Delerm, ici et maintenant

A 40 ans, Vincent Delerm a désormais l’âge de ses chansons, élégants polaroids des sentiments. La preuve avec A présent, sixième album aussi rayonnant que bouleversant. Rencontre.

Bruxelles, par une douce et lumineuse après-midi d’automne. A la terrasse du restaurant, les parfums d’un dernier barbecue flottent dans l’air. Avant même que la rencontre n’ait commencé, le moment est  » delermien « …

Ils sont rares les chanteurs dont on peut reconnaître la patte au bout de deux mesures. C’est le cas de Vincent Delerm, assurément. Au point de lui jouer des tours. Il y a eu le buzz du début – la  » nouvelle chanson française  » face aux créatures standardisées de la Star Ac’ -, puis rapidement le retour de flamme : Delerm, ce chanteur qui ne chante pas vraiment, rimeur parigot bobo, qui use et abuse du name dropping. Pourtant, près de quinze ans après ses débuts, il est toujours là. Entre-temps, la voix a gommé ses tics les plus précieux. L’écriture elle-même a laissé tomber sa manie de puiser dans les noms propres. Sans doute les plus réfractaires continueront à garder leurs distances. Les autres, en revanche, pourront ranger la caricature.

Au passage, Delerm n’a d’ailleurs cessé d’élargir sa palette, allant voir au cinéma (la musique de La Vie très privée de Monsieur Sim, avec Jean-Pierre Bacri dans le rôle-titre), au théâtre (le spectacle Memory). Ou encore dans la photo : en même temps que son nouvel album sortent trois petites plaquettes, chez Actes Sud (Songwriting, L’Eté sans fin, C’est un lieu qui existe encore). Malgré cela, il ne faudrait pas se leurrer : c’est bien la chanson qui reste centrale,  » ces trois minutes pendant lesquelles vous vous mettez dans le rouge, où vous parlez d’un truc qui compte pour vous, dans une langue que les gens comprennent, auquel ils peuvent donc réagir en souriant, ou au contraire en n’en ayant rien à faire « .

Voici donc A présent. L’album arrive trois ans après Les Amants parallèles, disque-concept centré sur l’histoire d’amour d’un couple.  » Du coup, glisse Vincent Delerm, après ce disque-là, j’avais de nouveau « l’autorisation » de refaire un disque « normal », où les chansons n’ont pas forcément de rapport avec les autres.  » Du moins au départ. Difficile en effet de ne pas trouver une cohérence aux 33 minutes et onze titres qui constituent ce sixième album. Sur la forme d’abord. Ligne claire mélodique sur orchestrations classiques, ponctuées d’électronique (Clément Ducol et Maxime Le Guil à la réalisation). Comme sur le fond : peut-être plus encore que d’habitude, Delerm tente l’impossible : non pas arrêter le temps qui passe, mais bien le capter, photographier sa fuite, pour mieux le savourer. Ah oui, pour info, le garçon de 1976 a aujourd’hui 40 ans…  » Correct, sourit-il. J’ai 40 ans, deux enfants, encore mes deux parents. Par la force des choses, vous vous sentez un peu « au milieu ». Mais en même temps, j’ai toujours eu l’air un peu vieux (rires). A 30 ans, j’avais déjà des cheveux blancs. Donc, je serais tenté de dire que le disque ne s’attarde pas spécialement sur ça.  » Même si l’on retrouve une espèce d’urgence à vivre.  » On me parle aussi souvent des attentats de Paris, dont j’avais l’impression de ne pas avoir du tout parlé. En fait, ce n’est qu’une fois l’album terminé que je me suis rendu compte qu’il y avait une sorte d’ombre qui planait dessus…  » Vous avez beau faire, parfois la réalité ne peut que vous rattraper. Ou, à tout le moins, vous imposer sa grille de lecture.

Une vie réussie

Le 13 novembre 2015, Vincent Delerm passait la soirée chez lui.  » Ma copine n’était pas là. Je venais d’aller coucher les gamins après la mi-temps du match, quand les infos sur le Bataclan ont commencé à tomber. On savait qu’il y avait une prise d’otages, mais c’était très bordélique… C’est bizarre, je ne sais pas pourquoi, je n’ai jamais parlé de ça, mais… Je ne voulais pas aller dormir, ni rester planté devant la télé. Alors j’ai allumé les infos à la radio et j’ai glissé un DVD d’Higelin au Bataclan. C’était une manière de se connecter au truc.  »

La logorrhée médiatique est intarissable. Lui a du mal à trouver les mots. La stupéfaction l’emporte. Comment exprimer ce que l’on ne comprend pas ? L’album commence par le morceau intitulé La vie devant soi ( » Sens comme tu es vivant, comme les autres avant toi « ).  » Mais il a été écrit bien avant les attentats.  » Tous les autres l’ont bien été après, mais sans pour autant s’en servir comme point de départ. Même pas A présent ? Au  » Je suis  » (Charlie, Paris, etc.) de l’individu consterné, le morceau semble préférer le  » Nous sommes  » collectif ( » Nous sommes les beaux jours qui débarquent/Nous sommes les amours imbéciles « ).  » Et pourtant, là encore, au départ, il n’y a aucun rapport. Pour tout dire, le texte de départ fonctionnait justement en « je suis ». Mais j’ai vite compris qu’on allait me tomber dessus. Du coup, j’ai cru éviter ça en utilisant le « nous sommes ». C’est raté ! (rires). Soit. A l’arrivée, si l’on me dit que c’est une alternative pour parler de ce qu’on est, une manière de se définir qui ne soit pas qu’une litanie de drames, pourquoi pas…  »

Aux grandes questions existentielles, Vincent Delerm a toujours pris l’habitude, par politesse autant que par élégance, de répondre de biais. En jouant le décalage, en mettant en lumière le détail qui va changer la perspective. Le tout avec un certain art de la légèreté, de la retenue. En fait, la seule fois où Delerm pose frontalement la question – Etes-vous heureux ? -, c’est via une archive : la voix de Marceline Loridan-Ivens, tendant son micro dans les rues de Paris, en 1961, pour le film de Jean Rouch et Edgar Morin, Chronique d’un été.  » Ce qui est intéressant, c’est de voir que les réactions sont très mélangées. Des étudiants en cinéma ont refait l’exercice récemment : tout le monde a tendance à dire « oui, oui, bien sûr ». On sent qu’il faut être heureux, comme si les gens n’osaient plus trop dire l’inverse.  »

Dans ses miniatures douces-amères, Delerm se charge donc de réintroduire des petites nuances, disséquant les mouvements de l’existence, et tous ses vents contraires.  » Tu n’as jamais compris pourquoi/ tu voulais échanger ta vie « , sur Cristina. Ou un peu avant, sur Danser sur la table :  » Toujours je reste là/Effacée incapable/De parler fort comme ça « . Il explique :  » Aujourd’hui, on est censé avoir un avis très tranché sur qui on est, sur ce que l’on ressent. Mais souvent, ce n’est pas aussi net que cela. Une chanson comme Danser sur la table évoque le fait qu’on est vachement incité à être combatif, à aller de l’avant, à ne pas laisser passer sa chance. Mais la personne plus discrète, sa vie est-elle ratée parce qu’elle n’a pas tapé assez rapidement sur le buzzer ? Les chansons ne donnent pas de réponses absolues. Mais j’aime l’idée de rebattre un peu les cartes, par exemple, sur ce que peut être une vie réussie.  »

Vincent Delerm, A présent, distr. Tôt ou tard/Pias. En concert le 15 novembre au centre culturel de Mouscron ; le 22 mars 2017, au Théâtre 140, à Bruxelles ; et le 14 mai 2017, au Théâtre royal de Namur.

PAR LAURENT HOEBRECHTS

 » On sent qu’il faut être heureux, comme si les gens n’osaient plus trop dire l’inverse « 

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