Le sauve-qui-peut

L’exercice du pouvoir fait resurgir les interrogations de la gauche française sur son identité. Il ne manquait plus que cela au président et au Premier ministre.

Une poignée de minutes pour ne rien dire, juste pour l’image. Le 30 août, Christiane Taubira s’assoit très brièvement au premier rang de la réunion des frondeurs socialistes, à l’université d’été de La Rochelle. A l’Elysée, le sang d’un conseiller de François Hollande ne fait qu’un tour.  » Elle est membre du gouvernement, si la ligne politique ou la nomination d’Emmanuel Macron ne lui plaisent pas, elle peut démissionner. Le lundi, elle veut à tout prix rester au gouvernement, le samedi, elle va voir les frondeurs. Tout le monde aura de la mémoire.  »

Aucune image, juste une série de mots qui font mal. Trois heures après la provocation de la ministre française de la Justice, Martine Aubry publie un communiqué pour souligner à quel point sa ville de Lille  » a cruellement besoin d’un dispositif national lui permettant de réguler localement ses loyers  » – tout l’inverse de ce qu’a annoncé la veille Manuel Valls, quand il a entrepris de détricoter la loi Duflot.

Ainsi va la gauche devenue folle, menacée d’explosion par l’exercice du pouvoir. Depuis quelques jours, le Premier ministre se voulait le patron, mais la gauche, décidément, n’aime pas les patrons.  » Sens de l’Etat « ,  » responsabilités « , martèle, le 31 août devant son auditoire socialiste, Manuel Valls, héraut de  » la gauche qui gouverne « , avant d’ajouter, songeant à Jaurès :  » La meilleure façon de ne pas renoncer à l’idéal, c’est de ne pas renoncer au réel.  » L’heure est grave. Le premier secrétaire du PS, Jean-Christophe Cambadélis, évoque juin 1940, parle d’une  » drôle de crise  » et lance un avertissement :  » Tout le monde ne prend pas la mesure du drame qui vient.  » Il n’écarte pas pour le socialisme de  » sombres perspectives « , allant de la  » dégradation « , à la  » scission  » puis à la  » marginalisation « .

Le dérapage d’Arnaud Montebourg, qui a entraîné la démission du gouvernement, a été sanctionné au nom de la  » cohérence « , ce terme que Manuel Valls répète à longueur d’interventions depuis la formation de sa deuxième équipe. Sauf que ce terme, il l’employait déjà au lendemain de son arrivée à Matignon, le 2 avril dernier, au journal de 20 heures de TF 1. La  » clarification « , au moins ?  » Elle part d’une affirmation de l’autorité du président et du Premier ministre, souligne Zaki Laïdi, un proche du chef du gouvernement. Ensuite, et très naturellement, les choses apparaissent plus limpides. Manuel rompt avec le social-molletisme (NDLR : en référence au Premier ministre français Guy Mollet – de février 1956 à juin 1957 – dont la doctrine prônait un discours très radical et une pratique gouvernementale modérée), il réfute cette idée, qui a tant nui à la gauche, selon laquelle il y a ce que l’on dit et ce que l’on fait.  »

L’intervention devant le Medef a sonné une partie de la gauche

Déjà, avant l’été, usant de son verbe fétiche, Valls remarquait que  » la gauche crève d’essayer de rassembler des bouts de gauche pas d’accord entre eux « . A son tour, le ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, observe :  » Il ne faut pas se poser la question « Est-ce que c’est écrit dans le petit livre rouge ? » La donne internationale a modifié les choses. Longtemps, le débat économique était une question intérieure, ce n’est plus le cas, et c’est la différence essentielle par rapport au débat qui existait déjà à gauche dans les années 1980.  »

Les termes de la discussion ne s’établissent toutefois pas sur des bases claires. Le politologue Gérard Grunberg décrit, dans Le Monde du 26 août, le  » théâtre d’ombres  » chez les socialistes :  » Les opposants au gouvernement condamnent une politique d’austérité qui en réalité n’existe pas. […] Le gouvernement est accusé de faire baisser les déficits alors qu’ils ne baissent pas, d’affaiblir l’Etat alors que le nombre de fonctionnaires continue à croître, de baisser les dépenses publiques alors qu’elles restent stables dans l’ensemble.  »

Théâtre d’ombres, et jeux de rôles. Quand Jean-Pierre Raffarin avait prévenu Jacques Chirac de son intention de se rendre devant l’assemblée générale du Medef, le patronat français, en janvier 2003 à Tours, le président lui avait répondu :  » Tu vas perdre 5 points dans les sondages !  » Et c’était un Premier ministre de droite. Le 27 août, si Manuel Valls, parce qu’il  » aime les entreprises « , obtient des patrons une standing ovation, une partie de la gauche reste comme KO debout. Le chef du gouvernement ne peut d’ailleurs plus s’adosser à l’opinion. Après une trève estivale au cours duquel il se montre d’une inhabituelle discrétion, il chute lourdement dans les sondages.  » Il ne revient que pour dire qu’il est à la tête d’un Etat en faillite et qu’une seule politique est possible, regrette un conseiller gouvernemental. Il se fillonise !  » La marque Valls, qui se fabriquait aussi par rapport à François Hollande, perd de sa spécificité.  » Il avait noué un pacte avec Montebourg pour obtenir Matignon, mais aussi pour proposer une autre politique, estime un fidèle de l’ex-ministre de l’Economie. Or, économiquement, il s’est totalement aligné sur la ligne de l’Elysée.  »

Les efforts puis la redistribution

Après avoir changé de Premier ministre au printemps, le président confiait :  » Si je voulais moins de conflits, j’aurais gardé Jean-Marc Ayrault.  » Le voici servi. Au moins la séquence lui permet-elle d’échapper à ce mariage fatal du quinquennat et de la primaire. Longtemps, François Hollande a défendu Arnaud Montebourg, ou plutôt évité de donner raison à ceux qui s’opposaient à son ministre du Redressement productif. C’était l’effet primaire.  » Le pire SMS que j’ai reçu du président est arrivé au moment de ma dispute publique avec Arnaud sur Dailymotion, raconte l’ancien ministre des Finances français, Pierre Moscovici. Le chef de l’Etat m’a dit : « On n’a jamais rien à gagner d’une polémique avec Montebourg, c’est lui qui en profite toujours. »  » Cette fois, la synthèse si chère à François Hollande est rangée au placard. Pendant sa carrière au PS, rassembler constituait sa seule obsession. Contre vents et marées. Les turbulents idéologues et les barons pragmatiques, les tenants de l’offre et ceux de la demande, l’aile gauche et l’aile droite. La politique était la quête permanente du barycentre, autour de postures flexibles.  » J’ai préféré faire les compromis au bon moment plutôt que de laisser les conflits s’exacerber « , rappelait-il dans Droit d’inventaires (Seuil), en 2009.

De ce point de vue, l’exercice des responsabilités entraîne une mue spectaculaire du président. C’est qu’il a un nouveau récit à dérouler. Fini le quinquennat en deux temps : les efforts puis la redistribution. Le découpage est moins séduisant : après la pluie, la pluie. Du coup, le piège politique s’appelle Tina, le fameux  » There is no alternative «  attribué à Margaret Thatcher, tellement antinomique avec le rêve de grand soir qui hante l’imaginaire de la gauche.  » Il y a toujours des politiques alternatives « , a pris soin de préciser Manuel Valls, le 26 août, sur France 2 – mais c’était pour souligner l’inverse.  » L’autre politique est un mirage « , lâche Emmanuel Macron, dans Le Point, juste avant son entrée au gouvernement.  » Une autre politique est toujours possible, avance un collaborateur élyséen. La question, c’est : « Sommes-nous dans l’euro, ou pas ? » Après, c’est une question de dosage.  » Un message qui passe difficilement lorsque la  » seule  » politique ne marche pas.

La rentrée confortera François Hollande dans sa conviction que rien ne se déroule jamais comme prévu. Aujourd’hui, l’effet papillon constitue la principale menace. D’une certaine manière, l’horizon présidentiel vient de se dégager quelque peu. Le chef de l’Etat n’a plus d’axe Valls-Montebourg face à lui ; les frondeurs y réfléchiront à deux fois avant d’entraîner la chute du gouvernement ; Jean-Christophe Cambadélis tient habilement le PS et le premier secrétaire est pressé par les amis du chef de l’Etat de repousser le congrès du parti le plus tard possible, histoire de le transformer en tremplin pour l’élection présidentielle et d’enterrer donc toute idée de primaire. Mais l’exécutif est de plus en plus ballotté par des événements, non maîtrisés par les acteurs, qui provoquent ensuite des réactions en chaîne – à commencer par des surenchères comme la gauche en raffole.

Avant l’été, devant quelques amis, François Hollande faisait placidement ce constat :  » A la fin, s’il n’y a plus de majorité, c’est la dissolution.  » Pendant ce temps, Manuel Valls, à sa manière, aboutissait à la même conclusion :  » Si je saute, quelles sont les autres possibilités, après ?  » Si ce n’est pas encore un champ de ruines, cela commence à y ressembler.

Par Eric Mandonnet et Marcelo Wesfreid

 » On n’a jamais rien à gagner d’une polémique avec Montebourg, c’est lui qui en profite toujours  » François Hollande (2013)

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