public, par exemple, une perquisition ou la délivrance d’un mandat d’arrêt, et il s’assurerait que les droits de la défense ont été respectés. Il le ferait peut-être avec plus de recul et d’indépendance que maintenant… Dans un autre registre, on n’a qu’à se féliciter du nouveau système mis en place pour les libérations conditionnelles. Elles sont passées des mains du ministre de la Justice à des commissions indépendantes, lesquelles devraient se transformer, sous cette législature, en tribunaux de l’application des peines composés de magistrats.

Ne faudrait-il pas procéder à une remise à plat de la réforme des services de police ?

Cette évaluation a lieu dans la commission d’accompagnement de la réforme des services de police au niveau local. Et je peux vous dire que le choc des cultures qu’on nous prédisait entre les anciens policiers communaux et les ex-gendarmes des brigades territoriales ne s’est pas produit. Les bourgmestres se sont beaucoup impliqués dans cette matière. Au niveau judiciaire, les magistrats sont plus que jamais sur le terrain : ils dirigent réellement les enquêtes et obtiennent des résultats. Voyez la baisse de la criminalité à Charleroi, voyez aussi Borgloon, une petite police limbourgeoise proche de la frontière linguistique et qui, en un an, a réussi à démanteler deux bandes de trafiquants d’êtres humains ! Reste le problème épineux du statut des anciens péjistes, auxquels la Cour d’arbitrage a donné raison. Il n’est pas question de ne pas respecter cet arrêt, mais cela provoque des tensions énormes par rapport à leurs collègues anciens gendarmes, moins bien lotis qu’eux par le passé. Il faut de toute urgence régler ce problème pour retrouver une certaine sérénité dans le pilier judiciaire. La lutte contre toutes les formes de criminalité, en particulier celle venant de l’Europe de l’Est, en dépend.

Entretiens : Marie-Cécile Royen

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