La route sinueuse vers un Michel II

On évoque déjà une possible reconduction de la suédoise.  » Le scénario n’est pas de la science-fiction « , estime le politologue gantois Carl Devos. Si le Premier ministre ne l’exclut pas, il sait que les obstacles seront nombreux sur sa route.

Le gouvernement de Charles Michel vient à peine de souffler sa première bougie et l’on parle déjà de manière insistante d’un Michel II. Prendra-t-on les mêmes pour prolonger la suédoise après les prochaines élections, dans quatre ans ? L’hypothèse semble pour le moins précipitée, mais elle n’en fait pas moins son bonhomme de chemin dans les travées de la rue de la Loi. Que ce soit pour crédibiliser cette formule inédite ou pour agiter l’épouvantail d’une longue période douloureuse avec la  » droite dure  » au pouvoir.

Les experts, eux, sont partagés, selon une ligne de fracture qui suit la frontière linguistique.  » Le scénario d’un Michel II est loin d’être de la science-fiction « , clame Carl Devos, politologue vedette de l’université de Gand. Il en a même fait le titre d’une de ses chroniques dans le quotidien De Morgen, le 12 octobre.  » Quatre ans dans la vie politique, c’est gigantesque et on ne sait pas encore ce qui sera à l’agenda du prochain scrutin, tempère Pascal Delwit, politologue à l’ULB. Mais un Michel II, c’est un scénario qui me semble très peu probable dans l’état actuel des choses.  » Les deux thèses ne manquent pas d’arguments. Qui permettent de décoder la santé politique de la Belgique anno 2015.

 » Sur le bon chemin…  »

Le Premier ministre lui-même est à la source de cette prédiction. A la fin de l’été, au coeur d’un long entretien accordé dans le cadre de la rédaction de sa biographie (Le jeune Premier, éd. Racine), il lâche soudain :  » Si l’on sort conforté par les élections, on peut décider de continuer encore une fois pour aller plus loin dans l’implémentation des réformes, pour poursuivre le chemin, la trajectoire. C’est une possibilité, oui, mais ce n’est pas la seule.  » S’il ne ferme pas la porte à d’autres formules, le chef de file libéral francophone n’en soutient pas moins la perspective d’une reconduction. Ce n’est pas banal au vu des tensions à répétition entre les quatre partenaires, singulièrement les trois partis flamands N-VA, CD&V et Open VLD. Et c’est la confirmation d’une réalité : née par hasard, la suédoise est devenue un projet misant sur le long terme.

Lors de son discours sur l’état de l’union, mardi 13 octobre, Charles Michel a prolongé ce sentiment en multipliant les évocations à demi-mots :  » Nous sommes sur le bon chemin. Nous devons poursuivre.  »  » Voir des gens qui travaillent ensemble, avoir envie de poursuivre ensemble, c’est logique, commentait dans la foulée, au Soir, Marie-Christine Marghem, ministre MR de l’Energie. La suédoise n’est pas une parenthèse contrairement à ce que d’aucuns ont pu croire.  » La veille, c’est le vice-Premier ministre N-VA Jan Jambon qui n’excluait pas l’idée dans La Libre :  » C’est clair que c’est possible mais, petit détail, il y a des échéances électorales avant cela. Il faudra naturellement examiner les résultats des partis et voir comment on peut s’entendre.  »

 » La N-VA a changé  »

Le principal obstacle à la perspective d’une suédoise II ne serait autre que le retour des revendications communautaires de la part d’une N-VA affaiblie dans les sondages. Jan Jambon salue d’ailleurs le virage régionaliste exprimé par deux députés wallons MR, Pierre-Yves Jeholet et Jean-Luc Crucke, qui ont plaidé pour une Belgique à quatre (Flandre, Wallonie, Bruxelles, Communauté germanophone).  » Je ne crois pas que la N-VA pourrait monter en 2019 dans un nouveau gouvernement sans réforme institutionnelle, soutient Pascal Delwit, et ce sentiment se confirme à la lecture des dernières interviews des cadres de la N-VA, dont celle de Jan Jambon. Dans l’accord de gouvernement entre les quatre partis de la suédoise, il est en outre prévu de réformer l’article 195 de la Constitution, ce qui nécessite une majorité des deux tiers.  »

Son collègue Carl Devos pense précisément le contraire : la N-VA, en réalité, a profondément changé.  » J’ai rédigé ma chronique ‘Michel II’ suite aux déclarations faites par Bart De Wever lors d’un débat entre présidents de parti organisé par VTM au Vooruit à Gand, le 8 octobre, explique-t-il. En substance, il affirmait que la N-VA déposerait bien des exigences communautaires en 2019 avec l’espoir de convaincre les partis francophones de réaliser une réforme de l’Etat. Mais si tel n’était pas le cas, ce qui est fort probable, il se verrait très bien poursuivre la politique actuelle au sein d’un Michel II. Voilà qui me paraît important.  »

Tel semble donc bien être le leitmotiv nationaliste. C’est un changement de doctrine, qui confirmerait le virage amorcé neuf mois avant les élections du 25 mai 2014, quand Siegfried Bracke, actuel président de la Chambre, avait décrété que l’économique était plus important que l’institutionnel. Il avait alors été contraint de s’excuser en interne. Les temps ont changé…  » La doctrine Bracke de septembre 2013 est entre-temps devenue le discours officiel du parti, prolonge Carl Devos. C’est une approche moins agressive que l’ancienne doctrine Maddens (NDLR : du nom du politologue nationaliste de la KUL, Bart Maddens). Pour ce dernier, il s’agissait surtout de maximaliser les compétences, provoquer des conflits d’intérêt entre entités, couper les sources financières… Désormais, l’option choisie est de mener une bonne gestion, une politique clairement orientée au centre-droit, en espérant qu’à un moment donné, le PS en aura marre et demandera lui-même une nouvelle réforme de l’Etat. Pour l’instant, le PS évite ce piège. Ma conclusion ? En 2019, le communautaire ne sera pas la priorité.  »

 » Guérir le pays du socialisme  »

Lors du débat de rentrée à la Chambre, entre deux critiques formulées contre le manque d’ambition de la réforme fiscale ou le risque de dérapage budgétaire, l’opposition francophone craignait de façon unanime un scénario  » Michel II  » écrit à l’avance.  » Pour prolonger sa thérapie de choc au-delà d’une législature « , épingle Raul Hedebouw (PTB).  » C’est peut-être cela qui était consigné dans les fameux cahiers Atoma dont on a parlé en début de législature « , grince Catherine Fonck (CDH), laissant entendre qu’un préaccord pourrait avoir été signé. Tandis que le PS Ahmed Laaouej coupe :  » Repartir avec la N-VA serait le seul espoir du MR…  » Tant le Premier ministre libéral serait aujourd’hui isolé du côté francophone.

 » Ceux qui ont vu le débat à la Chambre ont compris qu’il n’y aurait jamais de gouvernement avec la N-VA et le PS, souligne Carl Devos. Il suffisait pour s’en convaincre d’entendre Hendrik Vuye, chef de groupe N-VA, affirmer la volonté de son parti de « guérir le pays de la maladie du socialisme ». Il y a le sentiment que pour y arriver, deux législatures seront nécessaires. Ce n’est pas une révolution, mais une évolution pas à pas. Oui, cette coalition a un vrai projet politique de rupture.  »

Une comparaison vient spontanément à l’esprit. Quand les libéraux et les socialistes décident de convoler ensemble au fédéral, en 1999, ils le font avec la volonté de placer la Belgique à la pointe en matière éthique en profitant du rejet des démocrates-chrétiens dans l’opposition, pour la première fois depuis 1958. Cette révolution sera concrétisée par l’adoption du mariage homosexuel ou de la dépénalisation de l’euthanasie et se confirmera lors d’une deuxième législature moins inspirée que la première.  » Aujourd’hui, les libéraux, tant flamands que francophones, se sentent beaucoup mieux dans un gouvernement sans les socialistes, complète le politologue gantois. Le tout sera de voir quelle sera la position du CD&V en fin de législature…  »

 » Inacceptable côté francophone  »

Pascal Delwit, lui, est nettement plus tranché.  » Je ne crois pas qu’un Michel II sera encore acceptable socialement du côté francophone, expose-t-il. Il y a quand même un sentiment qui prévaut selon lequel ce gouvernement est très flamand, dirigé par Bart De Wever, et je ne vois pas cette dynamique tenir dix ans. Ce scénario d’un Michel II est lié à la partie socioéconomique du programme de la suédoise ; il est impératif qu’il y ait les effets retours escomptés en matière de création d’emplois et de richesse. Je ne suis pas madame Soleil, mais je constate que cela ne s’est pas produit dans beaucoup d’Etats. Dans le cas inverse, il devra réduire les dépenses publiques ou augmenter les impôts, ce qui n’est jamais populaire…  » C’est là un écho au mouvement social en voie de radicalisation au sud du pays, comme l’a encore démontré la grève portée par la FGTB ce lundi 19 octobre.

D’un point de vue purement stratégique, le politologue estime également que l’affaire est loin d’être pliée.  » Dans une suédoise II, le MR resterait le seul parti francophone dans la majorité fédérale, note-t-il. Cela risquerait d’avoir une lourde conséquence : il resterait à nouveau hors des majorités régionales, portant le total à vingt années consécutives. Ce serait difficile à accepter pour un certain nombre de ses cadres qui rêvent d’un poste ministériel wallon.  » Mais la stratégie du MR n’est-elle pas, précisément, de devenir le premier parti wallon pour avoir la main ?  » Il trouverait alors un partenaire, normalement le CDH, mais on voit mal les humanistes monter au gouvernement fédéral avec la N-VA, prolonge Delwit. Il peut aussi essayer de s’imposer comme le partenaire du PS, mais les socialistes refuseront de s’engager dans cette voie-là s’ils ne vont pas dans le même temps au fédéral.  » Elio Di Rupo, lui, n’exclut pas une alliance à gauche toute à tous les niveaux de pouvoir.

Bref, lors de la formation des gouvernements en 2019 suite au scrutin couplé fédéral et régional, ce sera la quadrature du cercle. D’autant qu’avant cela, les communales de 2018 risquent de prouver que le MR s’est isolé du côté francophone depuis la naissance de la suédoise. Les relations avec le PS, le CDH et le FDF sont plutôt glaciales. Si ce ne sont pas des preuves en soi, les retournements de deux majorités locales emblématiques, ces derniers jours, ont allumé les signaux orange chez les libéraux. A Verviers, le CDH a retourné sa veste et offert le maïorat au PS après avoir construit une majorité avec le MR pour mettre dehors Claude Desama en 2012. A Amay, le charismatique bourgmestre Jean-Michel Javaux a décidé quant à lui de recentrer sa majorité sur les seuls écologistes, mettant un terme à l’accord conclu avec les libéraux du cru. Le scrutin de 2018 sent déjà la poudre.

 » Crédibiliser le scénario  »

Alors que le chemin vers 2019 est semé d’embûches, pourquoi l’idée d’un Michel II fait-elle couler autant d’encre ?  » Un an après le gouvernement Di Rupo, on parlait aussi d’un Di Rupo 2, relativise Pascal Delwit. Le MR a sans doute la volonté de crédibiliser le scénario selon lequel on peut gouverner durablement sans le PS. L’ambition du MR est bien de devenir le premier parti francophone et wallon, il doit dès lors montrer que la situation actuelle n’est pas accidentelle, que le PS est un acteur comme les autres.  »

 » La question de savoir s’il pourrait y avoir un Michel II en 2019 semble réservée à des spécialistes de la politicologie, complète Carl Devos. Mais c’est pourtant un élément important parce qu’une coalition qui a une vision de dix ans fonctionne différemment. Il y a moins de risques de guerres ouvertes entre partenaires ou d’explosion pure et simple.  »

Tous deux s’entendent sur un constat : s’il y a bien un ciment qui pourrait amener les quatre partis à repartir pour un tour après 2019, en dépit de leurs fréquentes disputes, c’est bien le rejet du PS. Et sur une évidence : sans la création de  » dizaines de milliers d’emplois  » d’ici à 2019, la suédoise sera condamnée. Charles Michel, lui, médite :  » Il y a un an, on me disait « kamikaze » et je gardais la tête froide. Aujourd’hui, on me dit qu’on va faire au moins deux législatures, mais je garde tout autant la tête froide.  » Le Premier ministre, pourtant, n’est pas du genre à laisser l’avenir en suspens…

Par Olivier Mouton

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire