» Kom aan Beveren « 

(1) Histoires d’ivoire, rediffusé sur La Deux, le dimanche 18 janvier prochain.

Ce vendredi-là, dans la banlieue d’Anvers, le soleil ne s’est pas levé. Un fin crachin tombe sur le stade un peu rouillé du Freethiel, où, il y a vingt ans, le club local terrifiait les grands du foot belge. En survêtement uniforme, les joueurs du SK Beveren émergent au goutte à goutte. Deux, trois jeunes belges, un géant letton et… la colonie ivoirienne, qui pactise avec David Le Bras, un Français au crâne rasé titularisé de temps en temps. Avant même de s’échauffer, les Ivoiriens rigolent, tapotent la balle, s’amusent déjà à tirer au but. Le duo d’entraîneurs ne bronche pas, même quand deux retardataires débarquent en douce.  » Le ballon est un instrument vraiment très important pour eux « , sourit Edy De Bolle, le coach adjoint, qui en a vu d’autres. A dix mètres, les supporters sont bien lunés. Ils sont là, comme toujours. Comme à la belle époque des Pfaff, Janssens, Schönberger ou Albert, champions de Belgique à deux reprises, dont la  » trombine  » orne le club house.

Avec leurs casquettes de cyclistes calées entre les deux oreilles, leur training bien trop cintré ou leur mégot au bec, les supporters, aussi, rigolent, même s’il est assurément difficile pour ces sexagénaires de s’identifier à ces gamins à la peau d’ébène. Le samedi précédent,  » leur  » SK a fait trébucher le Racing de Genk, un des prétendants au titre de champion de Belgique. Réaction du président limbourgeois, dans toutes les gazettes :  » Aligner 10 Ivoiriens et un Letton, c’est risible pour le football belge !  » William, une grande gueule à l’accent impossible, donne le ton.  » Que ce ômonsieur »commence par compter ses propres étrangers ( NDLR : Genk avait aligné 4 Belges seulement, à Beveren). Nous, ici, cela fait plus de dix ans qu’on n’avait plus vu un jeu pareil. Encore un ou deux renforts, et on est champions !  » Illustration des succès actuels de ce club qui lutte pour le maintien en D1 depuis dix ans : dimanche 7 décembre, Beveren et ses  » Noirs  » viennent encore d’empiler quatre buts au Cercle de Bruges et pointent désormais à la 12e place du classement.

Le phénomène interpelle depuis quelques semaines. Une dizaine de gamins issus du même centre de formation, à Abidjan, acquis gratuitement, font la nique à certaines grosses cylindrées du championnat de football. Les rumeurs les plus folles courent dès lors. Trafic illicite ou filière  » propre  » ? Modèle de formation ou poison pour le foot belge ? Le tout dans une commune plutôt grisâtre de Flandre orientale, où, en 2000, le Vlaams Blok a séduit un électeur sur cinq. Pour l’heure, les blokkers sont toutefois incapables d’exploiter la situation : les victoires des  » Ivoiriens  » rendent à nouveau le club très populaire. Mais, quand même, vous parlez d’une pétaudière !

Avec toutes les réserves d’usage, il faudrait plutôt parler d’une belle fable. A la fin de la saison 2000-2001, les finances du club sont exsangues, un mal endémique du football belge. Beveren s’apprête à basculer en division 3, voire à être rayé des listes fédérales. Ancien capitaine de l’équipe de France, reconverti dans la formation de jeunes footballeurs africains, l’ambitieux Jean-Marc Guillou pointe le bout du nez. Le mécène de la dernière chance ? Pas vraiment. Cette forte personnalité propose une formule originale, clé sur porte. Il peut fournir par vagues successives de jeunes talents préparés patiemment dans les rues, puis dans un véritable centre de formation d’Abidjan (l’Académie). Ces joueurs à peine majeurs ont déjà brillé dans les rangs de l’Asec Mimosa, un bon club ivoirien. Ils rêvent d’Europe. Dans un premier temps, ce sera donc… Beveren.  » Un nom qui nous était totalement inconnu, mais déjà magique « , raconte l’un d’eux. Les meilleurs pourraient émigrer ensuite à Arsenal, formation réputée du championnat anglais, avec laquelle un vague accord de coopération est conclu.

Et que vogue la galère ! Le Français Guillou débarque sans faire l’unanimité. Les supporters font la moue. Auteur d’un très bon reportage diffusé récemment à la RTBF (1), le journaliste Yves Hinant, qui a travaillé durant deux ans sur le sujet, estime que  » le ça ou rien a dû fédérer les énergies  » dans un stade parfois lugubre, parfois festif. Les premiers  » extraterrestres  » sont arrivés un jour de pluie de juillet 2001. La première saison, les Ivoiriens étaient au nombre de 5, la seconde il y en avait trois de plus. Aujourd’hui, ils sont 14 joueurs d’environ 20 ans.

 » Au plus ils sont, au mieux cela fonctionne « , estime l’adjoint De Bolle. En Côte d’Ivoire, les jeunes prodiges ont été à bonne école. Guillou les a repérés dans la rue, où la plupart avaient des milliers d’heures de pratique dans les jambes. Les cas douteux ont été soumis à la pesée : au-delà de 35 kilos, trop lourd ou trop âgé pour être encore formé !  » De 12 ans à 18 ans, j’avais 2 heures d’entraînement et 1 h 30 de cours, le matin, et la même chose l’après-midi « , raconte Mohamed Diallo, 20 ans, un médian qui rêve de jouer, un jour, au Real de Madrid. Un miraculé, dit-on : haut comme trois pommes, ce handicap de taille l’aurait bloqué dans les filières classiques des transferts.  » Nous en avons fait des hommes et des manieurs de ballon, avant d’en faire des athlètes. Nous avons travaillé en Afrique pendant sept ans pour cela. Si nous avions été de simples agents de joueurs, ils seraient déjà partis sous d’autres cieux « , déclare Régis Laguesse, le bras droit de Jean-Marc Guillou. Pour l’heure, les  » gamins  » d’Abidjan ne semblent pas vraiment exploités : en vertu de conventions internationales, ils touchent un salaire annuel brut de 60 000 euros, primes comprises.

Une formule sans lendemain ? Peut-être. Faute de moyens, Beveren n’a pu créer en son sein un centre de formation comparable à l’Académie (et former ainsi de jeunes Belges). Si l’homme providentiel devait se retirer, notamment miné par d’insolubles problèmes avec le partenaire ivoirien, le matricule 2300 se retrouverait sans joueurs – ou presque. Le club n’a pas vraiment anticipé une telle issue. Seuls quelques jeunes joueurs du cru résistent au découragement, même si les arabesques des Ivoiriens susciteraient des vocations chez les tout petits, dit en tout cas la version officielle. Quant aux supporters, ils boivent du petit lait et crient toujours avec autant d’ardeur le Kom aan Beveren  » Allez Beveren  » hérité de génération en génération. Tant que le ballon roule…

Philippe Engels

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire