» Un jour, il y aura des morts « 

 » C’est comme ça qu’on gère une crise, en Belgique ?  » interrogent les défenseurs des (petits ?) actionnaires de Fortis. Mischaël Modrikamen et Pierre Nothomb, poil à gratter du gouvernement, accusent l’Etat de panique. Aucune anticipation des difficultés, aucune ambition.  » Nos gouvernants réagiraient-ils aussi mal si une catastrophe frappait le pays ? « 

Sortez-les par la porte, ils réapparaîtront au balcon. Ces deux-là sont tenaces. L’un est avocat aux dents longues, Mischaël Modrikamen. L’autre, Pierre Nothomb, est la figure de proue de Deminor, bureau spécialisé dans la défense des actionnaires. Petites et grandes victimes de la  » saga  » Fortis sont venues frapper à leur porte. Confortés par une décision de la cour d’appel de Bruxelles ( lire p.18), Modrikamen et Nothomb se sont faufilés dans la brèche. Déterminés à prouver que l’Etat belge a mal négocié la vente de Fortis. Osant un réquisitoire implacable sur les carences des ministres et de leurs conseillers, assimilés à des amateurs. Mais refusant la posture de boutefeux, qui mettraient Fortis et le pays en danger :  » Nous voulons forcer le gouvernement à négocier. Point.  »

Le Vif/L’Express : L’affaire Fortis est décidément riche en rebondissements. Les petits actionnaires sortent déçus du tribunal de commerce de Bruxelles, voici un mois. Le vendredi 12 décembre, une cour d’appel leur redonne espoir. Trois jours plus tard, le gouvernement Leterme conteste à son tour. Que va-t-il se passer désormais ?

Pierre Nothomb : Le gouvernement belge continue à pratiquer son football panique. Il lance une bagarre de procédures, sans doute à court d’arguments. Les Français de BNP Paribas, eux, restent conscients d’avoir réalisé une affaire incroyable. Enfin, les actionnaires reprennent courage. Il subsiste encore un Etat de droit. Que le gouvernement le veuille ou non, il devra négocier.

Mischaël Modrikamen : Nous voulons simplement imposer un cadre de négociation. Mais le gouvernement Leterme refuse de saisir la main tendue. Il persiste dans la confusion des genres. L’Etat est concerné par un procès. Un tribunal lui donne tort. Et il n’hésite pas à utiliser les armes dont dispose la puissance publique pour influer sur le cours de la justice. Le gouvernement n’en sort pas grandi.

Finalement, Fortis sera vendu à BNP Paribas ?

M.M. : Oh, je n’en suis pas sûr. C’est une piste comme une autre. Si le prix de la transaction reste inchangé, je parie que l’assemblée générale des actionnaires refusera la vente, en février prochain.

P.N. : Oui. C’est aussi simple que ça.

Et vous pensez qu’un nouveau retournement de situation est possible, d’ici là ?

M.M. : Au-delà des efforts de musculation du gouvernement, il peut se passer beaucoup de choses en deux mois.

Résumons par un chiffre : à quel montant aurait dû être cédé Fortis, en octobre ?

M.M. : On a perdu une dizaine de milliards d’euros aux Pays-Bas et autant en France. Bref, il aurait été possible de vendre Fortis pour vingt milliards de plus, au minimum. Divisez par les 2,5 milliards de titres en circulation, et vous aurez le préjudice par action : 8 euros.

P.N. : Je confirme.

L’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles vous a surpris ?

M.M. : C’est une très belle décision de justice. Bien motivée, faisant preuve de courage et d’indépendance. La cour d’appel indique que le prix de vente de Fortis est  » lésionnaire « . Elle signale qu’il y a eu de véritables voies de fait : les pouvoirs publics et BNP Paribas ont abusé de leur position pour préjudicier Fortis et ses actionnaires. Enfin, la cour critique la mise hors jeu du conseil d’administration de Fortis, avec la baïonnette dans les côtes.

Peut-on comparer le cas  » Fortis  » à d’autres affaires économico-financières que vous avez traitées ?

P.N. : C’est le plus grand scandale depuis la Seconde Guerre mondiale. Je n’avais jamais connu ça. Par les montants en question, la nature de l’opération de démantèlement et les parties en présence : le conseil d’administration de Fortis, ce n’était pas rien, quand même ! Des gens ayant pignon sur rue comme l’ex-président Maurice Lippens, incarnant la  » base stable  » de la Belgique. Toute une génération arrivée en bout de course, à l’image d’Etienne Davignon.

M.M. : C’est une affaire d’Etat(s), qui touche 500 000 actionnaires. Soit une famille sur cinq ou sur dix.

Mischaël Modrikamen, vous avez utilisé le mot  » escroquerie « . Vous n’y allez pas avec le dos de la cuillère.

M.M. : J’ai d’abord parlé de piraterie. Mais j’assume le mot  » escroquerie « . Il fait référence à l’article 38 de la loi de 2002 sur la surveillance des marchés financiers : c’est ainsi qu’on désigne la vente d’actions sous le prix normal, en abusant de la faiblesse d’autrui. S’il le faut, demain, nous ferons appliquer cette loi qui ne l’est jamais.

Quel est le sens de votre démarche, vous qui osez affronter l’Etat et ses gouvernants, en pleine débâcle financière et alors qu’une crise de régime (l’an passé) pourrait en annoncer une autre (après les élections régionales) ?

P.N. : Vas-y, Mischaël, commence ta campagne électorale ( rires

M.M. : Nous faisons notre métier. Pour défendre les actionnaires, il faut forcément affronter les Etats et un certain establishment financier. Nous sommes déterminés, savons communiquer et n’avons pas froid aux yeux. Ça surprend, on diraità Il ne s’agit nullement d’un combat politique. Nous nous battons pour le respect de certains principes de droit, auxquels chacun est censé se soumettre dans ce pays. Je rappelle ceci aux gouvernants et à leurs conseillers, proches d’un sentiment de toute-puissance.

P.N. : Certes, nous défendons notre pré carré d’actionnaires. Mais notre action va bien au-delà. Aucun gouvernement n’a réagi comme le nôtre : une grande banque était à terre et  » on  » a quand même pillé ce qu’elle avait en poche. C’est inacceptable.

M.M. : Chaque Etat a défendu ses champions nationaux. Sauf le nôtre, à court d’ambition.

P.N. : L’affaire Fortis donne un aperçu de la manière dont on gère une crise, aujourd’hui, en Belgique. La prochaine fois, il pourrait y avoir mort d’hommes. Imaginez qu’un avion s’écrase sur une commune de la périphérie bruxelloise. L’Etat réagira-t-il, aussi, dans la panique ?

Cette image de don Quichotte, de Robin des bois, de justiciers, ça vous motive ?

P.N. : La défense du petit actionnaire a quelque chose de motivant, oui. Des gens ont tout perdu ; ils s’en remettent à nous, en désespoir de cause. J’observe aujourd’hui que des milliers de Belges refusent de se laisser écrabouiller. Ils regrettent l’énergie gaspillée par les gouvernants, avant ça, dans de stériles querelles communautaires.

M.M. : Nous nous battons pour quelque chose de concret : ceux qu’on défend souffrent.

Avez-vous des ambitions politiques ?

P.N. : Aucune ! Ma famille a assez donné ( NDLR : un Nothomb figure parmi les fondateurs de la Belgique, un autre a été ministre social-chrétien dans les années 1980).

M.M. : En 2003-2004, j’ai été très loin dans des démarches visant à lancer un mouvement politique. Je voulais bousculer les choses. Réformer l’enseignement et la justice, £uvrer pour davantage de sécurité. Cela n’a pas été possible, à l’époque. On verra pour l’avenir… Le drame, chez nous, c’est que la politique est une profession, où le personnel tourne en vase clos, coupé de la société civile.

On critique parfois votre action : recherche de publicité et honoraires extravagants. Vrai ou faux ?

M.M. : Nous sommes le porte-parole naturel des actionnaires de Fortis. D’autres aussi communiquent – BNP Paribas, via de pleines pages dans les journaux. Sur dix journalistes que je rencontre, neuf m’ont sollicité. Quant aux honoraires, il faudrait les comparer aux coûts gigantesques de nos actions : 7 500 euros, rien que pour engager une procédure en appel.

P.N. : Je me f… de la pub que m’apporte ce type de gros dossiers. Il faut tenir la distance, rémunérer une kyrielle d’experts et on n’y gagne jamais d’argent. Illustration par l’affaire Lernout & Hauspie : Deminor est toujours dans le rouge.

Le rapport de force avec les ministres

Vous délivrez un message politique en criant haro sur l’Etat et les gouvernants. Ne craignez-vous pas d’être mal perçus ou ambigus ? Ce sont les excès et les dérives du capitalisme qui ont causé les dégâts, au départ des Etats-Unis, non ?

P.N. : Suite à l’affaire Picanol ( NDLR : voici quatre ans, abus, malversations et parachutes dorés dans une firme d’Ypres), nous avons proposé de légiférer contre certaines dérives du système capitaliste. Je vous assure que cela n’a pas été vu d’un bon £il dans les milieux économiques ! Là aussi, le type qui devait actionner le  » flash  » était en vacances au moment des faits, sans doute… En Belgique, les systèmes de détection des problèmes de ce type sont largement défaillants.E M.M. : Il y a eu des erreurs. Le système financier doit donc être contrôlé et révisé. Les administrateurs n’échapperont pas à leurs responsabilités. Mais ce qui a rendu les pertes définitives, c’est l’action de l’Etat, qui est intervenu en pompier pyromane.

La vice-Première ministre et présidente du CDH Joëlle Milquet vous reproche de ne pas privilégier  » l’intérêt général « . Admettez-vous que Fortis, l’économie belge ou le pays tout entier pourraient sortir plus déstabilisés encore de vos actions ?

M.M. : Ce sont des accusations un peu légères. Fortis est stabilisé. Sa solvabilité est meilleure que celle de… BNP Paribas. Nous proposons au gouvernement de trouver une solution dans l’intérêt de tous, sans fermer la moindre porte. S’il faut vendre Fortis à BNP Paribas après une saine négociation, allons-y. Si cela a du sens de garder une grande institution financière en Belgique, OK pour nous.

P.N. : Le gouvernement a déjà prouvé sa manière particulière de défendre l’intérêt général. Le secteur de l’électricité appartient tout entier, ou presque, à des opérateurs étrangers. Et quand l’Etat belge, floué, a tenté de corriger la situation, on lui a répondu  » désolé « …

A qui adressez-vous le plus de reproches dans le cas de Fortis ?

P.N. : Retenez l’image des dominos. Dès le début des opérations, les négociateurs belges ont démontré leur légèreté, leur absence de préparation. Ils ont fonctionné sans la moindre cellule de crise, ni l’apport d’avocats ou de banquiers d’affaires spécialisés. Les Néerlandais, eux, sont venus avec un plan. Ils sont rentrés chez eux et se sont vengés : l’an passé, la perte d’ABN Amro leur était restée en travers de la gorge. Quant à BNP Paribas, elle campait à Bruxelles avec une armée de conseillers.

M.M. : Chez nous, ce sont les conseillers des ministres qui ont négocié. Des créatures de cabinet, des gens intelligents, certes. Mais qui n’ont aucune expérience dans la vente d’un grand groupe financier. Le comble ? Au cours du week-end décisif des 4 et 5 octobre, le gouvernement a poussé l’absurde jusqu’à équilibrer politiquement l’équipe de négociation : il y manquait une socialisteà

Vous êtes très durs. Serait-ce la faillite d’un Etat ?

(Ils hésitent, pour la première fois. )

P.N. : Dans ce pays, plus personne n’aime le poste de Premier ministre fédéral. La défense de l’Etat n’est plus incarnée par des personnalités politiques au-dessus de la mêlée. Six jours avant la débandade, on nous disait encore que tout allait bien chez Fortis. Nous avions pourtant tiré la sonnette d’alarme tout au long de l’année 2008. Mais le gendarme du marché (la Commission bancaire, financière et des assurances) n’y a jamais fait écho. Il n’a rien vu, rien entendu.

M.M. : On peut parler d’une forme de déliquescence de l’Etat.

Entretien : Philippe Engels

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