Michel Ier, un gouvernement sans vision

Nos experts dénoncent les incohérences et les faiblesses d’un gouvernement dont l’idéologie néolibérale et conservatrice manque de souffle à l’heure où la Belgique en crise en aurait le plus grand besoin. Des constats accablants.

Des dizaines de milliers de manifestants dans les rues de Bruxelles et une opposition francophone démontée : le gouvernement Michel ne débute pas son action dans un contexte des plus sereins. Du côté francophone, on remet en question la légitimité démocratique de certains ministres N-VA. La gauche atomise un gouvernement  » injuste  » qui s’en prendrait aux classes moyennes, en usant de comparaisons historiques avec le thatchérisme… N’en jetez plus ! La nouvelle équipe, atypique (N-VA, MR, CD&V et Open VLD), n’a pas non plus, il est vrai, rassuré les citoyens en perdant complètement le contrôle de la communication au sujet de son accord durant les premières semaines ou en proposant quelques approximations coupables, la plus évidente étant celle relative aux chiffres d’économie à la SNCB.

Au-delà des rugissements de la rue et des slogans incantatoires, Le Vif/ L’Express a demandé à des experts de passer au crible l’accord de gouvernement pour tenter d’objectiver le débat. Il en ressort l’image d’un gouvernement certes courageux dans certains domaines, mais sans une réelle vision d’avenir pour le pays. Tous dénoncent au contraire des a priori idéologiques, des incohérences coupables, des faiblesses de raisonnement ou, tout simplement, un manque de volontarisme réel. La suédoise mènerait encore une politique  » à contretemps  » face aux nécessités socio-économiques de l’heure. Pour ne pas parler d’un risque réel de démanteler la sécurité sociale ou d’une approche sécuritaire et stigmatisante à l’égard de certaines catégories de la population.

Tout est-il pour autant à jeter dans ce projet ? Non, pas à ce point. Mais les objectifs annoncés en matière de création d’emplois, de sauvegarde du modèle social ou de relance de l’ambition fédérale risquent de se heurter à la réalité des faits.

 » Le sale boulot  »

Oui, le gouvernement Michel est sans doute courageux lorsqu’il aborde frontalement un certain nombre de tabous de la société belge, que ce soit la nécessité de soutenir plus fortement l’esprit d’entreprise ou de revisiter notre système de protection sociale : baisse des charges, réduction du handicap salarial, rehaussement de l’âge de la pension, lutte intensifiée contre le chômage de longue durée…  » Plusieurs réformes en matière de sécurité sociale, et particulièrement de retraite, sont indispensables et on peut imaginer que les partis de centre- gauche qui ne sont pas parvenus à les réaliser se réjouissent de voir le sale boulot effectué par quelqu’un d’autre « , analyse Pierre Pestieau, économiste renommé, professeur émérite de l’Université de Liège et prix Francqui 1989.

 » Mais à part cela, qui est déjà important, je ne vois pas de vision cohérente de réforme de l’Etat providence, prolonge-t-il. Quitte à se faire vraiment hara-kiri, on aurait aimé que le gouvernement entreprenne enfin une vraie réforme de la fiscalité et de la sécurité sociale afin de rendre l’une et l’autre plus efficaces. On aurait aimé aussi qu’écoutant d’avantage le FMI que la Commission européenne, il fasse une pause dans l’austérité et procède à des dépenses d’infrastructure qui auraient le mérite de ne pas pénaliser les générations futures.  » Or, tel n’est malheureusement pas le cas…

 » Une occasion manquée  »

Le constat est sans appel, partagé par Bruno Colmant, professeur d’économie à l’UCL et l’ULB. L’ancien chef de cabinet de Didier Reynders (MR) lorsqu’il était aux Finances, initiateur des controversés intérêts notionnels, a changé de vision économique depuis la crise bancaire de 2008. Il voit dans cet accord de gouvernement une  » occasion manquée « , notamment parce qu’il n’a pas jeté les bases de l’ambitieuse réforme fiscale promise par le MR durant la campagne électorale.  » Une série de mesures figurant dans l’accord de gouvernement ont certes du sens, dit-il. Avoir repoussé l’âge de la retraite, modifié les taux de TVA, diminué les charges salariales sur les premiers emplois… Mais au-delà de ça, dans l’architecture fiscale et parafiscale, il n’y a pas un projet majeur. L’aggiornamento que l’on pouvait attendre n’a pas eu lieu et je crains qu’il n’ait pas lieu. L’équilibre dans ce gouvernement risque de faire en sorte qu’aucun des partenaires n’ose venir avec une idée saillante qui fasse changer les choses. Or, avant les élections, de bonnes idées avaient été émises comme celle de faire basculer l’impôt du travail vers la consommation, ce qui peut avoir un certain sens pour les hauts salaires, ou vers les revenus des capitaux sans risques.  »

C’est d’autant plus dommageable, enchaîne Bruno Colmant, que la période de crise économique que nous traversons, avec un risque de stagnation de longue durée en Europe, nécessitait une vraie ambition.  » Nous traversons une situation dont on sous-estime complètement la gravité. Derrière les crises souveraine, monétaire et économique, une autre crise se prépare : c’est toute l’économie de la désintermédiarisation qui arrive, c’est-à-dire le remplacement des tâches répétitives de la classe moyenne par des applications ou des processus informatisés. On risque de tomber dans un tunnel économique de dix ou quinze ans. Je ne vois plus les sources de croissance. C’est donc maintenant que l’on devrait repenser le contrat social et s’interroger sur le rôle de stimulant joué par l’Etat.  »

Une telle réflexion pour l’avenir est inexistante, insiste l’économiste. Pourtant, de vraies ruptures sont possibles : des incitants fiscaux qui imposeraient aux entreprises de créer de l’emploi et d’investir, une allocation universelle en matière de pensions, une formation permanente axée sur les vrais besoins dont l’informatique, une reglobalisation de toute la fiscalité  » pour voir dans quelle mesure quelqu’un peut financer l’Etat et ce qu’il peut en obtenir en termes d’avantages… Je pense, en réalité, que ce pays a besoin d’un plan stratégique pour savoir où l’on veut être dans cinq ans, en tenant compte de nos atouts. Ne devrait-on pas, par exemple, régionaliser l’impôt des sociétés pour que chaque Région stimule les domaines dans lesquels elle a un avantage concurrentiel ? On n’a pas de vision parce que l’on vit en même temps un changement de régime qui disloque la vision fédérale ! Je reviens de Corée du Sud : là-bas, ils ont des plans pour développer leurs atouts et pour générer de la prospérité pour tout le monde.  »

 » La sécu démantelée  »

Le manque de vision du gouvernement Michel, dénoncent nos experts, est en partie dû aux équilibres fragiles au sein d’une coalition atypique et en partie aux nouvelles réalités institutionnelles qui multiplient les chevauchements de compétences et les tensions politiques. Comment élaborer un plan d’ensemble alors que du côté francophone, par exemple, les partis au pouvoir au fédéral (MR) et dans les Régions (PS, CDH, FDF) ne se parlent plus ?

Spécialiste de la sécurité sociale, professeure à l’UCL, Pascale Vielle est plus tranchée encore. Elle parle d’une volonté inavouée de  » démanteler la sécurité sociale  » et affirme comprendre la colère actuelle des syndicats.  » La seule ligne claire de cet accord, c’est la conviction que dès que l’on réduit les coûts sociaux, la compétitivité va s’améliorer et les emplois vont se créer. C’est un vieux leitmotiv libéral. Le problème, c’est que de nombreuses études, réalisées notamment par le Bureau du plan, mettent en cause ce lien soi-disant automatique. Elles montrent en outre que l’effet retour n’est jamais suffisant pour compenser la diminution des recettes.  »

Par ailleurs, la chercheuse dénonce l’absence de chapitre  » sécurité sociale  » en tant que tel dans l’accord et observe… que la plupart des textes sont traduits du néerlandais –  » ils ne viennent donc pas du MR « .  » Cela donne le sentiment que la sécurité sociale n’est plus appréhendée comme une institution globale, explique-t-elle. Elle est en effet d’abord perçue comme un frein à l’emploi, parce qu’elle est coûteuse. Je suis très inquiète car les mesures prises mettent en péril son équilibre financier. La sécurité sociale est ensuite envisagée comme un piège à l’emploi, selon une représentation du chômeur qui ne travaille pas et se prélasse dans les allocations sociales en raison de l’écart trop faible entre les salaires et ces allocations. L’accord tend donc à rendre le chômage moins attractif. Il s’agit premièrement de renforcer les dernières réformes de l’assurance chômage (conditionnalité des allocations, dégressivité…). Le gouvernement annonce même sa volonté de redéfinir ce qu’est un emploi « acceptable » pour un chômeur, avec toutes les questions que cela peut poser en matière de dignité du travailleur. Il s’agit ensuite des deux demi-jours de service forcés pour les chômeurs de longue durée. C’est à la limite de l’exploitation !  »

Pascale Vielle dénonce encore  » l’inévitable diminution des dépenses de la sécurité sociale « , seule variable avec laquelle la majorité pourra jouer dans son modèle idéologique.  » L’accord prévoit de restreindre les conditions d’accès, les montants et la durée des prestations dans la plupart des domaines sauf, de manière significative, pour les travailleurs indépendants et certains minima sociaux.  » Son cri du coeur rejoint le déchaînement syndical :  » Qu’est-ce qui prend à ce gouvernement d’adopter de telles mesures alors que d’autres pays reviennent sur ce constat, de même que de grands économistes orthodoxes ? On est complètement à contretemps ! Je ne comprends pas, à moins qu’il n’y ait en réalité une volonté claire de démanteler la sécurité sociale. Cela confirmerait ce que d’aucuns disaient : on n’avait pas besoin d’une réforme institutionnelle pour cela, il suffit d’avoir la N-VA au gouvernement.  »

 » Une approche néolibérale  »

Selon nos experts, le gouvernement Michel naviguerait à vue, en faisant confiance à la capacité qu’aurait la société belge à se réinventer, à créer sa richesse ou à se mettre en mouvement… seule.  » On peut qualifier cette approche socio-économique de néolibérale, estime le politologue Jean Faniel, directeur du Centre de recherche et d’information socio-politiques (Crisp). Il s’agit clairement de travailler sur l’offre et pas de relancer la demande.  »

L’accord de gouvernement, avance-t-il, met en avant trois soucis majeurs qui sont idéologiquement éloquents.  » Le premier, c’est la volonté de favoriser les entreprises. Cela se fait même au détriment des travailleurs puisqu’il y a un blocage des salaires avec le saut d’index ou la surveillance des conventions collectives. Il n’y a aucune volonté de se présenter comme un gouvernement équilibré. Le deuxième souci, c’est le retour à l’équilibre budgétaire, un souci partagé par l’ensemble des gouvernements du pays – ce n’est donc pas une rupture… -, mais il est reporté de 2016 à 2018. Cela permet d’adoucir les mesures, mais cela signifie aussi que cette austérité que l’on annonçait brève se terminera plus tard. Troisième souci majeur, la volonté de reformater l’Etat – je parle bien de  » reformater  » et non de  » réformer  » car il n’y a pas de dimension institutionnelle ou communautaire. On entend bien le credo libéral qui est « moins d’Etat », avec une réduction du nombre d’agents de l’Etat ou de son intervention dans les subsides à la culture. Mais c’est aussi un Etat différent, qui se recentre sur les missions sécuritaires avec une série de mesures prises en matière de police, justice, armée ou contrôle des flux migratoires. Sur le plan sociétal, on peut le qualifier de conservateur.  »

Pour le directeur du Crisp, il y a  » une proximité  » avec l’ère Thatcher. La Dame de fer avait, elle aussi, décidé d’une  » thérapie de choc  » pour bousculer la société britannique entre 1979 et 1990, mais le contexte socio-économique était très différent.  » Il y a toutefois une différence avec Thatcher, prolonge-t-il. Si l’on s’en tient au texte de l’accord, il ne s’en prend pas de manière frontale aux syndicats eux-mêmes ou alors de façon limitée. Il y a l’imposition du service minimum à la SNCB, à Belgocontrol ou dans les prisons, c’est clairement dirigé contre leur capacité de mobilisation. Mais on ne parle pas d’introduire un vote à bulletin secret avant de déclencher une grève, ce qu’a fait Margaret Thatcher. On ne parle pas de la responsabilité juridique des syndicats, ce qu’a fait Margaret Thatcher. Et on ne sait pas encore comment le gouvernement se comportera face à la mobilisation sociale. En 1984-1985, le gouvernement Thatcher s’est montré inflexible dans la lutte contre les mineurs et a même engagé des travailleurs pour casser le mouvement…  »

 » Des accents sécuritaires  »

Cela étant, Jean Faniel perçoit des inflexions dangereuses en matière de sécurité, notamment dans la tolérance zéro à l’égard des violences commises contre les policiers ou l’anonymat qui leur sera conféré dans certaines situations.  » Je ne suis pas sûr que ce soit la priorité des citoyens et on peut se demander dans quelle mesure il ne s’agit pas de protéger ceux qui doivent protéger l’Etat… et donc les mesures prises par l’Etat. Ce pourrait être une manière de briser les mouvements sociaux.  »

Charles Michel serait-il aussi, derrière le gant de velours, à la tête d’un gouvernement aux accents liberticides qui n’hésiterait pas à utiliser la manière forte au besoin ? La suédoise serait-elle sécuritaire ? Vincent Seron, chef de travaux en criminologie à l’Université de Liège et spécialiste de la police, n’est pas loin de le penser.  » Ces mesures de protection des policiers sont peut-être des petits détails, mais ils marquent un tournant. Il est clair que les violences commises à l’égard des policiers sont à réprimer, on ne peut pas le nier. Mais à l’inverse, les violences commises par les policiers à l’égard de la population sont traitées de manière extrêmement minime dans cet accord.  »

Oui, il y a des accents sécuritaires dans cet accord. Vincent Seron épingle notamment l’instauration de peines incompressibles qui ne disent pas leur nom, la création envisagée d’un établissement de haute sécurité, la tolérance zéro contre la drogue, le développement de l’offre carcérale et la lutte contre l’islamisme radical.  » L’accord de gouvernement donne l’impression que l’on est confronté à une menace croissante en se basant sur une série de données dont on n’est pas sûr qu’elles reflètent la réalité. A partir de ce constat, on décide d’une série de mesures sécuritaires contre certaines catégories de la population.  »

Davantage encore que ses prédécesseurs, le gouvernement Michel serait adepte d’une politique réactive aux craintes de la population et désireux de faire  » du chiffre  » sans se soucier du long terme.  » Le risque est réel, conclut Vincent Seron, que l’on ne mette en place des systèmes temporaires d’exception au nom de la sacro-sainte sécurité publique. Or, le maintien de l’ordre a toujours été un prétexte pour mettre à mal une série de droits fondamentaux. Il y a des éléments positifs dans l’accord, comme l’annonce d’une réforme du Code pénal que l’on attend depuis 1867. Mais cela reste flou…  »

Derrière son manque de vision apparent, le gouvernement N-VA, MR, Open VLD et CD&V cacherait-il de bien sombres intentions ? Ou parviendra-t-il, au bout du compte, à briser les tabous en faisant taire tous ses détracteurs ? Il a cinq ans pour y arriver, s’il va jusqu’au bout.

Par Olivier Mouton

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